Mémoire et oubli au temps des big data

Illustration : Vanya Michel

La puis­sance de cal­cul des ordi­na­teurs double tous les dix-huit mois (loi de Moore) et la capa­ci­té de sto­ckage des disques durs tous les treize (loi de Kry­der). La moi­tié des don­nées qui com­posent l’écosystème numé­rique d’aujourd’hui n’existait pas l’année der­nière. On se sou­vien­dra du 21e siècle comme le siècle de la mémoire, le siècle qui a tué l’oubli.

Au début des années 2000, nous sommes pas­sés d’un web de la connais­sance à un web de don­nées. Cette deuxième phase – appe­lée « web 2.0 » ou « web par­ti­ci­pa­tif » – a été dis­rup­tive sous deux aspects. Au niveau de l’usage, l’internaute-utilisateur est deve­nu inter­naute-pro­duc­teur de conte­nus ; au niveau du modèle éco­no­mique, les tech-entre­prises ont com­men­cé à pro­po­ser leurs ser­vices et pro­duits « gra­tui­te­ment », tout en se rému­né­rant grâce à l’exploitation des don­nées de leurs clients. L’envie de dif­fu­ser le savoir et/ou le désir d’exposition de soi ont pous­sé tout un cha­cun à écrire, com­men­ter, par­ta­ger des liens, des pho­tos ou des vidéos (en 2016, Google a trai­té cinq mil­liards et demi de requêtes par jour ; sur Face­book, il y a eu deux mil­lions de « like » et sept mil­lions de mes­sages envoyés par minute ; sur You­Tube, six heures de vidéo ont été uploa­dées chaque seconde). Et tout cela a été enre­gis­tré, pour le plus grand bon­heur de ceux ayant com­pris que ces dif­fé­rentes traces numé­riques – bap­ti­sées Big data en rai­son de leur quan­ti­té gigan­tesque – étaient « le pétrole du 21e siècle ».

Nous sommes actuel­le­ment dans la phase 3.0 du web : l’internet des objets. Des smart­phones aux montres en pas­sant par les camé­ras de sur­veillance, les chau­dières et les vibro-mas­seurs (!), les appa­reils connec­tés sont de plus en plus pré­sents dans notre quo­ti­dien et, sans que nous nous en ren­dions for­cé­ment compte, emma­ga­sinent et trans­mettent eux aus­si énor­mé­ment de ren­sei­gne­ments sur nous ou sur notre mode de vie (la palme de l’espionnage reve­nant sans doute aux smart TV Sam­sung à télé­com­mande vocale, qui peuvent enre­gis­trer nos conver­sa­tions et les envoyer à des tiers sous pré­texte d’« amé­lio­rer notre expé­rience uti­li­sa­teur »). D’ici 2020, il y aura en moyenne 30 objets reliés à inter­net dans chaque foyer des pays dits « déve­lop­pés », et le volume des Big data attein­dra alors 40 000 mil­liards de giga­oc­tets. Il est dif­fi­cile de s’imaginer une telle quan­ti­té d’informations. Si elles étaient conte­nues dans des livres, on pour­rait construire des piles de 52 exem­plaires, les ser­rer côte-à-côte et recou­vrir ain­si toute la super­fi­cie des États-Unis. À titre com­pa­ra­tif, les archives réunies par la Sta­si en 40 années d’existence ne s’étendraient que sur une ligne droite de 150 kilo­mètres, et sur un seul volume d’épaisseur…

