Les spécificites des métiers de la création

Photo : CC BY 2.0 par Bob Turner

De nom­breuses études ont mis en évi­dence les carac­té­ris­tiques propres du mar­ché du tra­vail dans les sec­teurs artis­tiques et créa­tifs, qui se dif­fé­ren­cient net­te­ment de ce qu’on observe dans les autres sec­teurs d’activité. Quelles sont-elles ?

En par­ti­cu­lier, on a obser­vé ces trente der­nières années une évo­lu­tion très éton­nante et para­doxale : l’emploi a beau­coup aug­men­té dans l’ensemble de ces sec­teurs, mais le sous-emploi a aug­men­té encore plus vite. Com­ment cela s’explique-t-il ? Sim­ple­ment parce que le nombre des can­di­dats à une car­rière créa­tive a aug­men­té dans une plus grande pro­por­tion que le nombre d’emplois dis­po­nibles. De même, les bud­gets se sont eux aus­si for­te­ment déve­lop­pés (les sec­teurs de la créa­tion connaissent d’ailleurs une crois­sance plus rapide que le reste de l’économie), mais moins que le nombre des pré­ten­dants à ces bud­gets. Au bout du compte, cela donne pour cha­cun moins d’emploi et moins d’argent1.

Corol­lai­re­ment à cette évo­lu­tion, les types de contrat ont chan­gé. Les contrats de courte, voire de très courte durée, ajus­tés au plus près à une pres­ta­tion spé­ci­fique, se sont mul­ti­pliés, tan­dis que les contrats à durée indé­ter­mi­née, encore fré­quents autre­fois (dans des troupes de théâtre, des orchestres…), se sont raré­fiés. De sorte que l’intermittence est deve­nue aujourd’hui la règle dans les métiers de la créa­tion, ce qui amène les pro­fes­sion­nels à diver­si­fier leurs acti­vi­tés pour survivre.

La mul­tiac­ti­vi­té est une néces­si­té à plus d’un titre. En se consti­tuant un por­te­feuille d’activités mul­tiples et diver­si­fiées, l’artiste tout à la fois aug­mente ses pos­si­bi­li­tés de déve­lop­per des com­pé­tences net­te­ment dif­fé­ren­ciées et limite sa prise de risques finan­ciers. En diver­si­fiant ses acti­vi­tés, le pro­fes­sion­nel de la créa­tion est ame­né à mul­ti­plier aus­si les cas­quettes : un jour, pro­mo­teur de pro­jet, un autre employé ou col­la­bo­ra­teur indé­pen­dant, il peut assu­mer des fonc­tions très dif­fé­rentes les unes des autres.

La nature même des acti­vi­tés peut chan­ger. Celles-ci peuvent être tan­tôt tota­le­ment dis­tinctes de l’activité créa­trice, tan­tôt en rela­tion avec elle (pro­duc­tion, dif­fu­sion, ensei­gne­ment, etc.). En pra­tique, elles per­mettent aus­si à cer­tains de res­ter dans leur sec­teur de pré­di­lec­tion en finan­çant eux-mêmes la pra­tique de leur art. Elles réduisent cepen­dant le temps dis­po­nible pour la créa­tion. Il s’agit dès lors pour l’artiste ou le créa­teur de trou­ver le meilleur équi­libre pos­sible entre l’argent dont il a besoin pour sub­sis­ter et le temps néces­saire au déve­lop­pe­ment de sa pro­duc­tion personnelle.

Quelle que soit la dis­ci­pline, la réa­li­sa­tion d’une œuvre peut en effet exi­ger un long temps de pré­pa­ra­tion, période pen­dant laquelle le tra­vail créa­teur ne génère aucun reve­nu. L’activité pro­fes­sion­nelle créa­trice pré­sente donc un carac­tère cyclique et dis­con­ti­nu, qui contri­bue au risque de pré­ca­ri­sa­tion. Les périodes de chô­mage entre deux pres­ta­tions rému­né­rées sont par­fois l’unique solu­tion de com­pro­mis possible.

Les condi­tions socio­pro­fes­sion­nelles aux­quelles sont sou­mis les artistes sont lar­ge­ment par­ta­gées par d’autres acteurs du champ de la créa­tion, les tech­ni­ciens et les inter­mé­diaires notam­ment. Il arrive d’ailleurs régu­liè­re­ment que les mêmes per­sonnes exercent dif­fé­rentes fonc­tions complémentaires.

