Entretien avec Anne-Charlotte Husson

Luttes féministes et batailles sémantiques

Illustration : Marco Chamorro

Les mots issus du giron fémi­niste et des études de genre irriguent de plus en plus le lan­gage cou­rant. Ils viennent brouiller des caté­go­ries binaires bien ins­tal­lées ou mettre en lumière des phé­no­mènes aupa­ra­vant invi­si­bi­li­sés (« charge men­tale », « mains­plai­ning », « frot­teur »…). Autant de nou­velles caté­go­ries qui per­mettent d’avoir prise sur le chan­ge­ment social. Anne-Char­lotte Hus­son, cher­cheuse en lin­guis­tique, mili­tante fémi­niste et auteure du blog cafaitgenre.org, nous indique les enjeux poli­tiques autour de ces mots, notam­ment dans le contexte de la vague #MeToo. L’occasion de mesu­rer l’étendue de la bataille séman­tique en cours sur les réseaux sociaux numé­riques et ailleurs.

Sur votre blog, vous pointez le fait que le terme « harcèlement sexuel » est une création relativement récente, d’abord conceptualisé dans les milieux féministes puis devenu une catégorie pénale. La création de mots par des militantes peut donc avoir des conséquences très concrètes ?

« Har­cè­le­ment sexuel » est une caté­go­rie pro­po­sée par des fémi­nistes tra­vaillant sur le droit qui se sont ren­du compte que pour pou­voir légi­fé­rer sur ces ques­tions-là, il fal­lait tout sim­ple­ment un mot pour dési­gner un phé­no­mène qu’on ne savait pas qua­li­fier aupa­ra­vant, même si tout le monde savait évi­dem­ment qu’il exis­tait. On a en effet besoin de mots, de caté­go­ries de pen­sée pour pou­voir faire sens de nos expé­riences. Ça a d’ailleurs été une grande par­tie du tra­vail fémi­niste des der­nières décen­nies que de créer et dif­fu­ser des mots. Pen­sons seule­ment à l’émergence du mot « sexisme », qui n’existait pas jusqu’aux années 60. Il a été for­mé sur le modèle du mot « racisme » pour expri­mer la dis­cri­mi­na­tion en fonc­tion du sexe. Mais aus­si à la caté­go­rie du « viol conju­gal », une caté­go­rie de pen­sée récente que jusqu’à peu on nom­mait « devoir conju­gal ». On a besoin de ces caté­go­ries de pen­sée pour pou­voir pen­ser le monde et pour pou­voir agir sur lui en retour.

Dans mes recherches sur les dis­cours fémi­nistes en ligne, j’ai pu tra­vailler sur le par­cours du mot mans­plai­ning [Contrac­tion entre le terme « man » (homme) et « explai­ning » (expli­ca­tion) qui désigne la situa­tion où un homme va expli­quer quelque chose à une femme de manière condes­cen­dante et pater­na­liste NDLR] qui a émer­gé ces der­nières années et est à pré­sent très cou­rant en anglais. Il est par­fois tra­duit par « mecs­pli­ca­tion » en fran­çais. C’est typi­que­ment un mot qui émerge dans les milieux fémi­nistes et qui se dif­fuse au-delà des cercles mili­tants lorsque le dis­cours média­tique, le dis­cours de presse s’en empare.

Le mili­tan­tisme fémi­niste passe autant par la créa­tion de mots nou­veaux que par le fait de se débar­ras­ser de mots qui posent pro­blème pour mettre en place les chan­ge­ments néces­saires. Il s’agit donc éga­le­ment d’identifier des mots qui ne devraient plus exis­ter comme « made­moi­selle » dans les for­mu­laires admi­nis­tra­tifs ou « crime pas­sion­nel » dans les dis­cours média­tiques. Même si je ne dirais jamais qu’il ne s’agit que d’une ques­tion de mots, il s’agit aus­si d’une ques­tion de mots.

Est-ce que la vague #MeToo qui a vu se multiplier les témoignages en ligne d’agressions sexuelles subies par des femmes aurait pu avoir lieu sans le dispositif technique lui-même ? Que ce soit le mot-dièse #MeToo lui-même, le format ou la diffusion des témoignages sur les réseaux sociaux numériques ?

Il n’y aurait cer­tai­ne­ment pas eu des mobi­li­sa­tions de cette ampleur sans les moyens per­mis par le web 2.0. Il faut vrai­ment sai­sir la nou­veau­té que consti­tuent ces mobi­li­sa­tions col­lec­tives en ligne (même si elles ne se déroulent jamais seule­ment en ligne). La mobi­li­sa­tion des hash­tags comme moyen d’organisation, c’est quelque chose qui a été obser­vé à de mul­tiples reprises et sur dif­fé­rents sujets, des révo­lu­tions arabes aux #Bla­ck­Li­ves­Mat­ters des mili­tants afro-amé­ri­cains lut­tant contre les vio­lences poli­cières aux États-Unis. Il faut abso­lu­ment mesu­rer la part que jouent les tech­no­lo­gies aujourd’hui dans les luttes. On peut à cet égard noter que les hash­tags, en tant qu’instruments poli­tiques et mili­tants, sont uti­li­sés à la fois comme un outil d’organisation pour les mobi­li­sa­tions col­lec­tives et comme slo­gans. Il y a donc d’une part la dimen­sion orga­ni­sa­tion­nelle : on va se ral­lier autour d’une ban­nière pour dis­cu­ter de ce qu’on fait et de com­ment on le fait. Et puis, il y a d’autre part la dimen­sion slo­ga­nesque qui pré­existe évi­dem­ment à inter­net, dans une cer­taine réin­ven­tion. Ain­si, quand les gens citent #MeToo ou #Balan­ce­Ton­Porc, ils énoncent en fait des slo­gans avec des hashtags.

