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« Le Parlement, c’est mon théâtre. Les politiciens, mes acteurs »

Ludwig Verduyn

Lud­wig Ver­duyn est un jour­na­liste issu de la région de Cour­trai connu pour ses enquêtes sur les grosses for­tunes de Bel­gique. Après avoir été tour à tour rédac­teur en chef du Tijd et De Mor­gen, il a lan­cé Actua TV en 2005. Cette chaine par­le­men­taire rend compte des débats au Par­le­ment fla­mand et à la Chambre sur le câble avec un cer­tain suc­cès d’audience.

Vous avez publié plusieurs livres consacrés aux familles belges les plus fortunées de Belgique. Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez mené ces investigations ?

J’ai écrit ces livres en col­la­bo­ra­tion avec le pro­fes­seur d’économie de la VUB Jef Vuche­len. Nous avions consta­té que chez nos voi­sins, en Hol­lande, en France, en Angle­terre ou en Alle­magne, cela se fai­sait cou­ram­ment, mais que, par contre, cela n’existait pas encore en Bel­gique. Pour­tant, pour écrire ces livres, nous n’avons eu recours qu’à des sources publiques et aux­quelles on a faci­le­ment accès : bilans des entre­prises, publi­ca­tions dans Le Moni­teur belge, docu­ments éma­nant des entre­prises elles-mêmes, inter­views de res­pon­sables d’entreprises, cours de la Bourse…

Ce tra­vail per­met de don­ner un bel aper­çu du pay­sage éco­no­mique dans lequel nous vivons. Et par ailleurs, cela nous per­met de voir ce qu’il en est de cette idée qui cir­cule dans nos socié­tés libé­rales, celle du « self-made-man » à l’américaine, c’est-à-dire du gars qui débu­te­rait avec 100 dol­lars et qui accè­de­rait fina­le­ment au som­met de la socié­té en fai­sant fruc­ti­fier son capi­tal. Car en fai­sant cet exer­cice chaque année ou presque, on peut ana­ly­ser les varia­tions, voir à quel point il est pos­sible (ou non) d’établir une grande entre­prise dans une socié­té comme la nôtre et de deve­nir riche.

Vous avez publié plusieurs livres sur cette question ?

Mon pre­mier livre trai­tait de Roger De Clerck, aujourd’hui décé­dé, fon­da­teur du groupe Beau­lieu en Flandre, un groupe puis­sant de tex­tiles et qui avait mis en place un sys­tème de fraudes fis­cales très éla­bo­ré. J’ai aus­si écrit un livre sur Jean-Pierre Van Ros­sem, le fameux gou­rou finan­cier qui s’est avé­ré être simple escroc, et un autre sur la KB-Lux. Au total, j’ai publié près d’une dizaine de livres dont deux livres, en 2000 et 2012, sur les grandes fortunes.

Pour pour­suivre cette démarche, j’ai lan­cé il y un an derijkstebelgen.be (« les Belges les plus riches »), un site web, qui n’existe pour l’instant qu’en néer­lan­dais, où on peut décou­vrir les por­traits et for­tunes de 550 familles et toutes les nou­velles les concer­nant. Il est mis à jour fré­quem­ment. Ce site très fac­tuel et très objec­tif a démar­ré voi­ci un an et connaît beau­coup de suc­cès. Nous essayons avec celui-ci de don­ner un visage aux nou­velles économiques.

Était-ce dans le but de constituer un cadastre des fortunes ?

En 2000, cela n’a pas été facile de démar­rer ce tra­vail, nous avons fait face à beau­coup de résis­tance. Nous avons alors eu l’idée de pro­mou­voir cette recherche en la pré­sen­tant comme un outil per­met­tant la créa­tion d’un cadastre des for­tunes. Beau­coup de gens se sont d’ailleurs éton­nés que l’État belge n’ait pas lui-même réa­li­sé ce cadastre, qu’il n’y ait même pas pen­sé. Ce n’est pas qu’un inven­taire des plus grosses for­tunes, ce tra­vail com­porte aus­si des consi­dé­ra­tions idéo­lo­giques et politiques.

