Entretien avec Gaëlle Jeanmart

L’intérêt d’une vraie discussion ? Changer d’avis

Illustration : Emmanuel Troestler

Gaëlle Jean­mart est coor­di­na­trice de l’association Phi­lo­Ci­té et for­ma­trice en ani­ma­tion de dis­cus­sions phi­lo­so­phiques. Avec Cédric Leterme et Thier­ry Mül­ler, du col­lec­tif Riposte.cte (chômeur·ses et travailleur·ses engagé·es), elle cosigne un Petit manuel de dis­cus­sions poli­tiques, résul­tat d’un accom­pa­gne­ment métho­do­lo­gique dudit col­lec­tif dans son action mili­tante. Ce livre s’avère à la fois sti­mu­lant et ques­tion­nant pour les praticien·nes de l’éducation popu­laire. Et pré­cieux pour qui veut faire de la dis­cus­sion un outil poli­tique, c’est-à-dire de construc­tion et de réflexion col­lec­tive, avec ses nom­breuses pistes pour repen­ser et chan­ger fond et formes de nos dis­cus­sions, qu’elles se pro­duisent dans le cadre d’une confé­rence-débat orga­ni­sée par une asso­cia­tion, dans les médias ou entre nous.

Votre livre, avant tout, nous interroge sur l’absence de vrais débats, de vraies discussions politiques aujourd’hui dans la société, dans l’espace public…

Je ne ferai pas d’analyse glo­bale, mais mon expé­rience en ani­ma­tion de dis­cus­sions me per­met de dire que dis­cu­ter n’est pas une chose qui s’apprend comme ça… On pense tous qu’on sait dis­cu­ter. On le fait depuis tout petit, infor­mel­le­ment, mais on ne mesure pas à quel point on n’arrive pas à mettre nos convic­tions vrai­ment en jeu, pour qu’elles puissent être trans­for­mées par une dis­cus­sion, où on exa­mine ce qu’on croit et où on accepte d’entendre d’autres points de vue, où on écoute et com­prend par consé­quent réel­le­ment ce qui disent les autres. Il y a un appren­tis­sage néces­saire de la dis­cus­sion à réa­li­ser, dans les écoles notam­ment, ce qui est la mis­sion de Phi­lo­Ci­té. Quant à l’espace public, les médias offrent une sorte de cari­ca­ture de ce qu’y est la dis­cus­sion poli­tique : le « grand débat » en France est repré­sen­ta­tif de cette cari­ca­ture de dia­logue. Il a d’abord été pré­pa­ré par des ques­tion­naires adres­sés aux pas­sants dans la rue sous pré­texte de répondre « aux pré­oc­cu­pa­tions des citoyens », mais chaque ques­tion de ce son­dage avait des sous-enten­dus mons­trueux. Par exemple : « Afin de réduire les impôts et la dette publique, que doit-on sup­pri­mer dans les dépenses publiques ? » Il y avait alors plu­sieurs cases défi­nis­sant les seules réponses pos­sibles (par exemple les dépenses en soins de san­té, les ser­vices publics, etc). Comme si l’austérité et la dimi­nu­tion des ser­vices publics était la seule option !. Quand le débat est orien­té, et « pré­pa­ré » de cette façon, on peut dire qu’il est une sorte de mas­ca­rade démo­cra­tique. Il est urgent de s’outiller pour lut­ter contre ça, de faire de l’auto-défense intel­lec­tuelle pour dis­tin­guer une fausse dis­cus­sion, sorte de bar­num d’une démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, d’une vraie dis­cus­sion, ouverte sur la défi­ni­tion des fins — et non seule­ment des moyens — et réel­le­ment co-construite.

