L’infranchissable fossé 

Par Pierre Vangilbergen

Photo : CC BY 2.0 – L. Conway

Cette année encore, c’est la seconde fois que la Fête du Tra­vail a dû s’organiser de manière vir­tuelle. La seconde fois où cette date par­ti­cu­lière de lutte pour l’amélioration des condi­tions de tra­vail et des rému­né­ra­tions a dû pas­ser par un écran inter­po­sé. La seconde fois où la cha­leur d’authentiques échanges humains, char­gés émo­tion­nel­le­ment par la néces­si­té d’imaginer un autre mode, a dû lais­ser la place à l’environnement asep­ti­sé de retrans­mis­sions en direct. Et pour­tant, il est plus que jamais pri­mor­dial de réflé­chir à demain. Chô­mage par­tiel ou total, faillites, endet­te­ment, aides publiques afin de ten­ter de ne pas boire défi­ni­ti­ve­ment la tasse, la crise sani­taire que nous connais­sons n’a fait que creu­ser un peu la fosse entre les plus riches et les plus pauvres.

« Nous sommes les pre­miers à être affa­més, les pre­miers à mou­rir – Les pre­mières lignes pour ces pro­messes en l’air – Et tou­jours le der­nier quand la crème est par­ta­gée », entonnent avec hargne et déter­mi­na­tion les Drop­kick Mur­phys, for­ma­tion de punk aux sono­ri­tés cel­tiques et ori­gi­naires du Mas­sa­chu­setts, aux États-Unis. On est alors en 2003 et ces lyrics pro­viennent du mor­ceau « Worker’s Song », une reprise de l’artiste anglais Ed Pick­ford, sur l’album « Bla­ckout ». En 2003, le pays de l’oncle Sam était diri­gé par le fils Bush, qui ten­te­ra de ven­ger papa en lan­çant la même année une seconde guerre du Golfe, dès le mois de mars. Bar­ry White et John­ny Cash expul­se­ront leur der­nier souffle et la Tes­la ver­ra le jour.

« Les per­sonnes au pou­voir passent plus de temps à s’assurer que les per­sonnes qui ont don­né de l’argent à leurs cam­pagnes soient heu­reuses plu­tôt que de faire ce qui est juste », explique quelques années plus tard Al Barr, chan­teur de la for­ma­tion. « Notre musique parle d’elle-même et l’a tou­jours fait. Nous sommes pro-syn­di­caux, nous sommes contre le racisme, nous sou­te­nons l’ouvrier. Mais nous n’avons jamais été le groupe qui essaie de vous nour­rir depuis la scène avec nos convic­tions per­son­nelles1 ». Les musi­ciens ne veulent pas de dis­cours mili­tants quand ils s’exécutent devant leur public. Ils pré­fèrent que le fond poli­tique de leurs pro­pos ruis­sèlent natu­rel­le­ment de leurs mor­ceaux. Ce ne sont pas des don­neurs de leçon, des lea­ders d’opinion ou encore moins des influen­ceurs. Ils évoquent leur vécu, leur res­sen­ti et leurs expé­riences. Avec « Worker’s Song », ils ne dénoncent pas une situa­tion, ils déposent leurs tripes sur scène.

Pas de grands dis­cours, mais bien des valeurs tra­duites en gestes. En 2013, ils sortent le mor­ceau « 4 – 5‑13 », en hom­mage aux vic­times du double atten­tat à Bos­ton lors d’un mara­thon. Trois per­sonnes y ont per­du la vie et 264 autres ont été bles­sées. Ken Casey, bas­siste et voca­liste des Drop­kick Mur­phys, ira tout d’abord leur rendre visite per­son­nel­le­ment. Quelques mois plus tard, le groupe leur offri­ra les recettes des ventes du mer­chan­di­sing, soit un peu plus de 400 000 dol­lars2.

« Toutes ces choses que le tra­vailleur a faites – Du labou­rage des champs au port d’arme – Nous avons été atte­lés à la char­rue depuis le début des temps – Et on s’attend tou­jours à ce qu’il porte son far­deau». L’ombre du Covid pla­ne­ra encore de longues années sur l’ensemble du globe ter­restre. En Europe, la situa­tion éco­no­mique n’est certes pas simple et des solu­tions devront être trou­vées, mais bon nombre de pays ont pu néan­moins acti­ver des méca­nismes visant à pal­lier les consé­quences des confi­ne­ments et des res­tric­tions de dépla­ce­ment. La chute est par contre ver­ti­gi­neuse pour les États dépour­vus de filets de pro­tec­tion sociale et de pro­grammes d’aides. La Banque Mon­diale caté­go­rise une per­sonne souf­frant d’extrême pau­vre­té lorsque cette der­nière vit avec moins de 1,90 € par jour. Avant la pan­dé­mie, l’institution pré­voyait qu’il y aurait 31 mil­lions de nou­veaux pauvres en moins en 2020. Il appa­raît qu’au final, iels seraient entre 88 à 115 mil­lions… en plus. Soit un recul de plu­sieurs années en arrière par rap­port à la lutte contre l’extrême pau­vre­té. La pola­ri­sa­tion des richesses se grave un peu plus dans le marbre.

  1. Dar­ren Trom­blay. “Of Poli­tics and Pain : A Conver­sa­tion With Drop­kick Mur­phys’ Al Barr”, Lis­ten Iowa (2016)
  2. Riley Huff. “Inter­view : Drop­kick Mur­phys’ Ken Casey doesn’t want to be a man on a soap­box”, Crea­tive Loa­fing (3 mars 2017)

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