Les trois fronts de l’antifascisme

Illustration : Éponine Cottey

En ces temps où la menace d’extrême-droite se ren­force, quel anti­fas­cisme est-il sou­hai­table ? Que faire et quelles méthodes oppo­ser ? On peut arti­cu­ler les réponses à ame­ner autour des trois côtés, inter­dé­pen­dants entre eux, du tri­angle rouge, l’un des sym­boles de lutte contre le fas­cisme. Sym­bole dont il faut aus­si rap­pe­ler qu’il trouve son ori­gine pre­mière dans les luttes du mou­ve­ment ouvrier en faveur de la réduc­tion col­lec­tive du temps de tra­vail (la jour­née de 8 heures) : anti­fas­cisme et luttes sociales consti­tuent en effet de longue date un binôme indis­so­ciable. Une alliance à renforcer ?

Pour être la plus effi­cace pos­sible, la lutte anti­fas­ciste doit se déve­lop­per simul­ta­né­ment sur les fronts de l’éducation (enfants et adultes), celui de l’amélioration des condi­tions socioé­co­no­miques de toutes et tous, et celui de l’autodéfense face à la vio­lence des groupes d’extrême-droite.

L’éducation et la formation

Face aux dis­cours sim­plistes de rejet de l’autre ou de jus­ti­fi­ca­tion des inéga­li­tés raciales et sociales, l’éducation est un moyen incon­tour­nable pour lut­ter contre l’extrême droite. L’apprentissage du vivre ensemble et la for­ma­tion à l’esprit cri­tique sont des fon­da­tions qui doivent per­mettre de déve­lop­per la suite. En cela, défendre un ensei­gne­ment por­teur de valeurs, for­ma­teur de citoyen·nes en capa­ci­té de dire non à l’injustice, et non uni­que­ment à visée uti­li­ta­riste pour l’économie, c’est déjà lut­ter contre une fas­ci­sa­tion de la socié­té. Le socle de la lutte contre l’extrême droite passe par la lutte contre ses idées et sa vision du monde. Le tra­vail de mémoire autour de la Seconde Guerre mon­diale et prin­ci­pa­le­ment du modèle concen­tra­tion­naire, incluant la spé­ci­fi­ci­té de la Shoah mais ne s’y limi­tant pas, est un pre­mier pas. Dans l’enseignement, les pro­grammes des cours intègrent clai­re­ment ces élé­ments. Mais sa per­ti­nence sur la lutte contre les par­tis actuels, orga­ni­sa­tions qui ont retra­vaillé leur dis­cours, notam­ment sous l’influence venue de France de la Nou­velle Droite dès les années 70 ou de l’Alt Right amé­ri­caine ces der­nières années, se doit d’être ques­tion­née plus de 70 ans après les faits, et ce, pour res­ter actuel et pertinent.

Au-delà du monde sco­laire, l’enjeu réside aus­si dans les for­ma­tions pour adulte. Ain­si la ques­tion de la lutte contre l’extrême droite est dans tous les pro­grammes de for­ma­tion syn­di­cale. Moins cen­trées sur la Seconde guerre, ces for­ma­tions sont sou­vent liées à la lutte anti­ra­ciste et au démon­tage des pré­ju­gés afin de cas­ser des images et de décons­truire des peurs fan­tas­mées. C’est sou­vent éga­le­ment cet angle qui est uti­li­sé dans les mul­tiples confé­rences ou outils péda­go­giques orga­ni­sés et déve­lop­pés par nombre d’associations d’éducation per­ma­nente. Ici aus­si la défense de ce sec­teur est un enjeu démo­cra­tique impor­tant. Il n’est d’ailleurs pas ano­din de voir que la NV‑A, dans sa fuite en avant vers l’électorat du Vlaams Belang, sou­haite mettre au pas ce sec­teur avec une vision très contrô­lée et ins­tru­men­ta­li­sée d’un sec­teur dont la rai­son d’être est au contraire de se posi­tion­ner comme alter­na­tive culturelle.