De fait, la parole citoyenne n’est légitimée ni par les politiques ni par les médias…

Oui. Au début du livre, nous nous réfé­rons à Jacques Ran­cière. Or, pour lui ce qui est impor­tant en démo­cra­tie, c’est la valeur d’une parole qui est audible dans l’espace public, dont on se dit qu’elle mérite d’être écou­tée. Et effec­ti­ve­ment, la parole qui mérite d’être écou­tée actuel­le­ment, c’est soit celle des experts soit celle des poli­tiques. Dans les médias, on n’entend que ça ! Com­ment valo­ri­ser dès lors d’autres paroles que celles-là ? Com­ment construire une parole qui vienne des gens et qui ne soit pas juste l’expression d’un ras-le-bol, d’un res­sen­ti­ment qu’on peut ren­voyer à son insi­gni­fiance ? On a vu récem­ment le trai­te­ment média­tique des gilets jaunes qu’on a réus­si à faire pas­ser pour une cohorte mal orga­ni­sée, vio­lente et extré­miste. On a ain­si vu com­ment les médias pou­vaient ins­tru­men­ta­li­ser cette parole en choi­sis­sant les gens ou les gestes qu’ils met­taient en scène, la façon dont on les com­men­tait et les ques­tions qu’on leur adres­sait pour enfer­mer leur parole ou éven­tuel­le­ment même la ridiculiser.

Est-ce que, dans ce cas de figure, ce n’est pas donner la parole pour la délégitimer ?

Oui c’est ça, pro­ba­ble­ment. Comme dans ces émis­sions de radio où les gens peuvent prendre la parole, ils télé­phonent, ils donnent leurs avis. Mais c’est hor­rible parce que tout le monde dit ce qu’il pense, ça va dans tous les sens, il n’y a aucune arti­cu­la­tion des réflexions, et du coup ça délé­gi­ti­mise encore davan­tage la parole des gens, comme s’ils n’étaient capables que de ça et qu’on avait bien rai­son de ne pas favo­ri­ser les pro­ces­sus de démo­cra­tie directe parce que les gens sont trop irra­tion­nels ou incohérents.

Pourquoi insister autant dans le livre sur le temps de préparation et d’organisation d’une discussion politique ?

Une dis­cus­sion part tou­jours ailleurs que là où on avait pré­vu qu’elle irait ; la pré­pa­rer, ce n’est cepen­dant pas perdre son temps, c’est en cla­ri­fier les enjeux et déter­mi­ner les moda­li­tés per­met­tant d’atteindre les objec­tifs qu’on lui donne. Quand on orga­nise concrè­te­ment une dis­cus­sion, on essaie aus­si de faire peser le temps pour l’ensemble des par­ti­ci­pants. On dis­pose en effet d’un capi­tal de temps de dis­cus­sion, à uti­li­ser au mieux que chacun·e aura envie de colo­ni­ser. Il va donc fal­loir rendre la parole pré­cieuse, ame­ner à faire dire ce qui est le plus impor­tant, pas néces­sai­re­ment le plus urgent, comme une envie pres­sante… Il y a quelque chose de cet ordre-là : rendre le temps et la parole plus pré­cieux. C’est dif­fi­cile de dis­cu­ter réel­le­ment, ne pas juste être dans une grande purge où tout le monde dit ce qu’il a à dire pour se sou­la­ger. Où l’on sort de la dis­cus­sion avec la seule satis­fac­tion d’avoir pu par­ler. Ce qui n’est pas suf­fi­sant pour faire de la dis­cus­sion un outil politique.

Différents types de discussions sont présentées dans votre livre : débat contradictoire, atelier de recherche, conférence-discussion… Cette dernière se fonde sur l’idée de s’approprier la connaissance de l’expert et pas seulement d’être le consommateur de son expertise. Comment arrive-t-on à s’approprier collectivement le savoir d’un expert dans le temps d’une conférence-débat, dispositif que les associations mettent le plus souvent en place ?