MESURE DU MONDE ET QUANTIFICATION DE SOI

Les Big data sont donc grosses et elles sont main­te­nant uti­li­sées dans toutes sortes de domaines, des plus tri­viaux aux plus sen­sibles. On s’en sert dans la robo­tique mili­taire (les ren­sei­gne­ments récol­tés au sujet d’un indi­vi­du sont trans­mis aux drones de com­bat et ils per­mettent de déci­der, le cas échéant, de sa vie ou de sa mort), pour nous pro­po­ser une âme sœur sur les sites de ren­contre ou encore pour per­son­na­li­ser, en temps réel, la publi­ci­té que nous voyons sur le web (ce qu’on appelle le real-time bid­ding : tan­dis que notre navi­ga­teur charge la page du site que nous vou­lons visi­ter, des algo­rithmes, ren­sei­gnés par tous les cookies dépo­sés dans notre ordi­na­teur, fouillent nos don­nées afin de déter­mi­ner quel type de consom­ma­teur nous sommes. Notre pro­fil est ensuite mis aux enchères entre les dif­fé­rents annon­ceurs et celui qui les emporte peut impo­ser son ban­deau publi­ci­taire, tout cela en moins de cent mil­li­se­condes). Mais la nou­velle étape déci­sive dans le pro­ces­sus d’enregistrement numé­rique de notre être est cer­tai­ne­ment le déploie­ment à grande échelle des outils de « quan­ti­fi­ca­tion de soi » (quan­ti­fied-self), qui per­mettent de mesu­rer notre état de san­té (taux de gly­cé­mie, courbe de poids, etc.) et peuvent ser­vir aux assu­reurs à adap­ter leurs tarifs en fonc­tion de chaque indi­vi­du. À terme, comme le fait déjà pres­sen­tir le phé­no­mène du life­log­ging, c’est notre vie entière qui pour­ra être archi­vée dans des data cen­ters cli­ma­ti­sés, ces chambres froides pour souvenirs.

LA FIN DE LA VIE PRIVÉE ?

Outre la ques­tion de l’intérêt de telles pra­tiques (tout conser­ver, c’est peut-être nous condam­ner à ne pou­voir nous sou­ve­nir de rien), l’extraction crois­sante d’informations en tout genre sou­lève de nom­breuses inquié­tudes, notam­ment par rap­port à notre vie pri­vée. Or, comme l’écrit la juriste spé­cia­liste d’internet et du numé­rique Antoi­nette Rou­vroy, celle-ci « n’est pas un droit fon­da­men­tal par­mi d’autres, elle est une condi­tion néces­saire à l’exercice des autres droits et liber­tés fon­da­men­taux »1.Com­ment pen­ser et s’exprimer libre­ment si tout ce que nous disons, fai­sons ou lisons est ren­du public et nous expose sans cesse au juge­ment d’autrui ? N’y a‑t-il pas là un risque de « confor­misme par anti­ci­pa­tion », qui nous for­ce­rait à orien­ter nos choix dans une direc­tion plu­tôt que dans une autre afin de ne pas être mis au ban de la socié­té lorsque ceux-ci ne cor­res­pon­draient pas aux ten­dances majoritaires ?

Le modèle éco­no­mique des « GAFAM » (l’acronyme de Google-Apple-Face­book-Ama­zon-Micro­soft, les cinq géants du Net qui détiennent 80 % des Big data) repo­sant prin­ci­pa­le­ment sur l’exploitation des don­nées, cer­tains diri­geants de la Sili­con Val­ley ont pro­pa­gé l’idée que la fin de la vie pri­vée était indis­cu­ta­ble­ment un évé­ne­ment posi­tif pour tous. Selon Mark Zucker­berg, PDG de Face­book, il fau­drait encou­ra­ger les gens à « par­ta­ger des infor­ma­tions, non seule­ment plus variées et en plus grand nombre, mais aus­si avec un plus grand nombre de per­sonnes » au motif que « la norme sociale a sim­ple­ment évo­lué avec le temps ». L’ancien PDG de Google, Eric Schmidt, a même été jusqu’à culpa­bi­li­ser ceux qui refusent de divul­guer leurs don­nées per­son­nelles, en affir­mant lors d’un entre­tien : « Si vous sou­hai­tez que per­sonne ne soit au cou­rant de cer­taines choses que vous faites, peut-être que vous ne devriez tout sim­ple­ment pas les faire ». Pour­tant, lorsque la jour­na­liste Eli­nor Mil­ls a publié des infor­ma­tions sur M. Schmidt (une esti­ma­tion de sa for­tune, le pré­nom de sa femme, ses hob­bies, etc.) qu’elle avait trou­vées en cher­chant sur… Google, celle-ci a été « bla­ck­lis­tée » par la firme de Moun­tain View ! Quant à M. Zucker­berg, il a ache­té les quatre mai­sons qui entou­raient la sienne, non pas pour les occu­per mais pour les détruire parce qu’il ne veut pas de voi­sins ! Leur vie pri­vée à eux, curieu­se­ment, ces mes­sieurs ne s’en moquent pas : ils se moquent juste de la nôtre. Il y a clai­re­ment une rela­tion de pou­voir et un rap­port de force qui s’exercent ici et, mal­gré les appa­rences, l’intérêt des uns n’est pas celui des autres. Il est même sou­vent contraire.