Si l’éducation peut ouvrir les yeux de certain·es et que beau­coup sont « récu­pé­rables », il faut se résoudre au fait qu’il y aura tou­jours des per­sonnes qui, ne fut-ce que parce qu’elles sont du bon côté de la domi­na­tion, seront adeptes d’une socié­té basée sur la loi du plus fort, natu­ra­li­sant les dif­fé­rences sociales et les résu­mant à une pseu­do capa­ci­té au mérite en excluant tota­le­ment les fac­teurs socioé­co­no­miques. C’est d’ailleurs à ce niveau-ci que se joue la prin­ci­pale poro­si­té entre la droite et l’extrême droite, tout comme le fait que l’extrême droite soit comme un pois­son dans l’eau au sein du sys­tème capitaliste.

Les conditions socioéconomiques

Si l’éducation est un socle néces­saire, il est clair qu’il est insuf­fi­sant et que, même en le ren­for­çant, il ne suf­fi­ra pas à éra­di­quer l’extrême droite qui se nour­rit du désar­roi éco­no­mique. Jouer la divi­sion entre les gens en dési­gnant l’étranger (le Juif de l’Est hier, le musul­man aujourd’hui… voire le Belge dans le nord de la France au tour­nant du 19e-20e siècle), en accen­tuant des dif­fé­rences, a tou­jours été la tech­nique pour dévier la colère de la ques­tion de la répar­ti­tion des richesses. Aujourd’hui comme hier, la lutte anti­fas­ciste doit donc être inti­me­ment liée à la lutte anti­ra­ciste sans en faire une exclu­sive et en tenant compte de la réa­li­té vécue par les gens. Et d’une lutte anti­ra­ciste non pas morale mais cen­trée sur les fac­teurs de domination.

C’est donc par la réso­lu­tion des désar­rois socioé­co­no­mique que l’on peut cou­per l’herbe sous le pied d’un élar­gis­se­ment de l’audience des thèses d’extrême droite. Un constat et une affir­ma­tion qui n’est pas neuve mais qui a peut-être été oubliée, notam­ment dans un contexte de TINA éco­no­mique et d’une « crise éco­no­mique » met­tant en ten­sion l’emploi et les salaires. Il appa­rait cepen­dant après presque 40 ans de ce dis­cours qu’il est plus qu’urgent d’en sor­tir pour repar­tir à l’offensive. Cette lutte anti­fas­ciste pas­sant par la lutte socioé­co­no­mique a émer­gé signi­fi­ca­ti­ve­ment lors d’une ses­sion de for­ma­tions orga­ni­sées par l’ETUI (le Centre de for­ma­tion de la Confé­dé­ra­tion Euro­péenne des Syn­di­cats) en 2019. Y furent abor­dées les actions concrètes contre l’extrême droite menées par les dif­fé­rentes orga­ni­sa­tions syn­di­cales. Toutes ont des modules de for­ma­tion plus ou moins déve­lop­pés et des bro­chures d’informations à la dif­fu­sion variable. Toutes prennent des mesures, plus ou moins radi­cales, envers les membres tenant des pro­pos racistes, sexistes, homo­phobes… ou pire appar­te­nant à des par­tis d’extrême droite. Mais la lutte contre l’extrême droite à par­tir des thèmes syn­di­caux et des réa­li­tés socioé­co­no­miques du monde du tra­vail consti­tuent la piste prin­ci­pale indis­pen­sable.1 Dans ce cadre, se battre par­tout pour une hausse des salaires mini­mums est clai­re­ment vu comme par­ti­cu­liè­re­ment per­ti­nent et effi­cace. Tout comme la lutte pour la réduc­tion col­lec­tive du temps de tra­vail et contre les bou­lots de merde.

Lut­ter contre la pré­ca­ri­sa­tion et l’exclusion socioé­co­no­mique, c’est donc clai­re­ment lut­ter contre l’extrême droite. En cela, et au risque de mena­cer de réduire l’audience de l’antifascisme, il faut être clair sur le fait que celui-ci est for­cé­ment anticapitaliste.