C’est vrai­ment très com­pli­qué. Il n’y a pas de solu­tion mira­cu­leuse. Mais pre­nons l’exemple sui­vi par le col­lec­tif Riposte-cte : une pre­mière chose, qui pré­cède l’appropriation d’une exper­tise, c’est de se deman­der quels sont nos alliés intel­lec­tuels. Quand on est un col­lec­tif avec un cer­tain nombre de lignes direc­trices, de valeurs, on sait vers où on va. Riposte a une pen­sée assez stra­té­gique, des intel­lec­tuels qui sont un sou­tien pré­cieux pour un col­lec­tif qui veut défendre le droit au chô­mage, qui veut inter­ro­ger la place du tra­vail et qui porte un regard assez déca­pant sur l’ensemble de la socié­té par cette lor­gnette du chô­mage, de la façon dont on traite les chô­meurs en Bel­gique. Les intel­lec­tuels ne sont pas neutres idéo­lo­gi­que­ment. Cela vaut pour les éco­no­mistes, les phi­lo­sophes, les socio­logues, etc. Il faut donc être lucide par rap­port à qui sont nos alliés intel­lec­tuels, ceux sur les­quels ça vaut la peine de se pen­cher col­lec­ti­ve­ment pour s’armer mieux. Une fois ce choix cla­ri­fié, l’appropriation de sa pen­sée demande une régu­la­ri­té du contact pour s’en nour­rir réel­le­ment. On ne pense pas tou­jours suf­fi­sam­ment ce que signi­fie connaitre, comme s’il s’agissait juste de ver­ser des infos dans des cer­veaux. Or, connaitre, cela implique aus­si un pro­ces­sus d’appropriation. C’étaient des ques­tions très évi­dentes pour les phi­lo­sophes de l’Antiquité [la spé­cia­li­té de Gaëlle Jean­mart, NDLR]. Ils uti­li­saient des méta­phores ali­men­taires pour expri­mer cette idée : man­ger quelque chose, le digé­rer, de façon que les ali­ments deviennent chair, os, etc. Ce sont des pro­ces­sus lents d’appropriation, qui en outre doivent être col­lec­tifs, pour qu’on ne soit pas seul à lut­ter avec nos petits outils intel­lec­tuels conquis tout seul.

Le type de discussion évoqué ici, relève d’un processus d’animation de débat en autogestion, c’est-à-dire que les participants y jouent des rôles (président, reformulateur, synthétiseur, etc.), que chacun y est responsable, coresponsable du déroulé du débat. Il y a une discipline, une rigueur. N’est-ce pas aussi contraignant ?

Ce qui est inté­res­sant dans cette dis­tri­bu­tion des rôles, c’est de rendre les gens sen­sibles aux condi­tions d’une dis­cus­sion réel­le­ment poli­tique, à la néces­si­té de l’écoute et à ses dif­fi­cul­tés, à l’articulation des idées entre elles pour qu’on construise effec­ti­ve­ment ensemble ou qu’on véri­fie véri­ta­ble­ment la valeur d’une thèse poli­tique. Il y a beau­coup de choses à tes­ter avec les gens s’ils sont co-res­pon­sables du pro­ces­sus, qui en font moins des consom­ma­teurs de débats que des par­te­naires dans une réflexion com­mune. Mais je suis d’accord : le fait est que cer­tains dis­po­si­tifs, et par­ti­cu­liè­re­ment celui des rôles, sont par­fois frus­trants parce qu’ils sont comme une arma­ture qui pèse sur le groupe et cor­sète la discussion.

De fait, vous éclatez en différents rôles la fonction d’animation, ce qui interroge nos pratiques d’éducation permanente où l’animateur, l’animatrice fait souvent tout tout·e seul·e…

Faire tout, c’est ris­quer de faire tout mal parce qu’on est en sur­charge cog­ni­tive. Dis­tin­guer des rôles, c’est divi­ser des tâches, réa­li­sées par plu­sieurs per­sonnes et c’est aus­si, du coup, mieux prendre conscience de l’ensemble des choses à faire pour ani­mer cor­rec­te­ment : dis­tri­buer la parole en étant atten­tif aux plus silen­cieux ne suf­fit pas, il faut par­fois refor­mu­ler pour cla­ri­fier ou rac­cour­cir une inter­ven­tion trop longue, il faut faire de petites syn­thèses pour s’assurer d’une cohé­rence du pro­ces­sus, et il faut aus­si pou­voir poser des ques­tions de relance per­ti­nente – ce qui est vrai­ment tout un art !

Nous sommes sur­pris à Phi­lo­Ci­té de consta­ter que par­fois cette façon de dis­tri­buer les fonc­tions marche mieux avec les enfants qu’avec les adultes comme si les adultes avaient d’abord la peur de mal faire et c’est nor­mal : faire une syn­thèse, un dis­cours qui soit clair, qui reprend et qui valo­rise ce qui a été dit, c’est très com­pli­qué. Mais il y a des enfants qui sont brillants pour faire ça, ils ne le savent même pas et l’enseignant ne le sait pas tou­jours non plus. Ça a donc un sens d’apprendre l’animation de dis­cus­sion dès l’école. Les adultes, eux, sont très cris­pés sur leurs incom­pé­tences, et on a peur, nous, de les mettre dans des situa­tions d’incompétence, donc on peut hési­ter à dis­tri­buer cer­tains rôles déli­cats. Pour le faire avec pro­fit, il faut prendre soin d’instaurer une culture de l’expérimentation qui dédra­ma­tise l’erreur, il faut que ce soit expli­cite aus­si, qu’on réha­bi­lite le brouillon comme une étape néces­saire et fruc­tueuse. D’où l’importance d’une éva­lua­tion qui s’attache plus au pro­ces­sus qu’aux résultats.

