L’extrême droite a‑t-elle remporté la bataille du net ?

Illustration : Éponine Cottey

« L’ère numé­rique est un nou­vel âge de la pro­pa­gande » écrit le pro­fes­seur de sciences poli­tiques David Colon, dans son der­nier livre Pro­pa­gande, récem­ment paru et consa­cré à la mani­pu­la­tion de masse dans le monde contem­po­rain. Lors du scru­tin du 26 mai 2019, le Vlaams Belang (VB) est réap­pa­ru en force dans le pay­sage média­tique de notre pays alors qu’il était annon­cé comme cli­ni­que­ment mort après les pre­miers suc­cès de la NV‑A. Le VB a rega­gné le titre du meilleur spor­tif élec­to­ral notam­ment grâce aux trans­ferts en sa faveur des voix des déçus des par­ti­ci­pa­tions gou­ver­ne­men­tales des natio­na­listes réfor­mistes pré­si­dés par Bart De Wever. Mais pas que. Sa stra­té­gie web semble avoir fait mouche.

Selon les médias mains­tream, la for­ma­tion d’extrême droite a repris du poil de la bête suite à un inves­tis­se­ment de plus de 400.000 € pour la com­mu­ni­ca­tion sur les réseaux sociaux numé­riques et en pre­mier lieu Face­book. « Cam­pagne voe­ren op social media loont : Vlaams Belang Face­book-kam­pioen » (« La cam­pagne élec­to­rale sur les réseaux sociaux porte ses fruits : le cham­pion sur Face­book est le Vlaams Belang ») titrait, juste avant la fer­me­ture des bureaux de vote, sur son site le quo­ti­dien De Mor­gen. Pour d’autres obser­va­teurs du monde poli­tique, le VB sera éga­le­ment consi­dé­ré, dans la caté­go­rie 2.0, comme le numé­ro un en matière de cam­pagne élec­to­rale. Sur ce point aucun doute. Âgé de 41 ans, ce par­ti a su s’adapter aux nou­veaux temps modernes et à la nou­velle ère de la com­mu­ni­ca­tion de masse notam­ment par la volon­té de son ex-pré­sident, Gerolf Anne­mans (60 ans) de pla­cer à sa tête un pré­sident issu direc­te­ment de la géné­ra­tion dite Y, Tom Van Grie­ken (32 ans). Bien vu, le nou­veau boss du VB écrit, en 2018 dans son livre-mani­feste : « La révo­lu­tion d’Internet a chan­gé radi­ca­le­ment le monde [en modi­fiant] « pro­fon­dé­ment notre façon de vivre, de tra­vailler et de com­mu­ni­quer. Il en découle de pas­sion­nantes et nou­velles pos­si­bi­li­tés ».1

Une « agit-prop » sans cesse adaptée

Pour ne pas res­ter indé­fi­ni­ment dans l’ombre des mas­to­dontes de la scène élec­to­rale, les nou­velles for­ma­tions, petites de taille au début, ont dû jouer des coudes pour se faire remar­quer. L’appropriation et l’apprivoisement de chaque nou­vel outil de com­mu­ni­ca­tion ont été un chal­lenge pour les for­ma­tions poli­tiques émer­gentes et pauvres en moyens de déve­lop­pe­ment. Elles ont sys­té­ma­ti­que­ment inno­vé dans leur pro­pa­gande. Zvo­ni­mir Novak, pro­fes­seur d’arts appli­qués et spé­cia­liste de la com­mu­ni­ca­tion gra­phique en poli­tique, relate dans un de ses ouvrages que « l’extrême droite s’est consti­tuée [dès la fin du 19e siècle] en inven­tant de nou­veaux outils de pro­pa­gande, notam­ment sous la forme de petits papiers éphé­mères. Elle est à l’origine de la vignette poli­tique et du papillon [les ancêtres de l’autocollants modernes] ».2