Cer­tains artistes connaissent très vite une réus­site écla­tante, mais dans leur grande majo­ri­té, les pro­fes­sion­nels de la créa­tion sont confron­tés à des situa­tions de tra­vail pré­caires, sur­tout en début de car­rière. Une situa­tion qui se tra­duit par de grandes dis­pa­ri­tés de reve­nus, com­pa­rables aux gains d’une lote­rie : quelques-uns empochent le gros lot, d’autres arrivent à vivre cor­rec­te­ment de leur tra­vail mais la plu­part ne gagnent que très peu. Les reve­nus peuvent aus­si varier consi­dé­ra­ble­ment au cours d’une même car­rière, ce qui n’est pas sans consé­quence pour le cal­cul des pen­sions de retraite. Dans ce domaine comme dans beau­coup d’autres, les règles devraient être adap­tées aux condi­tions pro­fes­sion­nelles des sec­teurs créatifs.

Parcours professionnels bases sur des projets

Aujourd’hui encore moins qu’hier, le rap­port à l’emploi des pro­fes­sion­nels de la créa­tion n’est pas déter­mi­né par des contrat de longue durée. Au contraire, leurs car­rières évo­luent grâce au déve­lop­pe­ment de pro­jets successifs.

Une œuvre – que ce soit une repré­sen­ta­tion, un album, une expo­si­tion ou autre – est par défi­ni­tion un pro­jet. Tra­vailler au pro­jet implique « la pos­si­bi­li­té de mobi­li­ser uni­que­ment pour le temps néces­saire à la réa­li­sa­tion d’un pro­jet, une force de tra­vail sus­cep­tible d’activer ses com­pé­tences dans un pro­ces­sus coopé­ra­tif à chaque fois dif­fé­rent »2. Un pro­jet étant par nature ponc­tuel et défi­ni dans le temps, les tra­vailleurs doivent être capables de s’adapter aux condi­tions de réa­li­sa­tion de cha­cun des pro­jets : à la fois la varia­tion des équipes, des clients, des condi­tions de tra­vail et des rému­né­ra­tions. Ils gèrent eux-mêmes les contrats de courte durée liés à leur acti­vi­té pro­fes­sion­nelle, par nature irré­gu­lière et incer­taine, en pas­sant d’un pro­jet à l’autre au gré des collaborations.

Les tra­vailleurs au pro­jet appa­raissent comme des figures hybrides : ni tout à fait des sala­riés ni réel­le­ment des tra­vailleurs indépendants.

Les artistes ne sont géné­ra­le­ment pas liés à leurs don­neurs d’ordre par un rap­port de subor­di­na­tion. Au contraire, ils sont ame­nés le plus sou­vent à déve­lop­per leurs pro­jets comme des entre­pre­neurs, que ce soit pour répondre à des com­mandes ou à un désir per­son­nel3.

Cepen­dant, à cause de reve­nus trop aléa­toires, sur­tout en début de car­rière, le sta­tut d’indépendant ne serait tout sim­ple­ment pas viable pour la plu­part d’entre eux. Impos­sible de payer régu­liè­re­ment ses coti­sa­tions si l’on n’a que des ren­trées occa­sion­nelles. Impos­sible de sim­ple­ment sur­vivre si l’on ne touche pas un mini­mum d’argent dans les périodes, par­fois très longues, de ges­ta­tion entre deux pro­jets ou deux commandes.

La façon dont s’organise le tra­vail artis­tique est très repré­sen­ta­tive d’une nou­velle forme d’organisation du tra­vail qui concerne une par­tie non négli­geable de la popu­la­tion. Il serait cepen­dant abu­sif de croire qu’elle puisse pour autant deve­nir la forme dominante.

Le statut social de l’artiste

D’intenses réflexions impli­quant de mul­tiples inter­ve­nants (artistes, juristes, poli­tiques, syn­di­ca­listes, res­pon­sables ins­ti­tu­tion­nels ou admi­nis­tra­tifs…) ont été menées durant les années 1990 pour ten­ter de trou­ver des solu­tions per­met­tant de limi­ter le tra­vail en noir et d’offrir aux pro­fes­sion­nels de la créa­tion de meilleures condi­tions de vie. Ces tra­vaux, aux­quels SMartBe a appor­té sa contri­bu­tion au sein de la Pla­te­forme natio­nale des Artistes, aux côtés d’autres orga­nismes défen­dant les créa­teurs, ont débou­ché sur une impor­tante avan­cée législative.

La loi-pro­gramme de 2002 a modi­fié la loi de 1969 concer­nant la sécu­ri­té sociale des tra­vailleurs, en y ajou­tant un article 1 bis qui ins­taure la pré­somp­tion d’assujettissement de l’artiste à la sécu­ri­té sociale des tra­vailleurs sala­riés. Cela signi­fie que l’artiste enga­gé contre rému­né­ra­tion peut désor­mais béné­fi­cier de la sécu­ri­té sociale de n’importe quel tra­vailleur sala­rié, même si, en l’absence de lien de subor­di­na­tion, il ne peut pré­tendre à un contrat de tra­vail4.

