Mateo Alaluf

La pension, combat de gauche

Illustration : David Delruelle

Mateo Ala­luf est pro­fes­seur de socio­lo­gie à l’U­ni­ver­si­té Libre de Bruxelles et spé­cia­liste des ques­tions rela­tives à l’emploi et au tra­vail. Il revient ici sur la ques­tion du sens de la lutte his­to­rique pour la réduc­tion du temps de tra­vail. Et explique la prio­ri­té que le mou­ve­ment pro­gres­siste devrait accor­der pour les luttes à venir : ne pas allon­ger les car­rières professionnelles.

Avec une tendance à l’allongement de l’âge de départ à la pension en Europe, des cadences horaires élevées ou encore une évacuation de l’idée de baisser le temps de travail hebdomadaire, est-ce qu’on assiste à une raréfaction du temps libre ?

En tout cas, il y a main­te­nant un retour­ne­ment au niveau des dis­cours et il y a un début d’arrêt d’une évo­lu­tion sinon d’un retour en arrière.

Car toute l’histoire de l’industrialisation, c’est celle de la lutte pour le temps libre et pour la dimi­nu­tion du temps de tra­vail. Dimi­nu­tion du temps de tra­vail dans la jour­née (jour­née des 8 heures), dans la semaine por­tée pro­gres­si­ve­ment à 5 jours (et on évoque de plus en plus la semaine de 4 jours), dans l’année avec les vacances annuelles. Et dimi­nu­tion éga­le­ment dans la vie humaine avec l’abaissement de l’âge de la pen­sion mais aus­si l’augmentation de la sco­la­ri­té. Le temps de tra­vail est ampu­té en début de vie (plus de temps pour étu­dier), en fin de vie (pour avoir une pen­sion plus tôt) et aus­si au sein même de l’heure de tra­vail, au niveau des cadences et de l’intensité du travail.

En plus de viser la dimi­nu­tion du chô­mage, il s’agit de tra­vailler moins pour avoir plus de temps libre. Mais c’est une idée qui n’a de sens que si le salaire ne dimi­nue pas. C’est pré­ci­sé­ment l’augmentation des reve­nus et du pou­voir d’achat des per­sonnes qui auto­rise la capa­ci­té à jouir du temps libre. Il y a une intime liai­son, temps de tra­vail et temps libre.

Keynes disait dans les années 1930 qu’il fal­lait que les socié­tés s’organisent dans l’objectif poli­tique du plein-emploi afin qu’en l’an 2000 tout le monde tra­vaille dans le cadre d’une semaine de tra­vail de 15 h ! Dans son esprit, plein emploi va de pair avec une dimi­nu­tion du temps de tra­vail. Car « plein emploi » ne veut pas dire tra­vailler tout le temps mais bien tra­vailler tous et de moins en moins. On est obli­gé, pour que la socié­té sub­vienne à ses besoins, de faire des choses contraintes. Mais grâce aux pro­grès humains, cette part contrainte dimi­nue pour lais­ser la place à des acti­vi­tés libres. La dimi­nu­tion du temps de tra­vail est vrai­ment l’élément cen­tral du pro­grès des socié­tés à tra­vers notam­ment l’action du mou­ve­ment ouvrier, de la gauche dans le monde politique.

Actuellement, on dit souvent qu’il faut allonger la durée de la carrière professionnelle pour sauver le système des retraites, qu’en pensez-vous ?

L’idée de dire que puisqu’il y a vieillis­se­ment de la popu­la­tion il faut tra­vailler plus long­temps, c’est véri­ta­ble­ment aller à l’encontre de toute l’histoire du mou­ve­ment ouvrier. C’est tout à fait scan­da­leux, c’est l’idée la plus réac­tion­naire qui existe ! L’idée des retraites n’a de sens que si je suis retrai­té en étant jeune. Nous ne vou­lons une retraite que si nous pou­vons en jouir plei­ne­ment et non avoir une « pen­sion pour les morts ». Lorsqu’on vit plus long­temps, il faut tra­vailler moins long­temps ! Puisque l’espérance de vie aug­mente, il faut au contraire davan­tage pou­voir jouir de cela, notam­ment en déve­lop­pant des acti­vi­tés libres, et en par­ta­geant les acti­vi­tés contraintes.