Les mou­ve­ments fas­cistes, nazis et natio­na­listes monar­chistes de l’entre-deux-guerres, comme les révo­lu­tion­naires com­mu­nistes, ont ensuite exploi­té, au ser­vice de leur agit-prop (agi­ta­tion et pro­pa­gande) res­pec­tive, tous les avan­tages offerts par les moyens de dif­fu­sion mas­sive nés durant la Révo­lu­tion indus­trielle : des tracts aux affiches, et sur­tout les jour­naux, dont la fabri­ca­tion est ren­due pos­sible par la pro­fes­sion­na­li­sa­tion de l’imprimerie. Le second média de masse après la presse écrite, la radio, sera lui aus­si, plus tard, récu­pé­ré à des fins poli­tiques par des « radios pirates ». Plus faible dans l’occupation de la bande FM que la gauche révo­lu­tion­naire anti­ca­pi­ta­liste, une par­tie de l’extrême droite s’est acca­pa­rée d’un autre moyen de com­mu­ni­ca­tion, plus dis­cret, appa­ru au début des années 1980 : le médium inter­ac­tif par numé­ri­sa­tion d’information télé­pho­nique, le Mini­tel. En Bel­gique, le Par­ti des forces nou­velles (PFN) pro­po­sait la « radio Forces Nou­velles ». Cette plate-forme audio n’avait cepen­dant de radio que le nom. Il s’agissait d’une bande pré­en­re­gis­trée, sur un répon­deur télé­pho­nique auto­ma­tique, de mes­sages poli­tiques. Pour l’entendre, il fal­lait com­po­ser un numé­ro de télé­phone spé­cia­le­ment dédié à la « radio » de ce groupuscule.

La « fachospère » spamme et trolle

Depuis l’ouverture du web au grand public au milieu des années 1990, les « extrêmes » se sont acca­pa­rées de ce nou­veau médium per­met­tant une expo­si­tion de l’information de manière tous azi­muts. Y com­pris pour faire de la télé­vi­sion en créant des web-télé, comme « TV Liber­tés » dif­fu­sée à par­tir de la France depuis 2014, sous l’égide d’un ancien cadre frontiste.

L’accès au monde numé­rique est beau­coup plus aisé que le fut l’imprimerie ou la radio. La réa­li­sa­tion d’un pério­dique papier coûte en effet bien plus cher que l’informatisation de l’agit-prop. Un ordi­na­teur, une connexion inter­net, la camé­ra d’un bon télé­phone por­table et quelques connais­sances de base en infor­ma­tique suf­fisent. Pour David Colon : « Les médias élec­tro­niques appa­raissent donc aujourd’hui […] comme le ter­rain pri­vi­lé­gié de l’action pro­pa­gan­diste ». Sur le net, la droite sub­ver­sive va livrer bataille en for­mant ses militant·es à « spam­mer », en pos­tant mas­si­ve­ment des mes­sages sur des espaces numé­riques réser­vés aux com­men­taires, et à « trol­ler », en pro­vo­quant des polé­miques sur les réseaux sociaux numé­riques3. Le groupe pion­nier dans le domaine de la « guerre cultu­relle » sur la net a été celui des Iden­ti­taires. Fon­dé en 2002 sur les ruines d’un vieux grou­pus­cule « natio­na­liste-révo­lu­tion­naire » fran­çais, il s’est bâti par le biais du net. Pour Zvo­ni­mir Novak : « [ces] mili­tants iden­ti­taires se montrent ingé­nieux et inno­vants […] en déve­lop­pant entiè­re­ment leur mou­ve­ment à par­tir d’une galaxie infor­ma­tique. […] Pour mener ce com­bat gra­phique, ils orga­nisent des sémi­naires de for­ma­tion des­ti­nés à ins­truire les mili­tants sur les nou­velles tech­niques de com­mu­ni­ca­tion ».4

