Misanthropie 2

Manson ou la dystopie pop

Par Denis Dargent

Dans une pré­cé­dente chro­nique, j’ai évo­qué la typo­lo­gie des tueurs de masse, éta­blie en fonc­tion de leurs dif­fé­rents modes opé­ra­toires. Outre les mass mur­de­rers pro­pre­ment dits, j’identifiais les tueurs en série, les tueurs à la chaîne et les tueurs en milieux sco­laire, une sous-caté­go­rie encore ali­men­tée par l’actualité récente (lycée de San­ta Fe, Texas, 10 morts).

Mais une autre espèce a été révé­lée au grand public à la fin des années 60, qu’on nom­me­ra, faute de mieux, tueur par sug­ges­tion. Le sin­gu­lier s’impose ici, puisque cette caté­go­rie ne semble incar­née que par un seul homme : Charles Man­son, né Charles Milles Man­son le 12 novembre 1934 à Cin­cin­na­ti, Ohio.

Man­son est un mani­pu­la­teur né. Ses rela­tions sociales avec autrui (famille, « amis », puis plus tard dis­ciples au sein de la Man­son Fami­ly) ont tou­jours été fon­dées sur un prin­cipe de réci­pro­ci­té uni­voque. L’intérêt per­son­nel étant le seul motif véri­table de ses rap­ports avec les autres. Une atti­tude qu’on décèle dès l’enfance de Char­lie et qui se for­ge­ra dans sa très longue période d’enfermement, en mai­son de cor­rec­tion ou en pri­son, qui occupe déjà près des deux-tiers de son exis­tence alors qu’il n’a que 30 ans…

Témoin des pro­fondes ten­sions de la socié­té amé­ri­caine à par­tir des années 66 – 67, Man­son s’est pro­pa­gé tel un can­cer au cœur même des uto­pies de l’époque, per­son­ni­fiées par les hip­pies et leurs pro­messes d’un âge nou­veau de paix, d’amour libre et d’usage immo­dé­ré de sub­stances hallucinogènes.

À Los Angeles, notre escroc réus­sit même à inté­grer le cercle res­treint des cadors de la pop music. Long­temps en effet Man­son se rêva rock star, mais ses com­po­si­tions médiocres ne sédui­sirent fina­le­ment aucun pro­duc­teur. Il connut plus de suc­cès, en revanche, dans son rôle de gou­rou, atti­rant à lui des jeunes filles fugueuses et des gar­çons en déshé­rence sociale, qu’il finit par conver­tir à son cha­ra­bia mys­tique issu prin­ci­pa­le­ment de la Bible et des chan­sons des Beatles. Le groupe anglais en plein apo­gée devint car­ré­ment l’obsession de ce per­son­nage à qui tout sem­blait per­mis, y com­pris de se prendre pour Jésus Christ !

C’est donc Man­son qui, dans la nuit du 8 au 9 août 1969, sug­gé­ra les crimes per­pé­trés par trois de ses « élèves » dans la vil­la de Cie­lo Drive sur les hau­teurs de Los Angeles. Quatre per­sonnes (plus une, abat­tue à l’extérieur de la pro­prié­té) y furent lit­té­ra­le­ment mas­sa­crées. Par­mi elles, la jeune actrice Sha­ron Tate, épouse du réa­li­sa­teur Roman Polans­ki, alors enceinte de huit mois. Dans la fou­lée, le 9 au soir, un couple (Leno et Rose­ma­ry LaBian­ca) fut vio­lem­ment exé­cu­té dans sa rési­dence de Waver­ly Drive, quar­tier de Los Feliz, par les membres du même com­man­do « familial. »

La ver­sion la plus cré­dible à ce jour pour expli­quer ce rituel assas­sin serait liée à la pro­phé­tie de Charles Man­son quant à l’imminence d’une guerre raciale entre blancs et noirs, iden­ti­fiée au Hel­ter Skel­ter des Beatles, un mor­ceau qu’on retrouve sur leur album épo­nyme de 68 (le « double blanc »). Selon Man­son, la res­pon­sa­bi­li­té des crimes com­mis devait être in fine impu­tée aux acti­vistes noirs, pré­ci­pi­tant ain­si une guerre néces­saire, selon lui. Cachée dans une cité sous la Terre, la Fami­ly repren­drait alors pos­ses­sion du monde à l’issue du conflit dévas­ta­teur. Pré­ci­sons que le texte d’Hel­ter Skel­ter n’avait évi­dem­ment aucun rap­port avec les délires d’interprétation de Man­son. Une bande d’allumé·es fer­més à tout esprit cri­tique y a pour­tant cru…

Même s’il n’a jamais par­ti­ci­pé aux meurtres dont il fut le com­man­di­taire spi­ri­tuel, Man­son fut tou­te­fois condam­né à la peine capi­tale en mars 1971. La peine fut com­muée en pri­son à vie. Le tueur par sug­ges­tion est mort le 19 novembre 2017 dans une pri­son californienne.

Man­son demeu­re­ra à jamais comme une balafre sur le visage de la culture pop.