Entretien avec Mickaël Correia

Une histoire du foot par en bas

Illustration : Sylvie Bello

Le jour­na­liste indé­pen­dant fran­çais Mickaël Cor­reia a signé une pas­sion­nante His­toire popu­laire du foot­ball qui redonne corps à l’autre his­toire du foot­ball, celle qui n’est pas écrite par les ins­ti­tu­tions du foot-busi­ness comme la FIFA ou les fédé­ra­tions natio­nales. Une his­toire « par en bas » du foot­ball, à la fois dans sa pra­tique et dans le spec­tacle qu’il donne à voir. Le livre tente de déga­ger enjeux de luttes conte­nus dans ce qui consti­tue en réa­li­té un véri­table espace poli­tique. Le foot­ball est en effet aus­si un creu­set des résis­tances face à l’ordre éta­bli. Et une arme, en tout cas un ins­tru­ment d’émancipation, pour tous les groupes sociaux qui ont été oppri­més à tra­vers l’histoire comme les ouvriers, les femmes, les colonisés…

Dans votre ouvrage vous montrez qu’à côté du foot business, différentes luttes sociales ou politiques se sont appuyées sur le football pour en faire un outil d’émancipation. Est-ce que vous pourriez évoquer quelques moments notables dans ce cheminement avec des luttes, des moments qu’il faudrait savoir cultiver dans une mémoire des gauches ?

Dès ses ori­gines en fait… Le foot­ball vient d’un ensemble de jeux popu­laires que les classes domi­nantes anglaises se sont réap­pro­priés et qui les ont stan­dar­di­sés, codi­fiés, domes­ti­qués pour en faire un sport moderne au ser­vice du capi­ta­lisme indus­triel. C’était en effet un sport per­met­tant d’inculquer des valeurs néces­saires au capi­ta­lisme conqué­rant : l’esprit d’obéissance, la divi­sion du tra­vail, le juri­disme ou l’esprit d’initiative. Il était conçu comme un sport extrê­me­ment indi­vi­dua­liste, essen­tiel­le­ment basé sur le dribble1. Le but pour les aris­to­crates, c’était alors de pou­voir mettre en avant sa viri­li­té, l’honneur, l’exploit indi­vi­duel… Mais dans l’Angleterre des années 1880, les ouvriers vont reprendre pos­ses­sion du foot et lui redon­ner un sens poli­tique en pra­ti­quant ce qu’on appelle le pas­sing game, c’est-à-dire le jeu de passe. Un jeu qui incarne plu­tôt l’entraide et la soli­da­ri­té et qui reflète la réa­li­té sociale qu’ils vivent au sein des usines et de leurs communautés.

Dans mon livre, je raconte la finale de la coupe d’Angleterre de 1883, qui va voir s’affronter une équipe d’aristocrates anglais et une équipe d’ouvriers écos­sais. Ce jour-là, ce sont deux mondes tota­le­ment oppo­sés qui s’affrontent sur le ter­rain. L’un avec un jeu très indi­vi­dua­liste et l’autre avec un jeu très coopé­ra­tif. C’est le jeu col­lec­tif qui l’emportera… C’est inté­res­sant de voir com­ment un style de jeu, com­ment une pra­tique cor­po­relle, peut avoir une dimen­sion sociale et poli­tique. Ce moment-là, c’est selon moi le pre­mier jalon d’une his­toire popu­laire du foot­ball. Ce « beau jeu », ce jeu construc­tif qui est plu­tôt offen­sif, ce pas­sing game qu’inventent les ouvriers s’est par­ti­cu­liè­re­ment incar­né par la suite dans l’équipe hon­groise d’Après-guerre — on par­lait même alors de « foot­ball socialiste ».

Au début du 20e siècle, le mou­ve­ment ouvrier se demande ce qu’il allait faire du foot­ball, pra­ti­qué lar­ge­ment par les ouvriers mais le plus sou­vent dans le giron du patron ou celui de l’Église. Des débats hou­leux, notam­ment en France, opposent d’un côté tenants du boy­cott de ce sport qui efface les dis­tinc­tions de classes et pro­meut cer­taines valeurs de com­pé­ti­tion pro­hi­bées par le socia­lisme, et de l’autre, ceux qui pensent que le foot peut être une très belle école de la coopé­ra­tion et doit être déve­lop­pé au sein du mou­ve­ment ouvrier. En effet, il per­met à l’individu de se mettre au ser­vice du col­lec­tif, pro­meut des valeurs de cama­ra­de­rie et l’esprit d’équipe… Mais per­met aus­si de mettre en scène un autre ima­gi­naire dans un stade ou au sein d’une équipe, à tra­vers les maillots rouge et noir, le nom des clubs, les chants col­lec­tifs, etc. C’est un débat encore puis­sant aujourd’hui au sein des mou­ve­ments de gauche.