APOLOGIE DU SECRET ET DE L’OUBLI

Nous voyons bien toute l’hypocrisie qu’il y a dans le dis­cours consis­tant à pré­tendre « Si vous n’avez rien à cacher, vous n’avez rien à craindre ». D’ailleurs, n’avons-nous vrai­ment rien à cacher ? Avant de pou­voir répondre à cette ques­tion, il est tout d’abord indis­pen­sable de la com­plé­ter : rien à cacher « à qui » ? Pre­nons l’exemple d’une femme qui sou­hai­te­rait un enfant dans l’année à venir et qui pos­te­rait publi­que­ment cette nou­velle sur son pro­fil Face­book. Que ses seuls amis le sachent ne pose a prio­ri pas de pro­blème, mais si elle est à la recherche d’un emploi et qu’un recru­teur prend lui aus­si connais­sance de cette infor­ma­tion, ne risque-t-il pas de la dis­cri­mi­ner ? Dans ce cas, cette femme n’a‑t-elle vrai­ment rien à cacher à per­sonne ? Et ce qu’elle a à cacher – en l’occurrence son désir de gros­sesse à court terme – est-il, comme le sous-entend Eric Schmidt, condam­nable ou immoral ?

Nous avons tous, heu­reu­se­ment, des secrets à gar­der et des choses à oublier. D’après Nietzsche, l’oubli est une « une facul­té posi­tive dans toute la force du terme » car, sans lui, « il ne pour­rait y avoir ni bon­heur, ni séré­ni­té, ni espoir ». Il est donc vital de conser­ver une sphère pri­vée et de nous défendre contre les ten­ta­tives d’enregistrement sys­té­ma­tique de nos moindres faits et gestes, émo­tions, pen­sées, dési­rs, choix, etc., des­ti­nées à nous pro­fi­ler pour mieux nous contrô­ler mais qui, au final, ne par­viennent à dres­ser de nous que des por­traits-robots incom­plets. Cela est d’autant plus indis­pen­sable qu’aux temps des Big data et du cloud com­pu­ting, un autre fac­teur capi­tal est à prendre en compte : la « durée de vie » des don­nées numé­riques est poten­tiel­le­ment illi­mi­tée. Tout ce qui est enre­gis­tré sur nous main­te­nant, tout ce qui se sub­sti­tue à nous mais qui n’est pas nous flot­te­ra peut-être indé­fi­ni­ment dans le Nuage et sera encore acces­sible dans une, ou deux, ou dix géné­ra­tions. Warhol, avec ses « quinze minutes de célé­bri­té », avait rêvé petit. Sous forme de 0 et de 1, nos data brille­ront jusqu’à la fin du monde ou de l’électricité.

  1. Antoi­nette Rou­vroy, « Réin­ven­ter l’art d’oublier et de se faire oublier dans la socié­té de l’information ? » pp 249 – 278 in Sté­phane Lacour (Dir), La sécu­ri­té de l’individu numé­ri­sé (L’Harmattan, 2009)

Gérald Berche-Ngô est écrivain. Dernier livre paru : Variations insolites sur le voyage (Cosmopole, 2016)

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