Après, il ne faut pas non plus tom­ber dans l’excès inverse qui consis­te­rait à dire que c’est entiè­re­ment nou­veau. Car #MeToo se fonde sur des décen­nies de pra­tique mili­tante du groupe de parole. Une pra­tique du témoi­gnage qui débute dans les années 60 et 70 et qui conduit du par­tage d’expériences à la prise de conscience, puis à mobi­li­sa­tion col­lec­tive. Aujourd’hui, même si le web a pro­fon­dé­ment méta­mor­pho­sé ces pra­tiques, on peut clai­re­ment dis­cer­ner une conti­nui­té. Le fond est en effet tou­jours là : réa­li­ser que ces expé­riences qui nous inter­pellent dans notre indi­vi­dua­li­té, notre corps, notre inti­mi­té et notre sécu­ri­té cor­po­relle per­son­nelle sont en fait par­ta­gées et que ces pro­blèmes-là sont donc pro­fon­dé­ment col­lec­tifs et fon­da­men­ta­le­ment poli­tiques. La seule solu­tion pos­sible étant donc une solu­tion poli­tique et non une réponse per­son­nelle. C’est le moi, l’individu, et puis c’est le aus­si, le col­lec­tif. Ce sont les deux en même temps.

Et si ce hash­tag, et tout ce qui est venu avec, a connu autant d’ampleur, c’est éga­le­ment parce qu’il y a eu tout un tra­vail effec­tué en amont : tous les outils étaient là pour com­prendre ce qui se pas­sait. Ain­si, dire « les frot­teurs du métro = une agres­sion sexuelle » n’est pas une équa­tion qui est appa­rue au moment de #MeToo. Mais elle s’est faite pour beau­coup de gens à ce moment-là parce qu’auparavant, un énorme tra­vail avait été réa­li­sé sur la ques­tion. Ce sont des décen­nies d’information, de mili­tan­tisme, de chan­ge­ments qui peuvent paraitre vrai­ment minus­cules et labo­rieux, avec des moments où on a par­fois l’impression qu’on revient en arrière… mais à la faveur d’un moment comme celui de #MeToo, on se rend compte qu’en fait, tout ça a bel et bien eu des effets profonds.

Comment le discours anti-genre s’attaque-t-il à tous ces nouveaux termes issus du champ féministe ?

Les batailles séman­tiques portent à la fois sur les mots qu’on uti­lise res­pec­ti­ve­ment, et, lorsqu’on par­tage les mêmes mots, sur la défi­ni­tion qu’on va leur donner.

Ain­si, un terme comme « théo­rie du genre » appar­tient au dis­cours anti-genre tan­dis que celui de « cis­sexisme » [une forme de sexisme pra­ti­qué par des per­sonnes cis­genres – per­sonnes qui s’identifient au genre qui leur a été assi­gné à la nais­sance — à l’encontre de per­sonnes trans­genres NDLR] appar­tient au dis­cours mili­tant fémi­niste et LGBT. Il y a donc une sépa­ra­tion rela­ti­ve­ment claire entre ces deux sphères et cha­cun rejette et cri­tique les mots de l’autre.

Et puis, il y a des mots que tout le monde uti­lise, quel que soit son camp, comme « mariage » ou « éga­li­té ». À par­tir de ce moment-là, la ques­tion ne va pas être de savoir si on accepte ce mot ou pas, mais bien quelle défi­ni­tion on lui donne. Le mot éga­li­té était au cœur des argu­men­ta­tions pro-Mariage pour tous : c’est une ques­tion d’égalité c’est-à-dire d’égalité des droits. Du côté des anti, on va trou­ver des termes comme « éga­li­ta­risme » ou « éga­li­té à outrance », qui impliquent bizar­re­ment que l’é­ga­li­té a des degrés. Beau­coup insistent éga­le­ment sur le fait que dif­fé­rence (entre les sexes, mais aus­si entre les sta­tuts juri­diques des indi­vi­dus) ne signi­fie pas inéga­li­té – l’i­dée étant que les pro-Mariage pour tous, les militant·e·s LGBT et fémi­nistes rejet­te­raient toute dif­fé­rence au nom du prin­cipe d’é­ga­li­té. Enfin, les « anti-genre » avancent sou­vent que des termes comme « éga­li­té hommes/femmes », « éga­li­té filles/garçons », appa­rem­ment consen­suels, sont en fait uti­li­sés par le gou­ver­ne­ment (socia­liste à l’é­poque) pour mas­quer leur objec­tif véri­table, à savoir : impo­ser la « théo­rie du genre ».