Une grande part de votre livre est consacrée au foot féminin, des équipes des munitionnettes anglaises du début du 20e siècle aux Dégommeuses parisiennes d’aujourd’hui, qui ont tenté ou tentent de trouver une place dans un sport actuellement très genré. Même si on constate aujourd’hui une forte augmentation du foot féminin à la fois dans sa pratique et dans sa visibilité, quel combat reste-t-il à mener ?

Les foot­bal­leuses pos­sèdent une forte volon­té de recon­nais­sance sociale dans un contexte de défi­cit média­tique. Pour exemple de ce manque d’attention, l’équipe fémi­nine de l’Olympique Lyon­nais a rem­por­té en 2018 pour la cin­quième fois la Ligue des cham­pions, c’est-à-dire le plus gros cham­pion­nat pro­fes­sion­nel euro­péen. Et pour­tant, cet exploit spor­tif a été extrê­me­ment peu relayé médiatiquement.

Par ailleurs, effec­ti­ve­ment, la pra­tique du foot fémi­nin est en train d’exploser. Du coup, pour les fédé­ra­tions spor­tives et la FIFA, c’est un nou­veau mar­ché à conqué­rir en termes de busi­ness ou de spon­so­ring. Du coup les foot­bal­leuses, notam­ment ama­teures, s’interrogent actuel­le­ment pour savoir com­ment leur image pour­rait se retrou­vé uti­li­sée pour pro­mou­voir une cer­taine vision du foot­ball. Il y a 10 ans, on était encore dans un moment de lutte visant à juste affir­mer la pra­tique, pour dire que oui, les foot­bal­leuses fémi­nines existent et doivent être recon­nues. Aujourd’hui, on ren­contre un début de recon­nais­sance popu­laire du foot fémi­nin mais il y a cet enjeu de ne pas se faire dévo­rer, récu­pé­rer, réap­pro­prier par les logiques mar­chandes qui sont propres au foot­ball professionnel.

Dans le même temps, les foot­bal­leuses ont peut-être besoin de cet argent-là… L’égalité sala­riale consti­tue en effet un des grands chan­tiers de lutte du foot­ball fémi­nin parce qu’il y a encore d’énormes dif­fé­rences de rému­né­ra­tions entre les foot­bal­leuses et leurs homo­logues mas­cu­lins. C’est aus­si plus lar­ge­ment la ques­tion de la répar­ti­tion des moyens qui se pose. Aujourd’hui, à l’échelle locale d’un club ama­teur, on constate que les gar­çons et les hommes ont en prio­ri­té les meilleurs ter­rains, les meilleurs horaires d’entrainement, les meilleurs équi­pe­ments que les filles et les femmes.

Vous développez aussi dans votre livre l’idée que le foot est un espace d’émancipation pour les femmes à travers une mise en scène différente des corps…

Aujourd’hui, où règne encore un foot­ball très mas­cu­lin, très viril, notam­ment à l’échelle locale, dans les petits clubs ama­teurs, voir une fille qui joue au foot­ball ne serait-ce que parce qu’elle est en short, qu’elle court qu’elle sue, qu’elle shoote dans le bal­lon, qu’elle se blesse, qu’elle serre les genoux, etc., ça met en scène une autre vision du corps fémi­nin qui est vrai­ment à l’opposé des sté­réo­types de genre de la fémi­ni­té occi­den­tale. C’est évi­dem­ment un geste émi­nem­ment féministe.

Vous montrez que le foot a participé au mouvement de décolonisation, comment se sont articulés ces deux phénomènes ?