Dans le manuel, vous citez aussi Starhawk qui parle des rôles informels qu’on retrouve souvent dans les groupes. Ce sont parfois des moteurs, mais aussi parfois des entraves à la discussion. Comment gérer ça ?

Sta­rhawk parle de la « Star », qui arrive tou­jours en retard, parle beau­coup et dirige la réunion ; du « Rocher de Gibral­tar », qui prend en charge les tâches ingrates, etc. Ces rôles sont utiles dans un col­lec­tif. Mais le risque, c’est de les lais­ser se figer en des traits de carac­tère. La conscience de ces rôles que cha­cun prend dans une dis­cus­sion est un pre­mier pas impor­tant pour pou­voir en changer.

Il y a aus­si d’autres risques, comme celui qu’une dis­cus­sion devienne un champ de bataille, rien d’autre que l’expression d’avis dis­cor­dants. Ou au contraire l’expression de la pen­sée com­mune du groupe scan­dée comme un slo­gan, qui per­met juste de soli­da­ri­ser les affects. Ces risques existent et notre manuel n’y chan­ge­ra sans doute pas grand-chose, il n’a rien de mira­cu­leux ! Il a été écrit au cours d’une aven­ture entre Phi­lo­Ci­té et Riposte, et nous sou­hai­tions tous gar­der cet esprit d’aventure, tout en sachant qu’on peut se cas­ser la gueule par­fois et que ce n’est pas très grave, du moment qu’on réflé­chit aux échecs. Une dis­cus­sion, c’est tout le temps poten­tiel­le­ment déce­vant et tout le temps poten­tiel­le­ment exal­tant. Com­ment faire pour désa­mor­cer tous les pièges qui se pré­sentent ? Voi­là un sacré défi et voi­là pour­quoi pen­ser en termes de condi­tions est utile. À quelle condi­tion ce manuel peut-il vrai­ment aider les lec­teurs, par exemple ? Il ne s’agit sur­tout pas de suivre une recette. Pour que ça marche, il faut s’interroger, à savoir : Quelle est la culture du groupe ? Qui sont les gens qui le com­posent ? Pour faire quoi ? Tout ça doit être pris en compte quand on orga­nise une dis­cus­sion. Notre livre est, en somme, presque contra­dic­toire, car il n’y a pas de « bon » manuel, il n’y a pas de « bons » outils : l’outil est bon quand on l’utilise adé­qua­te­ment. Nous avons sur­tout cher­ché à rendre les lec­teurs atten­tifs à cet art de l’adéquation avec le groupe et avec les fina­li­tés qu’on donne à la discussion.

L’expérience du livre se réfère aussi souvent au modèle du « discours à visée philosophique et démocratique »… « Philosophique », c’est un peu effrayant non ?

Le mot effraie, c’est vrai. À Phi­lo­Ci­té, on pro­pose une phi­lo­so­phie acces­sible à tous, dès la mater­nelle, dans des ate­liers qu’on conti­nue d’appeler de dis­cus­sions phi­lo­so­phiques. On a beau­coup réflé­chi pour savoir si on gar­dait ce mot ou pas. On l’a gar­dé parce que, s’il en effraie cer­tains, il contri­bue aus­si à valo­ri­ser la réflexion qui s’y mène : c’est une arme à double tran­chant. Il nous parait impor­tant que les gens puissent sen­tir qu’il y a une acces­si­bi­li­té de la phi­lo. Mais pas dans le sens aca­dé­mique, celui d’un savoir, de l’histoire de la phi­lo et des grands cou­rants, de grandes notions hyper com­plexes. Phi­lo­so­pher, c’est davan­tage ici la capa­ci­té de n’importe quelle per­sonne (et qui mérite d’être déve­lop­pée chez n’importe qui), d’interroger à la fois sa vie concrète, quo­ti­dienne, fami­liale, affec­tive, pro­fes­sion­nelle, etc. et la socié­té dans laquelle elle est sans être aveugle au cadre, à ce qu’on fait machi­na­le­ment et qui finit par perdre tout sens.