Pour vous don­ner une anec­dote, j’avais écrit une lettre à toutes les per­sonnes qui étaient dans le top 200, les aver­tis­sant que leur nom allait être publié dans notre tra­vail. En retour, j’ai reçu 200 lettres d’avocat me mena­çant de pour­suites si je publiais leur nom ! Mais il n’y a eu en réa­li­té aucune suite juri­dique. À pré­sent, je crois que les temps ont chan­gé, et les men­ta­li­tés aus­si, enfin juste un peu ! Je pense que les 25 pre­miers sur cette liste le sont encore aujourd’hui, et pour le reste, les gens acceptent qu’il y ait une sorte de trans­pa­rence concer­nant ce genre de don­nées. Je constate aus­si qu’il n’y a pas beau­coup d’évolution au bas de la liste. Ceux-là res­tent stables.

Qui sont ces familles les plus riches de Belgique ?

Les pre­miers de la liste, ce sont les familles action­naires du géant bras­si­cole AB Inbev, soit Spoel­berch, Mévius et Alexandre Van­damme le fameux roi de la bière par­ti s’établir en Suisse. Ils tota­lisent à eux trois près de 52 mil­liards d’euros. Viennent ensuite le finan­cier Albert Frère (6,2 mil­liards d’euros), la famille Col­ruyt (3,9 mil­liards d’eu­ro) ou encore la famile Emsens (3,5 mil­liards d’euros).

On a ain­si une quin­zaine de familles ultra-riches qui dominent le clas­se­ment, mais un fos­sé assez impor­tant les sépare des autres Belges les plus for­tu­nés. Ces gens-là ont une très grande for­tune à laquelle ils ne touchent pas. Par exemple, les actions de AB Inbev sont pour ain­si dire un fonds de com­merce : les divi­dendes qu’ils engrangent de ces pla­ce­ments sont uti­li­sés pour réin­ves­tir dans d’autres sociétés.

Une des prin­ci­pales consta­ta­tions que l’on a faite durant la réa­li­sa­tion de ce vaste tra­vail est que la plu­part de ceux qui se retrouvent sur cette liste résident en Flandre, un peu à Bruxelles et presque pas du tout en Wal­lo­nie. En fait, les trois quarts des 500 Belges les plus riches vivent en Flandre.

L’explication est assez évi­dente : la Wal­lo­nie est basée his­to­ri­que­ment sur une indus­trie lourde autour de l’acier ou du char­bon qui a qua­si­ment dis­pa­rue aujourd’hui. Les sous-trai­tants de ces grandes indus­tries n’ont quant à eux pas pu créer une sorte de réseau de sur­vie. Les dégâts ont dès lors été énormes.

À l’opposé, en Flandre à par­tir des années 50 et 60, les ports se sont for­te­ment déve­lop­pés à Gand, à Zee­brugge, à Anvers. Or, il n’existe pas de ports en Wal­lo­nie. Et les PME, point fort de la Flandre, y sont éga­le­ment beau­coup plus impor­tantes et actives.

Vos livres en général sont-ils bien acceptés au nord du pays ?

J’ai l’impression qu’ils sont plu­tôt mieux reçus au sud qu’au nord du pays. Au Tijd, un jour­nal finan­cier où j’ai débu­té, ou au Mor­gen, à l’époque où j’y tra­vaillais une coopé­ra­tion jour­na­lis­tique, une cer­taine soli­da­ri­té jour­na­lis­tique exis­taient. Or, si celle-ci sur­vit encore au sud du pays, j’ai l’impression qu’au nord, elle a dis­pa­ru. Ce sont en effet les grands groupes qui ont pris le pou­voir au sein des rédac­tions. À pré­sent, c’est encore pire puisque ce sont les grands dis­tri­bu­teurs qui sont en train de prendre le pou­voir. Ce sont les Google de ce monde qui prennent le pou­voir et qui défi­nissent qui va diri­ger ! Par exemple, à l’heure actuelle, les Google imposent des contraintes de for­mats aux jour­na­listes : écrire autant de para­graphes avec autant de signes et pro­po­ser deux titres, etc. On laisse le pou­voir aux dis­tri­bu­teurs qui vont bien­tôt indi­quer aux jour­na­listes com­ment et qu’est-ce qu’ils peuvent écrire ! On n’en est pas loin, il faut être conscient de cela. Quand je parle avec les diri­geants de grands groupes de médias, ils me disent qu’ils n’on pas de réponses à cela, qu’on ne peut pas se battre contre les Google ou Snap­chat. À part Twit­ter qui est en perte de vitesse, tout le reste est en train de gagner ce combat.