Le foot a ini­tia­le­ment été impor­té sur le conti­nent afri­cain colo­ni­sé comme une arme de « civi­li­sa­tion », c’est-à-dire dans le but de dis­ci­pli­ner la popu­la­tion indi­gène. Par ailleurs, le cli­ché raciste de cette époque per­ce­vait les Noirs comme des gens phy­si­que­ment faibles. La pra­tique d’un sport comme le foot­ball était donc autant pen­sée comme moyen de les rendre obéis­sants que pro­duc­tifs au tra­vail. En 1946, en guise de remer­cie­ment aux ter­ri­toires afri­cains qui se sont ran­gés du côté de la France libre durant la Seconde Guerre mon­diale, la métro­pole va leur accor­der la liber­té d’association. Les Afri­cains en pro­fitent pour leurs propres clubs de foot. Ces clubs vont deve­nir de grands foyers de contes­ta­tion de l’ordre colo­nial. Déjà parce que c’était une manière de réa­li­ser que si on pou­vait s’autogouverner à l’échelle d’un club spor­tif, on pou­vait tout aus­si bien s’autogouverner à l’échelle d’un pays… Et puis aus­si parce que des clubs locaux com­mencent à battre des clubs blancs. Les gens com­mencent alors à se dire que s’ils pou­vaient battre les Blancs, les colons, sur un ter­rain de foot, alors ils pou­vaient les battre dans d’autres domaines…

En Algé­rie, le FLN, dont bon nombre de cadres étaient aus­si des anciens cadres de clubs de foot­ball, décide en 1958 de créer l’équipe du FLN. Ils recrutent les meilleurs joueurs algé­riens du cham­pion­nat fran­çais et consti­tuent une grande équipe qui va deve­nir le porte-éten­dard des aspi­ra­tions à l’indépendance de l’Algérie. Refaire de l’agitation poli­tique en uti­li­sant la dimen­sion popu­laire du foot­ball a vrai­ment été un outil de pro­pa­gande effi­cace et intel­li­gent, à une époque où la lutte armée était com­pli­quée à mener et com­men­çait à s’embourber.

Est-ce que qu’il y a des processus similaires à l’œuvre aujourd’hui en Palestine ?

En Pales­tine, l’équipe natio­nale va d’abord ser­vir de ciment social à l’identité pales­ti­nienne qui est extrê­me­ment frag­men­tée entre Gazaouis et Pales­ti­niens de Cis­jor­da­nie, réfu­giés au Liban, en Jor­da­nie, etc. Mais la consti­tu­tion de cette équipe per­met aus­si et sur­tout de se reven­di­quer en tant qu’État à part entière sur la scène inter­na­tio­nale. En recon­nais­sant en 1998 la Fédé­ra­tion pales­ti­nienne de foot­ball, la FIFA devient la pre­mière ins­ti­tu­tion inter­na­tio­nale à recon­naitre la Pales­tine en tant qu’État à part entière ! La Pales­tine a fait de la FIFA un nou­veau front de lutte diplo­ma­tique. Ain­si, la Fédé­ra­tion pales­ti­nienne a par exemple dépo­sé en 2016 une motion de cen­sure contre des clubs de foot situés dans les colo­nies israé­liennes de Cis­jor­da­nie, mais affi­liées à la Fédé­ra­tion israé­lienne de foot­ball. Or, que ces colo­nies, illé­gales d’un point de vue du Droit inter­na­tio­nal affi­lient leurs clubs à la Fédé­ra­tion israé­lienne est, selon la FIFA et selon le Droit inter­na­tio­nal, inter­dit. À tra­vers le foot­ball, les Pales­ti­niens dis­posent donc d’un autre outil pour démon­trer l’illégalité de la colo­ni­sa­tion israé­lienne en Cisjordanie.

Et par ailleurs, on sait que le foot est un miroir gros­sis­sant de la socié­té. En Pales­tine, il va mon­trer les effets de l’occupation en visi­bi­li­sant les res­tric­tions de mou­ve­ments que subissent tous les citoyen·nes palestinien·nes puisque le ter­ri­toire pales­ti­nien est émaillé de check­points israé­liens. Les foot­bal­leurs vont subir les res­tric­tions de mou­ve­ments de façon très exa­cer­bée puisque quand une équipe de Cis­jor­da­nie doit se dépla­cer pour un match à Gaza ou inver­se­ment, les auto­ri­tés israé­liennes – qui ont très bien com­pris la dimen­sion popu­laire et cet aspect ciment social de l’identité pales­ti­nienne du foot – vont « s’amuser » à blo­quer les joueurs pales­ti­niens aux dif­fé­rents check­points afin d’empêcher que se déroule un vrai cham­pion­nat pales­ti­nien. De même, lorsqu’il y a des for­ma­tions étran­gères qui viennent pour jouer contre la Pales­tine ou quand la Pales­tine doit jouer à l’extérieur, notam­ment pour les qua­li­fi­ca­tions de la Coupe du monde, l’État israé­lien refuse régu­liè­re­ment d’accorder des visas aux joueurs.

