Les villes contre l’asphyxie touristique

Photo : CC BY 2.0 - Milton Gikas

Bar­ce­lone, Venise ou Lis­bonne… Cer­taines villes euro­péennes sont deve­nues des des­ti­na­tions satu­rées par des flux tou­ris­tiques peu sou­cieux de la qua­li­té de vie de leurs habi­tants. Et des sym­boles des poli­tiques du tout au tou­risme. Comme bien des pro­blé­ma­tiques pro­pre­ment capi­ta­listes, le tou­risme de masse appa­rait comme un monstre. Il est vrai que la puis­sance éco­no­mique du sec­teur, lon­gue­ment encou­ra­gé par la puis­sance publique, fait un peu peur. Mais beau­coup moins cepen­dant que sa capa­ci­té de nui­sance. Pour­quoi dès lors, ne pas rejoindre et sou­te­nir les luttes locales, qui peuvent être joyeuses et inven­tives ? Et même, par­fois, gagnantes.

Il faut, avant toute chose, com­men­cer par prendre conscience de l’ampleur du pro­blème. Selon l’Organisation Mon­diale du Tou­risme, le nombre de tou­ristes inter­na­tio­naux dans le monde s’élevait en 2018 à 1,4 mil­liard de per­sonnes, dont 713 mil­lions se sont ren­dues en Europe. Par exemple à Bar­ce­lone, où, en 2017, ont défi­lé 32 mil­lions de tou­ristes, soit près de 20 fois la popu­la­tion de rési­dents ou, pire encore, à Venise qui, comp­tant 265 000 habi­tants, a vu près de 30 mil­lions de visi­teurs arpen­ter la ville. Les don­nées éco­no­miques sont à la mesure de l’affaire : le sec­teur comp­ta­bi­li­sait (en mécon­nais­sant toute l’économie infor­melle satel­lite) 1 237 mil­liards de dol­lars de reve­nus mon­diaux pour l’année 2017. Selon les sta­tis­tiques pour l’Europe, 2,3 mil­lions d’entreprises étaient actives en 2014 dans le sec­teur du tou­risme et employaient (offi­ciel­le­ment) 12,3 mil­lions de personnes.

Barcelone en A assez, Venise est dépassée, Lisbonne étouffe…

Les tou­ristes qui se bous­culent dans les rues des cités peuvent depuis quelques années aper­ce­voir un peu par­tout des graf­fi­tis et, sur les bal­cons, des pan­neaux reven­di­ca­teurs peu amènes : à Bar­ce­lone « REFUGEES wel­come but tou­rists GO HOME », « Tou­ristes vous n’êtes pas les bien­ve­nus », à Ber­lin des auto­col­lants pro­cla­mant « Ber­lin doesn’t love you » avec un cœur bar­ré ou « Stop aux valises rou­lantes », à Lis­bonne des cam­pagnes ano­nymes d’affichage pour rap­pe­ler les effets du tou­risme de masse en le com­pa­rant le tou­risme au trem­ble­ment de terre de 1755. Des actions plus spec­ta­cu­laires sont menées : en octobre 2017, des Bar­ce­lo­nais ont cher­ché à inter­dire l’accès à une plage à des tou­ristes en fai­sant une chaîne humaine et en bran­dis­sant des pan­neaux : « Bar­ce­lone n’est pas en vente » ou encore « Nous ne vou­lons pas de tou­ristes sur nos plages. Ce n’est pas un lieu de vil­lé­gia­ture ». Fin juillet 2017, à Pal­ma de Majorque, c’est un bus de tou­risme qui a été atta­qué par quatre per­sonnes enca­gou­lées, bran­dis­sant le slo­gan « Le tou­risme tue les quar­tiers ».

Comment en est-on arrivé là ?

L’entreprise de trans­for­ma­tion radi­cale des villes en mou­lins à tou­ristes s’est appuyée sur un dis­cours éco­no­mi­ciste datant des années 60, quand les grandes ins­tances inter­na­tio­nales (OCDE, Banque Mon­diale, etc.) ont mar­te­lé que « si les pays riches sont certes les pre­miers béné­fi­ciaires du tou­risme, celui-ci peut aus­si être l’outil de déve­lop­pe­ment des pays sous-déve­lop­pés, […] les atouts de ces der­niers ne man­quant pas (main‑d’œuvre bon mar­ché inem­ployée, cadres natu­rels et cultu­rels, coûts des ser­vices, mar­ché fon­cier peu oné­reux, attrac­ti­vi­té et nou­veau­té des pro­duits) » comme l’in­dique Ber­nard Duterme.