La pratique de l’autodéfense

Déco­der et expli­quer le dis­cours par l’éducation et lut­ter acti­ve­ment pour amé­lio­rer les condi­tions socioé­co­no­miques, c’est avan­cer dia­lec­ti­que­ment sur une éman­ci­pa­tion intel­lec­tuelle et une éman­ci­pa­tion maté­rielle qui se ren­force mutuel­le­ment. Reste une troi­sième dimen­sion : l’extrême droite est vio­lente. Envers les immi­grés, envers les syn­di­ca­listes, envers les femmes… Au-delà d’un dis­cours moral de dénon­cia­tion, une action active contre l’extrême droite doit prendre en compte cette dimen­sion. Cela néces­site donc, sans para­noïa, d’organiser l’autodéfense des réunions et des mani­fes­ta­tions anti­fas­cistes. Cette auto­dé­fense passe aus­si par le fait de faire chan­ger la peur de camp et d’occuper l’espace public. Et donc d’empêcher l’extrême droite de s’y expri­mer en toute impu­ni­té. Arra­chage et sur­col­lage des auto­col­lants et des affiches par­ti­cipent éga­le­ment à une auto­dé­fense active. Idem de la contre­ma­ni­fes­ta­tion en cas de mee­ting, de confé­rence… Par­tout où l’extrême droite gran­dit et fran­chit un seuil de pré­sence, la peur s’installe pour la par­tie de la popu­la­tion qui ne cor­res­pond pas à sa vision de la socié­té. Une socié­té d’extrême droite est une socié­té basée sur le rejet et la vio­lence. Il faut le prendre en compte, tout comme mesu­rer les consé­quences éven­tuel­le­ment contre­pro­duc­tives d’une esca­lade de la violence.

Au-delà du triangle, une lutte multiforme et complexe

L’action anti­fas­ciste est donc plus effi­cace lorsque ces trois dimen­sions se ren­contrent ou sont menées de concert, cha­cun de ces pôles étant aus­si indis­pen­sable et utile que les autres. L’occasion peut-être d’évaluer cer­taines méthodes uti­li­sées mas­si­ve­ment les der­nières années et de (ré)investir cer­taines autres trop délais­sées en écar­tant tout juge­ment de valeur. Mais aus­si d’entretenir un débat sur la per­ti­nence des dif­fé­rents modes d’action uti­li­sés qui peuvent d’ailleurs varier selon les moments et les endroits. D’autres limites sont éga­le­ment à inter­ro­ger. Comme l’homogénéité des mou­ve­ments anti­fas­cistes dont la com­po­si­tion socioé­co­no­mique est très majo­ri­tai­re­ment petite bour­geoise, blanche et mas­cu­line. L’absence des classes popu­laires, des per­sonnes raci­sées et des femmes pose ain­si la ques­tion de l’intersectionnalité dans la lutte anti­fas­ciste. Ou encore des atti­tudes qui peuvent effrayer des per­sonnes moins poli­ti­sées ou aguer­ries (se mas­quer, uti­li­ser des fumigènes…).

Les trois côtés du tri­angle rouge pro­po­sés ici ne sau­raient donc épui­ser l’arsenal et la réflexion contre l’extrême-droite, cou­rant de pen­sée por­tant une vision du monde mul­ti­forme et com­plexe et exi­geant du même coup des réponses mul­tiples et plu­rielles. Arri­ver à arti­cu­ler une lutte anti­fas­ciste se vou­lant mas­sive et large tout en conser­vant des posi­tions fermes et sans ambi­guï­tés est un défi. Et une équa­tion com­plexe à assu­mer et à por­ter haut pour ne pas tom­ber dans le piège de la bina­ri­té dans la lutte — qui serait une mau­vaise réponse au sim­plisme de la vision binaire de la socié­té por­tée par l’extrême droite. Car l’antifascisme ne peut être vivant et repré­sen­ter une alter­na­tive que s’il est plu­riel, riche de la diver­si­té de ses membres, de ses méthodes, de ses débats et des alter­na­tives qu’il porte.

  1. Voir les inter­ven­tions de Richard Detje « Les syn­di­cats et l’extrême droite en Europe », Joa­chim Becker « La mon­tée de l’extrême droite en Europe » et Phi­lippe Poi­rier « L’extrême droite euro­péenne : objec­tifs, coa­li­tions, res­sources et moyens ».

Julien Dohet est historien et secrétaire politique au Setca de Liège-Huy-Waremme.

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