C’est peu connu mais les supporters les plus fervents de certaines équipes de foot, les « ultras », ont souvent été les fers de lance de luttes sociales et politiques de terrain. Notamment dans la prise de la rue lors des révolutions en Tunisie, Turquie ou Égypte. Comment le supportérisme s’articule-t-il avec l’activisme politique ?

Le mou­ve­ment ultra est né dans les années 70 en Ita­lie et voit les pra­tiques des cor­tèges poli­tiques, et notam­ment ceux de l’extrême gauche ita­lienne, être impor­tées dans les tri­bunes des stades. Et pour cause : à l’époque, ce sont les mêmes jeunes qui sont dans les cor­tèges et qui vont au stade. Ces pra­tiques propres au cor­tège poli­tique vont donc infu­ser les mou­ve­ments ultras jusqu’à deve­nir des pra­tiques asso­ciées à eux : le fait d’arriver en cor­tège au stade, les fumi­gènes, la culture de l’anonymat, l’autonomie finan­cière, l’indépendance vis-à-vis de l’autorité etc.

Or, aujourd’hui, on assiste au mou­ve­ment inverse : cer­taines pra­tiques des stades sont en train d’être expor­tées dans la rue. Les meilleurs exemples, ce sont effec­ti­ve­ment les Prin­temps arabes de 2011 et les mou­ve­ments sociaux en Tur­quie en 2013 où les sup­por­ters ont, en quelque sorte, incul­qué au mou­ve­ment social des pra­tiques d’autodéfense face à la police. Mais aus­si tout un ima­gi­naire poli­tique : slo­gans, chants, art de la raille­rie et de l’insulte, ce der­nier point étant un aspect très par­ti­cu­lier de la culture ultra. Plus proche de nous, au cours du récent grand mou­ve­ment social en France du prin­temps 2018, on a pu remar­quer les fré­quentes uti­li­sa­tions de fumi­gène, les slo­gans lar­ge­ment emprun­tés à la culture foot­bal­lis­tique (un des slo­gans phare des étu­diants qui s’opposait à la sélec­tion à l’université était même un clin d’œil à la Coupe du monde : « Contre toutes les sélec­tions, sauf celles de Ben­ze­ma »), la pra­tique du clap­ping (le fait de cla­quer ses mains en rythme) dans les manifs, un amphi occu­pé a même été renom­mé « Amphi Die­go Mara­do­na »… Tout cela est en train d’irriguer les mou­ve­ments sociaux.

L’art de la com­po­si­tion poli­tique est aus­si pré­gnant puisque les tri­bunes d’ultras en Egypte ou Tur­quie sont com­po­sées de per­sonnes extrê­me­ment dif­fé­rentes : des musul­mans et des laïques, des gens de droite et de gauche, poli­ti­sés ou apo­li­tiques… mais tous ensemble der­rière un objec­tif com­mun : sou­te­nir son équipe. Ce qui a pu favo­ri­ser ensuite les mou­ve­ments sociaux égyp­tien ou turc, réunis­sant là-aus­si des gens d’horizons, très variés : syn­di­ca­listes, fémi­nistes, frères musul­mans, Kurdes … tous réunis der­rière un objec­tif com­mun : la chute du régime !

L’autre point de jonc­tion, c’est la ques­tion de la répres­sion poli­cière. Dès les années 90, en Europe, un vrai arse­nal juri­dique a été mis en place pour cibler spé­ci­fi­que­ment les sup­por­ters. Aujourd’hui, on peut remar­quer que toutes les lois anti­ter­ro­ristes, toutes les lois quant au fichage géné­ra­li­sé de la popu­la­tion ont d’abord été tes­tées sur les sup­por­ters à par­tir du milieu des années 2000. Les sup­por­ters ont véri­ta­ble­ment été les cobayes de ces nou­velles pra­tiques de répres­sion poli­cière et juri­dique (vidéo­sur­veillance, fichage, mesures juri­diques très par­ti­cu­lières comme les inter­dic­tions de stade) qui sont actuel­le­ment appli­quées aux mou­ve­ments sociaux, notam­ment le fichage des militant·es. Aujourd’hui, les acti­vistes poli­tiques regardent donc avec atten­tion ce qui se passe dans les tri­bunes parce que ces der­nières servent de labo­ra­toire à la répres­sion des mou­ve­ments sociaux avec à peu près 10 ans d’avance.