On voit bien qu’il y a une ins­tru­men­ta­li­sa­tion du vieillis­se­ment par les poli­tiques néo­li­bé­rales. Dans tous les pays, qu’ils soient vieux comme l’Allemagne ou jeunes comme la France ou l’Irlande, la conclu­sion est la même. Que la popu­la­tion rajeu­nisse ou pas, il faut tou­jours tra­vailler plus long­temps ! C’est très idéologique.

Et on voit qu’on ne par­vient pas à l’imposer, à la réa­li­ser. En Alle­magne, on revient en arrière. Le gou­ver­ne­ment pré­cé­dent avait por­té l’âge de la retraite de 65 à 67 ans. L’actuel vient de le rame­ner à 63 ans [pour ceux qui auront coti­sé 45 ans NDLR]. La résis­tance de la popu­la­tion est très forte. En Bel­gique, on se sou­vient des grèves géné­rales sur les pré­pen­sions et les pen­sions. Les gens n’acceptent pas ces rai­son­ne­ments à l’emporte-pièce. Ils savent que c’est absurde. C’est pour­quoi, mal­gré cette offen­sive extra­or­di­naire déjà avan­cée au som­met de Lis­bonne en 2000, ils ne sont pas par­ve­nus à aller bien loin sur cette ques­tion. La résis­tance du corps social est très importante.

Pour autant, en France, l’allongement de 60 à 62 ans est passé…

Mais avec beau­coup de dif­fi­cul­tés et de résis­tances ! La ten­dance dans laquelle nous sommes enga­gés avec le néo­li­bé­ra­lisme, c’est celle de l’allongement. Ils par­viennent à le faire mais très peu par rap­port aux pro­grammes des éco­no­mistes néo­li­bé­raux. Les poli­tiques savent que c’est dif­fi­cile. Ici, en Bel­gique, on ne joue que sur les pré­pen­sions. Dans le cadre de la nou­velle coa­li­tion, il semble qu’ils vont en res­ter aux 65 ans. Ils vont faire en sorte que les gens tra­vaillent plus long­temps mais dans le cadre de ces 65 ans. C’est entré dans la concep­tion des gens, qu’on ne peut pas tra­vailler plus long­temps. D’autant que les condi­tions de tra­vail de plus en plus dété­rio­rées rendent encore plus insup­por­table l’idée d’un pro­lon­ge­ment de la vie active. Ce qui est res­sen­ti for­te­ment aujourd’hui, c’est la perte énorme que cela consti­tue­rait de tra­vailler une année de plus.

Par ailleurs, on constate que les par­tis d’extrême-droite en Europe s’opposent le plus sou­vent à l’augmentation de l’âge de la retraite en disant « les sociaux-démo­crates vous ont tra­hi, nous, nous défen­dons l’État social. » Il faut bien réa­li­ser que les conces­sions faites au néo­li­bé­ra­lisme par les sociaux-démo­crates nour­rissent cette extrême-droite populiste.

Et en Belgique ?

Le (pseu­do) « Pacte des soli­da­ri­tés entre les géné­ra­tions » en Bel­gique a entraî­né des grèves géné­rales et les élec­tions qui ont sui­vi ont été une des plus mau­vaises pour le Par­ti socia­liste. Chaque fois que la gauche gou­ver­ne­men­tale cède sur la ques­tion des pen­sions, elle est sanc­tion­née par les urnes. Les autres par­tis n’en pâtissent pas. Per­sonne n’attend de la coa­li­tion actuelle qu’elle défende les acquis sociaux. C’est à la gauche que revient his­to­ri­que­ment la défense de ces acquis sociaux. Et les pen­sions au pre­mier chef.

Selon vous, c’est donc surtout en fin de carrière qu’il faut libérer du temps libre ? 