Qui dit sécu­ri­té sociale dit aus­si coti­sa­tion sociale et donc pos­si­bi­li­té d’un sur­coût des pres­ta­tions fac­tu­rées aux don­neurs d’ordre. Le légis­la­teur a vou­lu limi­ter le risque que les artistes ne soient pous­sés à opter pour le sta­tut d’indépendant, et favo­ri­ser les enga­ge­ments sous contrat. C’est la rai­son pour laquelle la loi pré­voit une réduc­tion des coti­sa­tions patro­nales pour les contrats artis­tiques, sous cer­taines condi­tions visant au main­tien de rému­né­ra­tions décentes. Elle a aus­si réglé les condi­tions d’accès de l’artiste à dif­fé­rents volets de la sécu­ri­té sociale : allo­ca­tions fami­liales, pécules de vacances. Ces dis­po­si­tions légales sont appli­cables à tous les artistes, créa­teurs comme interprètes.

Depuis sa mise en appli­ca­tion, l’article 1er bis a per­mis à des dizaines de mil­liers de créa­teurs de toutes dis­ci­plines de tra­vailler en toute léga­li­té, en béné­fi­ciant de la pro­tec­tion sociale du sala­rié. Elle a eu des effets béné­fiques pour les artistes, pour la fis­ca­li­té du pays (par la réduc­tion du tra­vail au noir) et pour son éco­no­mie, puisque la sécu­ri­té offerte par ce nou­veau cadre légal a sti­mu­lé l’activité de tout un sec­teur professionnel.

Un tel suc­cès s’explique par le fait que le dis­po­si­tif légal est par­fai­te­ment adap­té aux condi­tions socio­pro­fes­sion­nelles aux­quelles de très nom­breux artistes sont sou­mis. Il offre une pro­tec­tion sociale digne de ce nom à tous ceux, par­mi eux, qui ne peuvent être ni indé­pen­dants ni sala­riés sous contrat de travail.

Des points nous paraissent cepen­dant devoir être amé­lio­rés. Nous les réca­pi­tu­lons dans le mémo­ran­dum que nous avons publié en 2010 à l’occasion des élec­tions fédé­rales. On cite­ra en par­ti­cu­lier le fait qu’il convien­drait d’inclure expli­ci­te­ment au béné­fice des mesures prises dans le cadre de cette loi tous les tech­ni­ciens asso­ciés aux pro­jets artis­tiques ain­si que tous les métiers gra­vi­tant autour de la créa­tion, de la pro­duc­tion et de la dif­fu­sion artistiques. 

Nous nous atte­lons à d’autres chan­tiers encore, qui tous ont pour but d’adapter les cadres légaux et régle­men­taires aux réa­li­tés socio­pro­fes­sion­nelles des métiers de la créa­tion. Qu’il s’agisse de la régle­men­ta­tion du chô­mage, du droit du tra­vail, des ques­tions liées aux frais pro­fes­sion­nels ou encore des pro­blèmes de mobi­li­té inter­na­tio­nale, il importe de construire un cadre qui, par sou­ci d’équité, prenne en compte les spé­ci­fi­ci­tés de ce sec­teur, cru­cial pour le déve­lop­pe­ment de notre société.

  1. À titre indi­ca­tif signa­lons que la France comp­tait 19 100 inter­mit­tents du spec­tacle en 1974 et 123 000 en 2002, soit une aug­men­ta­tion de 650 % en moins de 30 ans. Dans le même sec­teur, on note la pro­gres­sion sui­vante entre 1992 et 2002 : le volume de tra­vail a aug­men­té de 50 %, tan­dis que le temps de tra­vail moyen par inter­mit­tent bais­sait de 25 % ; le volume glo­bal des rému­né­ra­tions sous contrat à durée déter­mi­née a crû de 60 % en 10 ans mais le salaire annuel moyen a dimi­nué de 20 % durant la même période. (Cf. Pierre-Michel Men­ger, Les inter­mit­tents du spec­tacle. Socio­lo­gie d’une excep­tion, Éd. de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, 2005, p. 15 et p. 255.)
  2. Anto­nel­la Cor­sa­ni et Mau­ri­zio Laz­za­ra­to, Inter­mit­tents et pré­caires, Éd. Amster­dam, 2008, p. 76
  3. Voir L’artiste, un entre­pre­neur ?, Col­lec­tif sous la direc­tion du Bureau d’études de SMartBe, coéd. SMartB — Les Impres­sions nou­velles, novembre 2011
  4. Loi du 24 décembre 2002, Cha­pitre 11, Sta­tut social des artistes, publiée au Moni­teur belge le 31 décembre 2002 et entrée en vigueur en juillet 2003

Marc Moura est le directeur de SMartBe, Association professionnelles des métiers de la création.

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