Les supporters semblent tenir un certain rôle politique, de revendication et d’action dans et par le foot qui, historiquement, était plutôt tenu par les joueurs. Aujourd’hui, ces joueurs semblent moins engagés politiquement… Pourquoi ?

Il existe tou­jours des joueurs enga­gés, mais ils sont beau­coup moins mis en avant. On peut notam­ment citer Deniz Naki, un joueur d’origine Kurde qui s’est fait expul­ser il y a quelques mois de la Fédé­ra­tion de foot­ball turc parce qu’il expri­mait sa soli­da­ri­té vis-à-vis du peuple kurde. Il s’est mis en grève de la faim et il y a eu même une ten­ta­tive d’assassinat contre lui début 2018 en Alle­magne. C’est un ancien joueur du Sankt Pau­li d’Hambourg qui a joué ensuite à Diyar­ba­kir, une ville du Kur­dis­tan turc.

Mais pour répondre à cette ques­tion du foot­bal­leur enga­gé, je vou­drais rap­pe­ler que les foot­bal­leurs pro­fes­sion­nels ne sont jamais que le reflet de leurs temps, au même titre que d’autres acteurs cultu­rels ou sociaux. Les pre­mières grèves de foot­bal­leurs au début du 20e siècle à Man­ches­ter Uni­ted (des joueurs ont créé un syn­di­cat de foot­bal­leurs et vou­laient rejoindre une grande cen­trale ouvrière, dans une sorte de conver­gence des luttes entre foot­bal­leurs et ouvriers), sont menées par des habi­tants de Man­ches­ter. Or, à cette époque, il faut se sou­ve­nir que la ville est une grande cité coton­nière indus­trielle, alors en pleine effer­ves­cence syn­di­cale et poli­tique. C’est donc tout natu­rel­le­ment que les foot­bal­leurs man­cu­niens, for­te­ment impré­gnés par cette ambiance, sou­haitent créer un syn­di­cat et pra­tiquent la grève.

Un autre exemple emblé­ma­tique de joueur de foot­ball enga­gé, c’est Sócrates au Bré­sil, actif dans les années à la fin des années 70 et au début des années 80 contre la dic­ta­ture, notam­ment au sein du mou­ve­ment et club auto­gé­ré de La Demo­cra­cia corin­thia­na. Lui aus­si est un homme de son temps car les jeunes Bré­si­liens et Bré­si­liennes de cette période nour­ris­saient de grandes aspi­ra­tions démo­cra­tiques, savaient qui étaient Marx et Gram­sci et étaient plu­tôt politisé·es à gauche voire à l’extrême gauche… Aujourd’hui, on est dans une grande phase de dépo­li­ti­sa­tion des indi­vi­dus et ça se retrans­crit dans le foot, comme d’ailleurs dans d’autres pans de la culture de masse. Dans les années 70 – 80, beau­coup de chan­teurs, groupe de musiques ou cinéastes étaient enga­gés poli­ti­que­ment. Aujourd’hui, on doit vrai­ment fouiller pour dire qui sont les chan­teurs, groupes de musique ou grands cinéastes popu­laires qui sont enga­gés poli­ti­que­ment… La culture de masse est de plus en plus indus­tria­li­sée et sou­mise à des logiques mar­chandes et elle écarte tout ce qui est un peu à la marge. Le foot­ball n’y échappe pas.

Est-ce qu’un évènement comme le boycott par l’équipe d’Argentine du match amical avec Israël qui était prévu le 9 juin 2018, soit peu de temps après les massacres de nombreux-ses Palestinien·nes à Gaza sous les balles israéliennes et l’inauguration de l’ambassade américaine à Jérusalem, constituerait un retour des joueurs qui s’engagent ? C’est un geste politique de la part des joueurs ?