La ques­tion de la dimi­nu­tion du temps de tra­vail est cen­trale. La ques­tion de la semaine des 4 jours est impor­tante puisqu’elle libé­re­rait un jour par semaine. Mais actuel­le­ment, c’est sur la retraite qu’elle se joue selon moi. Allon­ger l’âge de départ à la retraite est un des élé­ments cen­traux de l’idéologie néo­li­bé­rale. Je pense que la résis­tance doit por­ter là-des­sus : ne pas pro­lon­ger l’âge de la retraite, et par­tir à la retraite le plus tôt pos­sible. Je peux me trom­per mais c’est selon moi plus impor­tant que de tra­vailler une demi-heure de moins chaque jour.

On parlait de la réduction du travail avant et après le travail mais vous évoquiez aussi la diminution dans le travail lui-même, c’est-à-dire ?

C’est la lutte sur l’organisation du tra­vail, sur la qua­li­té de l’emploi, sur le fait d’aller à l’encontre des emplois à temps par­tiel. Lut­ter contre le temps par­tiel non choi­si est un grand com­bat qu’il faut mener. Pour un très grand nombre de per­sonnes main­te­nant, il ne s’agit pas d’avoir un emploi mais d’avoir des heures. Par exemple les titres-ser­vices dans le net­toyage, tra­vailler tôt le matin et tard le soir, avoir des horaires cou­pés. Cela touche majo­ri­tai­re­ment les femmes, les aides ména­gères. Or, une femme qui a 6 heures de ménage à faire par jour tra­vaille en réa­li­té beau­coup plus qu’un temps plein en rai­son des dépla­ce­ments entre ses dif­fé­rents employeurs. Le fait de tra­vailler à temps par­tiel ne signi­fie donc pas tra­vailler moins qu’un temps plein mais par­fois tra­vailler plus et gagner beau­coup moins.

Seul le temps de travail est aujourd’hui valorisé dans nos sociétés ?

Oui, dans la mesure où il per­met pré­ci­sé­ment aux per­sonnes d’avoir du temps libre et de s’épanouir. Pré­cé­dem­ment, le temps de tra­vail n’était pas valo­ri­sé. Dans les socié­tés du 19e siècle, seuls les pauvres tra­vaillaient. Le pau­pé­risme, c’était la pau­vre­té mas­sive pro­duite par le tra­vail. Le tra­vail appau­vris­sait, tuait et les gens qui tra­vaillaient étaient igno­rants. Les riches, eux, ne tra­vaillaient pas.

C’est une vic­toire du mou­ve­ment ouvrier que d’avoir fait recon­naître le tra­vail. Cette valo­ri­sa­tion du tra­vail per­met la réa­li­sa­tion d’activités contraintes et donne en contre­par­tie la pos­si­bi­li­té de jouir du temps libre. Tra­vailler dans une socié­té sala­riale c’est tra­vailler pour autrui, pour des fins qui ne sont pas les miennes. Je tra­vaille pour mon patron qui me paye en contre­par­tie. C’est pré­ci­sé­ment le tra­vail qui per­met aux per­sonnes la pos­si­bi­li­té de maî­tri­ser leur vie et de jouir de leur temps libre en dimi­nuant pro­gres­si­ve­ment la sphère du tra­vail contraint.

La lutte pour le temps libre, c’est d’essayer d’augmenter le temps pen­dant lequel on est à même de faire des choix qui ne soient pas contraints par des rai­sons fami­liales ou pro­fes­sion­nelles. Cela implique d’abord – mais pas seule­ment – d’avoir la pos­si­bi­li­té maté­rielle de le faire. À par­tir du moment où on a cette pos­si­bi­li­té maté­rielle de pro­cé­der à des choix libres alors on peut avoir un temps libre qui est un temps véri­ta­ble­ment choi­si. Celui qui dépend des choix indi­vi­duels et qui échappe à toute une série de contraintes qui empri­sonnent le temps libé­ré du travail.

Dernier ouvrage paru : Contre la pensée molle, Dictionnaire du prêt-à-penser (tome 2), Couleur livres, 2014

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