Aujourd’hui, vous êtes rédacteur en chef de Actua TV. Que propose cette chaine de télévision ?

Actua TV est une socié­té pri­vée qui existe depuis 2005. Nous ne dépen­dons pas du Par­le­ment et nous ne sommes pas sub­si­diés. Nous sommes finan­cés par Tele­net, le prin­ci­pal câblo-opé­ra­teur de Flandre (94 % des abon­ne­ments). Notre cœur de métier, ce sont les retrans­mis­sions en direct du Par­le­ment fla­mand le mar­di avec les com­mis­sions, le mer­cre­di avec les débats et les ques­tions d’actualité et le jeu­di à la Chambre avec les ques­tions d’actualité. Nous offrons donc une fenêtre sur ce qui se passe au Par­le­ment en retrans­met­tant les débats de manière inin­ter­rom­pue et en intégralité.

Je dis tou­jours que le Par­le­ment, c’est mon théâtre et que les poli­ti­ciens ce sont mes acteurs, sauf que je n’ai pas à les payer ! Ils répondent spon­ta­né­ment à nos ques­tions et montrent ce qu’ils font. À l’échelon de la Chambre fédé­rale, il y a plus d’agitation poli­tique, aspects com­mu­nau­taires obligent. Au Par­le­ment fla­mand, les choses sont plus calmes. Certes, il y a aus­si des ten­sions impor­tantes, mais elles sont de nature plus tech­nique et pas com­pa­rable à celles qu’on connait au niveau fédéral.

Ce type de chaine n’existe pas côté fran­co­phone. J’ai eu l’occasion d’en par­ler avec André Fla­haut lorsqu’il était encore pré­sident de la Chambre. Il sou­hai­tait à un moment créer un for­mat équi­valent en Wal­lo­nie, mais je crois qu’il n’a pas réus­si faute de moyen, la RTBF n’ayant pas assez d’argent pour mettre en œuvre ce projet.

Vous êtes une grosse équipe ?

Notre équipe est plu­tôt réduite puisqu’elle se com­pose de seule­ment six tech­ni­ciens à temps plein. Nous tra­vaillons aus­si avec tout un réseau de jour­na­listes free-lance. Nous avons aus­si une émis­sion impor­tante où sont pré­sen­tés de nou­veaux livres de fic­tion avec Rik Van Cau­we­laert (Ancien rédac­teur en chef du Knack). Nous avons aus­si un for­mat d’interview chaque lun­di sur le sport qui insiste sur les points de contact entre sport et monde poli­tique. Car il y a beau­coup de choses concer­nant le sport qui sont réglées par le monde poli­tique : les balises, la sécu­ri­té, la police, le dopage… Nous avons éga­le­ment un stu­dio de débats au sein de l’école supé­rieure Eras­mus à Ander­lecht où nous orga­ni­sons des débats chaque semaine et un autre dans l’enceinte du Par­le­ment fla­mand où au cours de chaque plé­nière, nous posons deux questions.

Quelle est votre audience ? 

Dif­fi­cile à dire, car nous ne pou­vons pas payer le Centre d’information sur les médias. Seuls les grands médias y ont accès. Mais nous savons que le week-end, le mer­cre­di et le jeu­di, nous attei­gnons envi­ron 50.000 télé­spec­ta­teurs regar­dant Actua TV au moins 15 minutes par jour de façon inin­ter­rom­pue. Pour les autres jours, cela varie entre 30 et 35.000 per­sonnes. Ce qui n’est pas si mal, car il s’agit d’une chaine de télé­vi­sion spé­cia­li­sée et non une télé­vi­sion géné­ra­liste. Et même si nous ne tou­chons pas un très grand public, nous res­tons un canal de com­mu­ni­ca­tion impor­tant pour le monde poli­tique. Le pro­fil de nos spec­ta­teurs est celui de per­sonnes qui lisent la presse et qui s’intéressent beau­coup à l’information.