Oui, plei­ne­ment. Il y a une vraie dimen­sion poli­tique. Et qui s’analyse dans le rap­port de la Pales­tine avec le foot que j’évoquais pré­cé­dem­ment. Beau­coup d’observateurs ont dit que ça pou­vait inau­gu­rer une fenêtre poli­tique du même ordre en termes de boy­cott que celui de l’Afrique du Sud dans les années 70 et 80.

D’autant qu’il y avait un autre enjeu sous-jacent à ce match. Car Lio­nel Mes­si, la figure de proue de l’équipe argen­tine, joue éga­le­ment au FC Bar­ce­lone. Or, il faut savoir que c’est le club étran­ger le plus popu­laire de Pales­tine. Et pour cause, c’est un club por­teur de reven­di­ca­tions poli­tiques, qui a été anti­fran­quiste durant les années 60 – 70 et a sou­te­nu le réfé­ren­dum en Cata­logne récem­ment. Il se posi­tionne donc régu­liè­re­ment contre l’État cen­tral espa­gnol répres­sif et défend l’identité d’un peuple cata­lan écra­sé depuis long­temps, et qu’on vou­drait diluer dans une autre iden­ti­té… Tout cela fait écho en Pales­tine avec leurs propres luttes en tant que peuple pales­ti­nien sous le joug colo­nial. Il était donc assez incon­ce­vable pour eux que Mes­si, une de leurs idoles, puisse jouer ce match Israël-Argentine.

Le FC Barcelone est d’ailleurs un exemple de la dialectique footballistique que vous notez dans votre livre : ce club catalan représente la machine à fric par excellence, c’est un « Disneyland du foot » comme ils se présentent eux-mêmes, et en même temps, il peut devenir un symbole de résistance politique pour les peuples opprimés…

Oui, toute la contra­dic­tion du foot se résume bien dans cette équipe-là. C’est le pire porte-dra­peau du foot busi­ness aujourd’hui mais c’est aus­si l’étendard des reven­di­ca­tions poli­tiques du peuple cata­lan et pales­ti­nien. C’est une contra­dic­tion qui est très inté­res­sante et qui est très propre au foot­ball. Tout mon livre, ce n’est en fait que ça : l’articulation entre culture de masse et culture popu­laire, c’est quoi cette dia­lec­tique per­ma­nente ? Dans le foot, on est face à des phé­no­mènes d’accaparement — réap­pro­pria­tion per­ma­nents. C’est un moteur de l’histoire intéressant.

La Coupe du Monde est un autre exemple de « dis­ney­lan­di­sa­tion » du spec­tacle foot­bal­lis­tique et qui montre là-encore qu’il n’y a pas le foot busi­ness d’un côté et le foot popu­laire de l’autre, que ce sont deux sphères arti­cu­lées et dont les fron­tières sont tota­le­ment poreuses. Effec­ti­ve­ment, la Coupe du monde active des espaces dégueu­lasses et mar­chands au pos­sible et dans les­quels on peut aus­si voir des pos­tures sur­jouées d’un chau­vi­nisme com­plè­te­ment absurde. Mais il se joue éga­le­ment à l’occasion de ce Mon­dial un aspect popu­laire et en dehors de l’espace mar­chand assez inso­lite par les temps qu’on vit… Ce truc assez fou et magique où on se réap­pro­prie les rues de nos villes, où le temps s’arrête, y com­pris dans le monde du tra­vail (tout le monde regarde le foot sur son ordi­na­teur de façon plus ou moins dis­crète au sein des entre­prises)… Et où tout le monde se parle faci­le­ment, le dia­logue avec l’autre étant ren­du assez simple parce qu’on par­tage un moment. Or, quand on y pense, il n’y a pas tant de grandes fes­ti­vi­tés popu­laires que ça qu’on puisse par­ta­ger aujourd’hui.

Votre livre se clôture par l’évocation du foot dans les quartiers populaires. Qu’est-ce qu’il représente pour ses habitants ?