Résu­mons : la nou­velle suc­cess-sto­ry de l’extrême droite s’arc-boute sur ses capa­ci­tés d’exploiter toutes les offres du web en matière de com­mu­ni­ca­tion poli­tique. La « facho­sphère » est une réa­li­té. Cette der­nière est même « l’un des sec­teurs les plus dyna­miques de la Toile », constatent les jour­na­listes fran­çais Domi­nique Alber­ti­ni et David Dou­cet dans leur livre consa­cré à ce phé­no­mène5. Le Front natio­nal fran­çais a été ain­si, en 1994, le pre­mier par­ti poli­tique à s’être doté d’un site inter­net digne de ce nom. La pro­pa­gande 2.0 de la « facho­sphère » est une réus­site. Elle est proche du cor­pus du mou­ve­ment « futu­riste », un cou­rant lit­té­raire et artis­tique euro­péen qui se déve­lop­pa au sein du fas­cisme ita­lien. Le futu­risme se sin­gu­la­ri­sait alors par son rejet des tra­di­tions gra­phiques anté­rieures et une exal­ta­tion pour la moder­ni­sa­tion du monde, par­ti­cu­liè­re­ment pour le déve­lop­pe­ment urbain, les machines indus­trielles et la vitesse des moyens de communication.

Tous les contestataires profitent de la Révolution 2.0

Les nom­breux articles de la presse sur l’invasion du net pas l’extrême droite ne doivent cepen­dant pas cacher l’arbre qui cache une réa­li­té vir­tuelle bien plus nuan­cée. Dans celle-ci, des forces poli­tiques d’autres hori­zons idéo­lo­giques sont éga­le­ment des pros. Si des grou­pus­cules iden­ti­taires ou des par­tis natio­na­listes de droite se sont jetés dès son ouver­ture publique dans la sphère numé­rique, ils n’ont pas été les seuls. En Ita­lie, le Movi­men­to Cinque Stelle, certes en car­tel avec La Lega (droite radi­cale popu­liste xéno­phobe) jusqu’il y a peu, mais issu de la mou­vance liber­taire, est la for­ma­tion élec­to­rale 2.0 par excel­lence. Outre-Quié­vrain, la France Insou­mise n’est pas en reste. Cette force nou­velle incar­née par le dépu­té Jean-Luc Mélen­chon s’est for­mée, pour deve­nir l’une des cham­pionnes de la poli­tique dans l’univers numé­rique de l’autre côté de l’Atlantique auprès du cou­rant socia­liste conduit par Ber­nie San­ders. En Bel­gique, bien avant le VB, le PTB, situé lui à la gauche de la sphère poli­tique, s’est illus­tré comme le lea­der prin­ci­pal de l’utilisation effi­cace des avan­tages offerts par le monde numérique.

L’entrisme dans la brèche per­met­tant une mas­si­fi­ca­tion de la com­mu­ni­ca­tion poli­tique ne date donc pas du 26 mai 2019, avec le retour du Vlaams Belang dans le pelo­ton de tête élec­to­ral. Sou­vent mal­trai­tés dans les médias domi­nants, ce sont les contes­ta­taires du sys­tème poli­tique dans leur ensemble qui savent com­ment bien pro­fi­ter de tous les béné­fi­cies du sys­tème numé­rique et de sa… révolution !

  1. Tom Van Grie­ken, L’avenir entre nos mains — révolte contre les élites, Edi­tions Egmont, 2018, p. 217 et 219.
  2. Zvo­ni­mir Novak, « Tri­co­lores. Une his­toire visuelle de la droite et de l’extrême droite », L’échappée, Mon­treuil, 2011, p. 13.
  3. La Facho­sphère. Com­ment l’extrême droite rem­porte la bataille du Net de Domi­nique Alber­ti­ni et David Dou­cet, entre­tien avec Daniel Schnei­der­mann, Flam­ma­rion, 2016, p. 11.
  4. Zvo­ni­mir Novak, Op. Cit. p. 169.
  5. « La Facho­sphère… Op. Cit.

Manuel Abramowicz est coordinateur de RésistanceS, un web-journal d’investigation contre l’extrême droite depuis 1998.

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