Aujourd’hui, les outils dits d’« intelligence collective » employés pour animer et construire des débats démocratiques sont très valorisés. On n’a pas l’impression qu’il y ait le même enthousiasme autour de la philosophie, qui serait un peu ringardisée, poussiéreuse…

Nos outils sont très proches. L’objectif reste de faire en sorte que chacun·e ait une place dans un groupe, co-construise quelque chose avec ce que les autres y apportent de spé­ci­fique. On s’intéresse à la place de chacun·e, aux façons de la pro­té­ger, au cli­mat de la dis­cus­sion, aux dis­po­si­tifs pour garan­tir la par­ti­ci­pa­tion ou la dyna­mi­ser… Dans ce cadre-là, la phi­lo per­met d’isoler les briques qui forment la construc­tion, en cla­ri­fiant les opé­ra­tions intel­lec­tuelles utiles à celle-ci. La dimen­sion réflexive est impor­tante. Par exemple, une ques­tion dirige sou­vent les débats et on peut la consi­dé­rer en elle-même avant d’y répondre : est-elle claire, a‑t-elle des pré­sup­po­sés, les accepte-t-on ou veut-on déjà les dis­cu­ter ? Ce réflexe d’examiner la ques­tion nous per­met déjà une dis­tance. On peut ensuite voir le nombre de réponses réel­le­ment dif­fé­rentes que pro­posent les par­ti­ci­pants à cette ques­tion. Et on les exa­mine sys­té­ma­ti­que­ment. Chaque réponse doit ain­si être argu­men­tée pour être rece­vable et chaque argu­ment peut être lui-même éva­lué : est-il vrai, est-ce per­ti­nent ? Ques­tion­ner, pro­po­ser une réponse, la dis­tin­guer d’une autre, l’argumenter : ce sont des opé­ra­tions de pen­sée utiles à l’intelligence col­lec­tive qui sont comme des outils intel­lec­tuels qui aident et struc­turent notre intel­li­gence col­lec­tive. Les dis­cus­sions à visée phi­lo­so­phique et démo­cra­tique sont assez proches (mais plus anciennes) de la socio­cra­tie, mais avec cette vigi­lance accrue aux opé­ra­tions de la pen­sée qui lui est spécifique.

On parle beaucoup de citoyenneté et de participation pour l’instant. Les gens veulent s’exprimer mais on sent que les politiques ou les médias ont encore tendance à canaliser cette volonté d’expression. Quelle est votre opinion par rapport à cela ?

Le tout est de savoir à quelles condi­tions la parole popu­laire a une chance d’être réel­le­ment utile. On a tou­jours ten­dance à oppo­ser l’expert, avec son savoir, le temps qu’il prend à exa­mi­ner les choses, et le peuple qui s’exprime et qui donne son avis immé­dia­te­ment, sans connaitre grand-chose. C’est dom­mage. La Cour d’assises est une autre moda­li­té de la par­ti­ci­pa­tion citoyenne, plus inté­res­sante, parce qu’elle croise de l’expertise et de la démo­cra­tie directe. Or, si l’on par­vient à inté­grer des citoyens dans les déci­sions judi­ciaires les plus déli­cates, c’est-à-dire si on peut faire confiance à ce jury popu­laire et qu’on peut même valo­ri­ser le pro­ces­sus parce qu’il per­met que ses déci­sions échappent à l’emprise du poli­tique et qu’il garan­tit la sépa­ra­tion des pou­voirs, on peut y par­ve­nir plus lar­ge­ment dans la socié­té sans ren­voyer les citoyens à leur ignorance.

Par rapport à ce que vous désigniez comme un effet de mode – l’injonction à la participation –, qu’en est-il du droit au silence, du droit à la non-participation ? Quelle est la place du droit au silence dans une démarche philosophique ?

