Il faut, avant toute chose, commencer par prendre conscience de l’ampleur du problème. Selon l’Organisation Mondiale du Tourisme, le nombre de touristes internationaux dans le monde s’élevait en 2018 à 1,4 milliard de personnes, dont 713 millions se sont rendues en Europe. Par exemple à Barcelone, où, en 2017, ont défilé 32 millions de touristes, soit près de 20 fois la population de résidents ou, pire encore, à Venise qui, comptant 265 000 habitants, a vu près de 30 millions de visiteurs arpenter la ville. Les données économiques sont à la mesure de l’affaire : le secteur comptabilisait (en méconnaissant toute l’économie informelle satellite) 1 237 milliards de dollars de revenus mondiaux pour l’année 2017. Selon les statistiques pour l’Europe, 2,3 millions d’entreprises étaient actives en 2014 dans le secteur du tourisme et employaient (officiellement) 12,3 millions de personnes.
Barcelone en A assez, Venise est dépassée, Lisbonne étouffe…
Les touristes qui se bousculent dans les rues des cités peuvent depuis quelques années apercevoir un peu partout des graffitis et, sur les balcons, des panneaux revendicateurs peu amènes : à Barcelone « REFUGEES welcome but tourists GO HOME », « Touristes vous n’êtes pas les bienvenus », à Berlin des autocollants proclamant « Berlin doesn’t love you » avec un cœur barré ou « Stop aux valises roulantes », à Lisbonne des campagnes anonymes d’affichage pour rappeler les effets du tourisme de masse en le comparant le tourisme au tremblement de terre de 1755. Des actions plus spectaculaires sont menées : en octobre 2017, des Barcelonais ont cherché à interdire l’accès à une plage à des touristes en faisant une chaîne humaine et en brandissant des panneaux : « Barcelone n’est pas en vente » ou encore « Nous ne voulons pas de touristes sur nos plages. Ce n’est pas un lieu de villégiature ». Fin juillet 2017, à Palma de Majorque, c’est un bus de tourisme qui a été attaqué par quatre personnes encagoulées, brandissant le slogan « Le tourisme tue les quartiers ».
Comment en est-on arrivé là ?
L’entreprise de transformation radicale des villes en moulins à touristes s’est appuyée sur un discours économiciste datant des années 60, quand les grandes instances internationales (OCDE, Banque Mondiale, etc.) ont martelé que « si les pays riches sont certes les premiers bénéficiaires du tourisme, celui-ci peut aussi être l’outil de développement des pays sous-développés, […] les atouts de ces derniers ne manquant pas (main‑d’œuvre bon marché inemployée, cadres naturels et culturels, coûts des services, marché foncier peu onéreux, attractivité et nouveauté des produits) » comme l’indique Bernard Duterme.
Et les villes européennes, plus ou moins paupérisées pour des raisons parfois fort différentes, se sont engagées dans une politique touristique débridée. Les schémas ont pu varier en fonction des situations de départ (Venise jouit d’un patrimoine et d’une réputation exceptionnels, Barcelone, avec les Jeux olympiques de 1992 s’est lancée dans une politique infrastructurelle démesurée, etc.), mais le résultat s’est avéré partout identique : les touristes ont afflué.
Quand les transports, surtout maritimes et aériens, se sont eux aussi massifiés, le point de saturation s’est rapidement trouvé atteint : dans les villes, devenues « des outils économiques dont la vocation est de produire du profit, [où] tous les choix, toutes les innovations sont orientés vers la recherche des chiffres d’affaires au mètre carré les plus élevés », s’est inversée la question des « besoins humains » comme l’exprime Claire Scohier. Pour le dire autrement, la valeur d’échange a écrasé la valeur d’usage de la ville. On peut se souvenir qu’ont ainsi été balayées les aspirations portées par les citoyens et les partis autonomistes barcelonais qui, au sortir de la dictature franquiste, évoquaient « le droit à la ville », visant à installer une « ambiance de reconquête urbaine [devant] mener à la créativité tout en conservant une forme de spontanéité, résoudre la problématique des logements insalubres, créer des lieux de rencontre (maisons des jeunes), tout cela avec davantage de démocratie locale et participative » comme l’écrit Patrice Ballester.