Et les villes euro­péennes, plus ou moins pau­pé­ri­sées pour des rai­sons par­fois fort dif­fé­rentes, se sont enga­gées dans une poli­tique tou­ris­tique débri­dée. Les sché­mas ont pu varier en fonc­tion des situa­tions de départ (Venise jouit d’un patri­moine et d’une répu­ta­tion excep­tion­nels, Bar­ce­lone, avec les Jeux olym­piques de 1992 s’est lan­cée dans une poli­tique infra­struc­tu­relle déme­su­rée, etc.), mais le résul­tat s’est avé­ré par­tout iden­tique : les tou­ristes ont afflué.

Quand les trans­ports, sur­tout mari­times et aériens, se sont eux aus­si mas­si­fiés, le point de satu­ra­tion s’est rapi­de­ment trou­vé atteint : dans les villes, deve­nues « des outils éco­no­miques dont la voca­tion est de pro­duire du pro­fit, [où] tous les choix, toutes les inno­va­tions sont orien­tés vers la recherche des chiffres d’affaires au mètre car­ré les plus éle­vés », s’est inver­sée la ques­tion des « besoins humains » comme l’ex­prime Claire Sco­hier. Pour le dire autre­ment, la valeur d’échange a écra­sé la valeur d’usage de la ville. On peut se sou­ve­nir qu’ont ain­si été balayées les aspi­ra­tions por­tées par les citoyens et les par­tis auto­no­mistes bar­ce­lo­nais qui, au sor­tir de la dic­ta­ture fran­quiste, évo­quaient « le droit à la ville », visant à ins­tal­ler une « ambiance de recon­quête urbaine [devant] mener à la créa­ti­vi­té tout en conser­vant une forme de spon­ta­néi­té, résoudre la pro­blé­ma­tique des loge­ments insa­lubres, créer des lieux de ren­contre (mai­sons des jeunes), tout cela avec davan­tage de démo­cra­tie locale et par­ti­ci­pa­tive » comme l’écrit Patrice Bal­les­ter.

Sortir de l’alternative infernale

À pré­sent que la ques­tion de la valeur d’usage s’est réin­vi­tée au cœur des débats, il se trouve que, des popu­la­tions aux poli­tiques, tout le monde est pris dans la même contra­dic­tion, la même alter­na­tive infer­nale, comme disent Sten­gers et Pignarre1 : celle qui affirme que si l’on décou­rage dras­ti­que­ment le tou­risme de masse, aus­si des­truc­teur soit-il, la muni­ci­pa­li­té sera rui­née et nombre d’habitants seront pri­vés de revenus.

Quelques évi­dences rap­pellent pour­tant qu’il faut mettre un terme aux marées tou­ris­tiques. D’abord, la situa­tion éco­lo­gique rend l’urgence de plus en plus abso­lue d’orienter la lutte vers l’abolition des voyages aéro­por­tés ou marins qui n’ont guère d’utilité sociale et qui font de la dura­bi­li­té un leurre gros­sier. Ensuite, cet objec­tif est inti­me­ment lié à une bataille cultu­relle : le dépla­ce­ment tou­ris­tique n’est pas un droit puisqu’il est par nature inéga­li­taire : réser­vé à une mino­ri­té (1/7e au maxi­mum de la popu­la­tion mon­diale) et basé sur l’exploitation et la des­truc­tion des vies et des patri­moines locaux. Enfin, le « droit à la ville » en revanche existe : c’est celui des habi­tants, c’est un droit à l’usage, il n’est pas marchand.

Réguler ou lutter contre le tourisme ?