Mais d’où vient l’injonction à la par­ti­ci­pa­tion ? Il y a un voca­bu­laire de la par­ti­ci­pa­tion citoyenne qui vient du pou­voir, me semble-t-il. La par­ti­ci­pa­tion devient alors une cau­tion de sur­face à des déci­sions prises par une caté­go­rie socioé­co­no­mique qui ne repré­sente par­fois que ses propres inté­rêts, sous cou­vert d’un dis­cours de la par­ti­ci­pa­tion. Je suis plus inté­res­sée par tous ces col­lec­tifs qui se ras­semblent autour d’un pro­blème com­mun, où les gens ne sont pas invi­tés à par­ti­ci­per par d’autres qui défi­nissent com­ment on par­ti­cipe, dans quelle limite et à quoi au juste. Quand on tra­verse une dif­fi­cul­té, il est impor­tant de ne pas la tra­ver­ser seul, de se rendre compte que d’autres gens connaissent cette dif­fi­cul­té. C’est ça qui s’est pas­sé avec le mou­ve­ment des gilets jaunes. Bou­cler ses fins de mois, ce n’est pas une dif­fi­cul­té per­son­nelle, c’est une dif­fi­cul­té struc­tu­relle. On se rend compte que d’autres gens vivent ça de la même façon et qu’on n’est pas cou­pable parce qu’on serait fai­néant ou trop bête. Du coup, je trouve que la ques­tion du silence ne se pose pas vrai­ment. Il n’y a pas d’injonction qui vient de quelque part qui dirait : « Par­ti­cipe, sinon tu n’es pas un vrai citoyen ! » Ce sont les dif­fi­cul­tés qui légi­ti­ment l’activité, le dis­cours de la par­ti­ci­pa­tion est plus proche de celui de l’activation (par les pou­voirs publics d’un citoyen qui serait par nature passif).

Je lisais récem­ment dans un livre de Fran­cis Dupuis-Déri que le Moyen Âge pou­vait être plus démo­cra­tique que ce qu’on appelle aujourd’hui démo­cra­tie, un régime éta­bli après les grandes révo­lu­tions. Or, le dis­cours de grands révo­lu­tion­naires comme Robes­pierre ou Dan­ton était en réa­li­té un dis­cours anti­dé­mo­crate. Ce qu’ils vou­laient éta­blir, c’é­tait une oli­gar­chie, un gou­ver­ne­ment par les meilleurs, qui ne sont plus l’aristocratie mais les plus édu­qués ou que sais-je, mais sur­tout pas par le peuple ! Au Moyen Âge par contre, il y avait des petites col­lec­ti­vi­tés qui pos­sé­daient un ter­ri­toire et qui l’autogéraient. C’est ça la démo­cra­tie. Et si je com­prends le rôle que vous don­nez au silence, j’ai l’impression qu’il est plus légi­time dans les fausses démo­cra­ties, où il pour­rait repré­sen­ter une sorte de résis­tance, comme pour dire « c’est votre truc à vous mais nous, en fait, ce n’est pas notre sou­ci ». Le silence est une forme du refus d’un pseu­do débat public. Comme on pour­rait dire : « moi je vote blanc ou je refuse de voter parce que ce n’est pas comme ça que je peux par­ti­ci­per réel­le­ment à la démocratie ».

Gaëlle Jeanmart, Cédric Leterme et Thierry Müller, Petit manuel de discussions politiques – Réflexions et pratiques d’animation à l’usage des collectifs, Éditions du Commun, 2018.

PhiloCité ?

Retrouver la fonction émancipatrice de la philosophie. C’est l’objectif poursuivit depuis plus de dix ans par l’association liégeoise PhiloCité. Au départ, un collectif d’étudiants et de chercheurs en philo estimant que leur discipline ne devait pas rester l’apanage de cercles restreints. Gaëlle Jeanmart : « On veut que la philosophie ait une autre place. On a été vers les écoles, c’est notre activité principale, on est un Service jeunesse financé par le Ministère de la Jeunesse de la FWB. On fait de la philo avec des enfants dès la maternelle : ça veut dire prendre l’habitude d’examiner les choses, de questionner, d’apprendre à penser, d’apprendre à interroger. »

De manière complémentaire, PhiloCité mène d’autres projets d’éducation populaire par la philo avec des collectifs militants. C’est d’une expérience d’accompagnement et de formation avec Riposte.cte qu’est né le manuel.

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