Est-ce que vous avez l’impression depuis que la politique de Bart De Wever est mise en place et la N‑VA au pouvoir, que la presse est plus sous pression ?

Bart De Wever a gagné les élec­tions parce qu’il a obte­nu la confiance des jeunes en Flandre. Il a par­ti­ci­pé, comme Trump, à un pro­gramme de télé­vi­sion, un show popu­laire avec un quizz. Et les jeunes ont été épa­tés par la per­for­mance de De Wever. Beau­coup ont donc voté pour lui. Il a gagné les élec­tions parce qu’il avait atteint cet élec­to­rat jeune, ce que les autres par­tis n’avaient pas réus­si à faire. Il doit aus­si sa vic­toire à l’utilisation des nou­veaux médias sociaux. Il a réa­li­sé de grandes cam­pagnes sur inter­net, Twit­ter notam­ment. Je ne pense pas qu’il pour­ra revivre cela une deuxième fois, mais qu’il va se reti­rer à Anvers avec pour seule ambi­tion de res­ter bourg­mestre de sa ville.

Est-ce que la presse est sous pres­sion ? Non, depuis que je suis ici à la Rue de la Loi, j’ai vu dif­fé­rents pre­miers ministres, j’ai vu dif­fé­rents hommes poli­tiques impor­tants : c’est De Wever uni­que­ment qui gère son agen­da média­tique, tout comme le fai­saient Yves Leterme et Jean-Luc Dehaene en leur temps. Il est inutile de deman­der une inter­view à De Wever car c’est lui qui décide où et quand il vien­dra ! Et en fait, comme De Wever a eu des dif­fé­rends avec la VRT, il ne va jamais dans les émis­sions de la VRT. Quand on le voit, c’est le dimanche sur VTM, une chaîne com­mer­ciale, un peu comme RTL, et tou­jours avec le même jour­na­liste, qu’il connait bien !

Que pensez-vous de cette volonté de Bart De Wever, qui vire à l’obsession, de rendre la Flandre autonome ?

C’est Bart De Wever mais c’est aus­si le Vlaams Belang. Il y a éga­le­ment des ten­dances au sein du CD&V. Ce que je constate aus­si, c’est que se sont deux cultures dif­fé­rentes et même si on affirme que l’on va mettre tous les dos­siers com­mu­nau­taires au fri­go, on ne peut évi­ter que le com­mu­nau­taire revienne presque auto­ma­ti­que­ment. Ce qui s’est pas­sé pour la ques­tion du CETA avec la résis­tance appuyée de Paul Magnette est deve­nu auto­ma­ti­que­ment com­mu­nau­taire. L’exemple frap­pant des Fou­rons qui était plus folk­lo­rique et cer­tai­ne­ment plus poli­ti­cien qu’autre chose, nous a ame­né dans ce bout de pays, à vivre ensemble et à créer un sys­tème dans lequel les trois com­mu­nau­tés et les quatre régions peuvent coexis­ter et avan­cer à leur propre rythme. Mais j’ai l’impression que si la Flandre veut vrai­ment deve­nir indé­pen­dante, cela va dépendre de la déci­sion des États-Unis qui juge­ront si elle peut res­ter membre du FMI, de l’OTAN, bref de toutes les grandes orga­ni­sa­tions dans les­quelles nous sommes engagées.

Et puis, il y a la ville de Bruxelles qui se place dans le Top 3 des villes les plus impor­tantes d’Europe sur le plan diplo­ma­tique et stra­té­gique. Ce sont quand même des atouts qu’on ne peut igno­rer. Per­son­nel­le­ment, je suis pour une évo­lu­tion pro­gres­sive et prag­ma­tique dans un cer­tain nombre de dos­siers. Même si le monde change assez vite. Quand on voit ce qui se passe en Écosse, en Espagne, où il existe de vraies ten­dances natio­na­listes, la ten­ta­tion d’autonomie est grande. Néan­moins, il me semble clair que la Flandre n’a pas les moyens de s’isoler com­plè­te­ment et d’avoir la pré­ten­tion de sa réelle autonomie.