L’âme popu­laire du foot aujourd’hui, le vrai foot­ball hors ins­ti­tu­tion et hors logique mar­chande, c’est le foot de rue. Il se pra­tique énor­mé­ment dans les quar­tiers popu­laires, les ban­lieues, les cités où règne une vraie fer­veur foot­bal­lis­tique. Ce qui se retrans­crit d’ailleurs aujourd’hui dans le recru­te­ment des joueurs. Ain­si, la ban­lieue pari­sienne est recon­nue dans le monde entier comme vivier de foot­bal­leurs pro­fes­sion­nels et a don­né par­mi les plus grands joueurs inter­na­tio­naux du moment : Pog­ba, Dem­bé­lé, Mbap­pé… Ils ont tous appris le foot­ball dans la rue.

Dans le foot de rue, la logique est ren­ver­sée : ce n’est plus l’individu qui est au ser­vice du col­lec­tif, mais c’est le col­lec­tif qui est au ser­vice de l’individu. Car dans ces ban­lieues, les jeunes sont sans cesse invi­si­bi­li­sés, n’ont pas accès au média, à l’éducation, à l’emploi, reçoivent l’injonction de faire pro­fil bas, de ne pas trop s’élever. On les met dans une espèce de case, « jeunes de ban­lieue » si pas « racailles ». Ain­si, le foot­ball va être l’un des rares espaces où on peut vrai­ment exis­ter en tant qu’individu à part entière et ne pas être noyé dans la masse indis­tincte de ces éti­quettes. « Au moins sur le ter­rain je peux exis­ter » peuvent se dire ces jeunes.

Ce foot de rue est extrê­me­ment tech­nique et esthé­tique. Les par­ties ont pour but de mettre en avant la qua­li­té tech­nique ou la vir­tuo­si­té de ce jeu et de se valo­ri­ser. Il faut noter qu’il s’agit d’un jeu com­plè­te­ment hors-norme vis-à-vis des ins­ti­tu­tions, avec beau­coup de gestes pure­ment esthé­tiques, mais qui ne sont pas du tout ren­tables. Des gestes qui ne servent à rien sur le ter­rain (c’est-à-dire qui ne servent pas à mar­quer des buts), sinon à se faire plai­sir et faire plai­sir au public. Bref, un jeu qui rentre en contra­dic­tion avec les logiques très pro­duc­ti­vistes du foot­ball pro­fes­sion­nel d’aujourd’hui. Ce « beau geste », très vir­tuose tech­ni­que­ment, se retrouve éga­le­ment dans le foot bré­si­lien, lui aus­si né et pra­ti­qué dans la rue.

Quelles seraient des pistes d’alternatives qui permettent potentiellement de changer la face du foot business actuel ?

Je pense qu’aujourd’hui, le sup­por­ter est une des figures qui incarne le mieux cette oppo­si­tion et l’alternative au foot mar­chand. Il existe toute une dyna­mique de coopé­ra­tive de sup­por­ters née en Angle­terre à la fin des années 1980, au moment où on assis­tait à l’hyperlibéralisation du foot. C’est un mou­ve­ment qui prend de l’ampleur aujourd’hui : il y a déjà une tren­taine de clubs en Angle­terre qui appar­tiennent tout ou par­tie à des col­lec­tifs de sup­por­ters. Ça se déve­loppe éga­le­ment en Irlande, en Écosse, en Espagne, en France ou en Ita­lie. Se déve­loppe aus­si l’actionnariat popu­laire où cha­cun va coti­ser de l’argent dans un pot com­mun dans le but de rache­ter une part du club et ain­si avoir voix au chapitre.

Et puis, on peut aus­si se pro­je­ter au-delà de notre regard euro­péa­no­cen­tré et obser­ver les foot­balls hors ins­ti­tu­tions tel qu’ils se pra­tiquent au Bré­sil ou en Afrique. Dans une équipe talen­tueuse comme celle du Séné­gal, il faut savoir que les trois quarts des joueurs viennent du foot­ball de rue et d’un cham­pion­nat ama­teur et popu­laire qu’on appelle les Navé­tanes. C’est vrai­ment un foot­ball auto­gé­ré par les quar­tiers popu­laires. Il y a donc encore un grand espoir par rap­port à ça, que sur ces deux conti­nents-là, le foot­ball reste en marge et que l’institution n’arrive pas à avoir prise sur lui…

  1. Dribble : fait pour un joueur·se de se dépla­cer sur le ter­rain avec la balle en évi­tant que les joueurs·euses adverses ne s’en emparent. Cette action s’op­pose à la passe (envoyer le bal­lon à un coéquipier).

Mickaël Correia, Une histoire populaire du football, La Découverte, 2018.

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