Les élus muni­ci­paux prennent du reste des ini­tia­tives. La mai­resse de Paris, Anne Hidal­go s’est atte­lée à la lutte contre les abus des pla­te­formes de loca­tion en ligne (dont la com­pa­gnie Airbnb), tan­dis qu’à Bar­ce­lone, la mai­resse Ada Colau, a inter­dit la construc­tion d’hôtels en centre-ville et, a par ailleurs, impo­sé une amende de 600 000 € à Airbnb et au site Home­way, avant d’interdire un an plus tard l’ouverture de nou­veaux loge­ments tou­ris­tiques dans son centre. À Venise, la mai­rie « a auto­ri­sé la police muni­ci­pale à régu­ler excep­tion­nel­le­ment les flux de pié­tons en pla­çant des por­tiques à des endroits stra­té­giques du centre his­to­rique […] En cas d’affluence trop forte, ils sont des­ti­nés à être fer­més » et les tou­ristes, bloqués.

Mais le rap­port de forces demeure dis­pro­por­tion­né. C’est que l’UE est pro­fon­dé­ment libé­rale et que ses trai­tés rendent dif­fi­ciles la limi­ta­tion du com­merce. La jour­na­liste Alexan­dra Savia­na explique que la Com­mis­sion est « mara­bou­tée » par « le très puis­sant lob­by des pla­te­formes de loca­tion en ligne » et qu’elle en est même venue à affir­mer « que ni les villes, ni les pays de l’Union euro­péenne ne sont en mesure de contraindre les entre­prises de loca­tion à repé­rer les acti­vi­tés illé­gales se dérou­lant sur leur pla­te­forme. » La lutte contre l’agrandissement du port de Bar­ce­lone se heurte, dans la même logique, aux inté­rêts colos­saux des ges­tion­naires du port et des « croi­sié­ristes », dont la com­pa­gnie Car­ni­val (3 mil­liards de béné­fice net), qui déversent par an 2,5 à 3 mil­lions de tou­ristes d’un jour ou d’un wee­kend dans la ville…

Le chan­tier est donc immense et, outre qu’il se heurte à un monstre éco­no­mique, il néces­site de bri­ser, on l’a vu, une alter­na­tive infer­nale. Il ne nous appar­tient pas de défi­nir les moda­li­tés d’un retour aux valeurs d’usages – les­quelles doivent faire l’objet de débats démo­cra­tiques et locaux. C’est pour­quoi, pour reve­nir vers Sten­gers et Pignarre, il s’agit de « cher­cher dans chaque cas, dans chaque conflit, quelle est la “prise” la plus effi­cace, ici et main­te­nant, en réha­bi­li­tant la notion très décriée de “prag­ma­tisme” », d’où l’« inté­rêt par­ti­cu­lier des mou­ve­ments d’usagers, [ici : des orga­ni­sa­tions de quar­tier] parce que “les usages fabriquent des attaches” ». Or, ajoutent-ils : « on ne peut lut­ter qu’à par­tir de ce qui nous “attache”, qu’à par­tir de notre “milieu” ».

Il va sans dire que la fin du tou­risme de masse aura(it) des impacts éco­no­miques majeurs et que ce n’est qu’au niveau local et régio­nal que peuvent réémer­ger des solu­tions : rési­lientes, joyeuses, inven­tives basées sur les valeurs d’usage et qui per­met­traient d’extraire les villes de la « mar­chan­di­sa­tion d’elles-mêmes et de la vie quo­ti­dienne [et que] la consom­ma­tion cesse d’en être [le] centre de gra­vi­té » (Claire Sco­hier). Il serait vain aus­si d’ignorer les luttes inter­na­tio­nales : les mou­ve­ments éco­lo­gistes radi­caux, les mou­ve­ments pour la jus­tice fis­cale, etc. Ce sont les conver­gences et les arti­cu­la­tions au niveau local des divers niveaux de lutte – des élus, des mou­ve­ments mili­tants trans­na­tio­naux, des comi­tés d’usagers… – qui peuvent chan­ger la donne. Et per­mettre de rem­por­ter des vic­toires. En atten­dant que soit fina­le­ment abo­lie l’absurde et folle « marchandise-voyage ».

  1. La sor­cel­le­rie capi­ta­liste, Pra­tiques de désen­voû­te­ment, de Phi­lippe Pignarre et Isa­belle Sten­gers (La Décou­verte, 2007)

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