Sortir de l’alternative infernale
À présent que la question de la valeur d’usage s’est réinvitée au cœur des débats, il se trouve que, des populations aux politiques, tout le monde est pris dans la même contradiction, la même alternative infernale, comme disent Stengers et Pignarre1 : celle qui affirme que si l’on décourage drastiquement le tourisme de masse, aussi destructeur soit-il, la municipalité sera ruinée et nombre d’habitants seront privés de revenus.
Quelques évidences rappellent pourtant qu’il faut mettre un terme aux marées touristiques. D’abord, la situation écologique rend l’urgence de plus en plus absolue d’orienter la lutte vers l’abolition des voyages aéroportés ou marins qui n’ont guère d’utilité sociale et qui font de la durabilité un leurre grossier. Ensuite, cet objectif est intimement lié à une bataille culturelle : le déplacement touristique n’est pas un droit puisqu’il est par nature inégalitaire : réservé à une minorité (1/7e au maximum de la population mondiale) et basé sur l’exploitation et la destruction des vies et des patrimoines locaux. Enfin, le « droit à la ville » en revanche existe : c’est celui des habitants, c’est un droit à l’usage, il n’est pas marchand.
Réguler ou lutter contre le tourisme ?
Les élus municipaux prennent du reste des initiatives. La mairesse de Paris, Anne Hidalgo s’est attelée à la lutte contre les abus des plateformes de location en ligne (dont la compagnie Airbnb), tandis qu’à Barcelone, la mairesse Ada Colau, a interdit la construction d’hôtels en centre-ville et, a par ailleurs, imposé une amende de 600 000 € à Airbnb et au site Homeway, avant d’interdire un an plus tard l’ouverture de nouveaux logements touristiques dans son centre. À Venise, la mairie « a autorisé la police municipale à réguler exceptionnellement les flux de piétons en plaçant des portiques à des endroits stratégiques du centre historique […] En cas d’affluence trop forte, ils sont destinés à être fermés » et les touristes, bloqués.
Mais le rapport de forces demeure disproportionné. C’est que l’UE est profondément libérale et que ses traités rendent difficiles la limitation du commerce. La journaliste Alexandra Saviana explique que la Commission est « maraboutée » par « le très puissant lobby des plateformes de location en ligne » et qu’elle en est même venue à affirmer « que ni les villes, ni les pays de l’Union européenne ne sont en mesure de contraindre les entreprises de location à repérer les activités illégales se déroulant sur leur plateforme. » La lutte contre l’agrandissement du port de Barcelone se heurte, dans la même logique, aux intérêts colossaux des gestionnaires du port et des « croisiéristes », dont la compagnie Carnival (3 milliards de bénéfice net), qui déversent par an 2,5 à 3 millions de touristes d’un jour ou d’un weekend dans la ville…
Le chantier est donc immense et, outre qu’il se heurte à un monstre économique, il nécessite de briser, on l’a vu, une alternative infernale. Il ne nous appartient pas de définir les modalités d’un retour aux valeurs d’usages – lesquelles doivent faire l’objet de débats démocratiques et locaux. C’est pourquoi, pour revenir vers Stengers et Pignarre, il s’agit de « chercher dans chaque cas, dans chaque conflit, quelle est la “prise” la plus efficace, ici et maintenant, en réhabilitant la notion très décriée de “pragmatisme” », d’où l’« intérêt particulier des mouvements d’usagers, [ici : des organisations de quartier] parce que “les usages fabriquent des attaches” ». Or, ajoutent-ils : « on ne peut lutter qu’à partir de ce qui nous “attache”, qu’à partir de notre “milieu” ».
Il va sans dire que la fin du tourisme de masse aura(it) des impacts économiques majeurs et que ce n’est qu’au niveau local et régional que peuvent réémerger des solutions : résilientes, joyeuses, inventives basées sur les valeurs d’usage et qui permettraient d’extraire les villes de la « marchandisation d’elles-mêmes et de la vie quotidienne [et que] la consommation cesse d’en être [le] centre de gravité » (Claire Scohier). Il serait vain aussi d’ignorer les luttes internationales : les mouvements écologistes radicaux, les mouvements pour la justice fiscale, etc. Ce sont les convergences et les articulations au niveau local des divers niveaux de lutte – des élus, des mouvements militants transnationaux, des comités d’usagers… – qui peuvent changer la donne. Et permettre de remporter des victoires. En attendant que soit finalement abolie l’absurde et folle « marchandise-voyage ».
- La sorcellerie capitaliste, Pratiques de désenvoûtement, de Philippe Pignarre et Isabelle Stengers (La Découverte, 2007)