Ces nouveaux termes sont puissants quand on les connait, quand on sait les utiliser. En même temps, est-ce que leur aspect parfois technique ou relevant d’un certain jargon ne freine pas leur usage par le grand public ?

Tous les domaines ont leur jar­gon. Le mili­tan­tisme fémi­niste a le sien et il y a des mots qui ne quit­te­ront jamais le giron fémi­niste ou LGBT. Ce sont des mots qui peuvent être utiles à un moment don­né comme caté­go­rie mili­tante même s’ils sont com­plexes. Après, il ne faut pas non plus sous-esti­mer la capa­ci­té de la langue à évo­luer et à inté­grer de nou­veaux termes et caté­go­ries. Qu’on pense seule­ment au terme de genre, mot plu­tôt com­plexe et qui a tout de même connu un cer­tain suc­cès, bien loin des seules sphères mili­tantes. C’est pos­sible que « cis­sexisme » reste trop jar­gon­nant, par contre « gros­so­pho­bie » com­mence à trou­ver un cer­tain écho dans la presse. Or, plus les articles de presse vont uti­li­ser un mot, plus les gens vont les recon­naitre. On a besoin de jar­gon et on doit en tout cas expé­ri­men­ter avec les mots.

Le mot « grossophobie » a une efficacité politique importante. Ça peut être une stratégie discursive militante de diffuser des mots très impactants ?

En anglais, un terme comme « gros­so­pho­bie », tra­duit par fat­pho­bia, on appelle ça des mots « in your face », des mots « coup de poing ». Il y a cette reven­di­ca­tion de la part d’une par­tie des mili­tants de se dire et de s’affirmer comme fat, comme grosse plu­tôt que d’utiliser des euphé­mismes comme « per­sonnes fortes » ou « en sur­poids ». On va alors bran­dir ces mots-là comme des armes. Ça s’inscrit évi­dem­ment dans une tra­di­tion de resi­gni­fi­ca­tion : se sai­sir d’un mot qui était une insulte ou qui était deve­nu une insulte, et, en l’utilisant soi-même à pro­pos de soi, lui don­ner un autre sens et une signi­fi­ca­tion poli­tique très forte.

Dans les luttes féministes, est-ce qu’il y a quelque chose qui se joue du côté des mots pour qu’on puisse définir, rendre possible, favoriser l’émergence d’autres masculinités possibles ou d’autres manières d’être en rapport entre les sexes ? 

Lut­ter contre la mas­cu­li­ni­té toxique et don­ner la place à d’autres formes de mas­cu­li­ni­té est un enjeu extrê­me­ment impor­tant. Le terme de « mas­cu­li­ni­té toxique » lui-même a dépas­sé les seuls cercles mili­tants et il est uti­li­sé de manière rela­ti­ve­ment fré­quente dans les médias anglo­phones. Il per­met de rendre visible ce que la socio­logue Raewyn Connell nom­mait la mas­cu­li­ni­té hégé­mo­nique, celle qui domine d’autres mas­cu­li­ni­tés pos­sibles. Ça passe aus­si par une décons­truc­tion de l’idéologie de la viri­li­té, le viri­lisme.

On peut éga­le­ment pen­ser au mot « pri­vi­lège » qui est deve­nu ces der­nières années un mot très impor­tant dans les dis­cours mili­tants (« White pri­vi­lege », « Male pri­vi­lege »…). Un terme sou­vent mal com­pris, com­pli­qué à expli­quer et sur­tout com­pli­qué à admettre… Il est en effet très dif­fi­cile de deman­der à un domi­nant d’admettre l’existence de son pri­vi­lège. Sachant que l’idée n’est pas de culpa­bi­li­ser mais bien, pour celui qui en béné­fi­cie, de recon­naitre qu’il est pri­vi­lé­gié, puis d’essayer d’y renon­cer, et d’arriver à se dire qu’il va même lut­ter pour que ce pri­vi­lège n’existe plus. C’est notam­ment ce tra­vail qu’on demande aux hommes.

Le féminisme, en sept slogans et citations

Ouvrage d’information graphique réalisé avec Thomas Mathieu aux pinceaux (auteur ente autres BD de la série Les Crocodiles), ce livre paru aux Editions du Lombard présente une vue d’ensemble du féminisme - ou plutôt des féminismes - à partir de sept citations ou slogans, de manière concise mais précise, argumentée mais plaisante à lire. Il en déroule ses protagonistes, ses figures, ses théories, ses pratiques et ses moments forts, combats et résistances, au Nord comme au Sud. Il donne aussi des clefs pour appréhender les thématiques et mots du genre, de la pensée LGBTQI, du féminisme antiraciste, ainsi que de leurs auteurs et autrices. Une très bonne entrée en matière ou rappel sur le mouvement féministe. (Aurélien Berthier)

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