La numérisation du monde est devenue autant menaçante que centrale dans nos vies puisqu’on utilise ses outils constamment, il semble donc difficile de l’écarter d’un revers de la main. Faut-il refuser et quitter le numérique ou bien se battre pour un autre numérique possible, déserter ou résister ?
Je pense d’abord qu’il y a un principe de réalité objectif et matérialiste : on ne peut pas regarder le futur avec un rétroviseur : le numérique est là, il fait partie de la réalité. Attention, assumer que le numérique est là ne signifie pas du tout qu’on est d’accord avec lui mais qu’au lieu de se demander si l’on est « pour ou contre ? », on doit se demander : comment on fait avec ?
On sait que l’écriture a mis 3500 ans depuis son apparition en Mésopotamie pour se développer et se diffuser… tant bien que mal. Une période durant laquelle elle a rencontré des contradictions et des refus, comme Socrate qui refusait d’écrire car il estimait que la rencontre qui se faisait dans le dialogue et la présence physique de l’autre se voyait désubstancialisée à l’écrit.… Aujourd’hui encore, énormément de gens sont analphabètes ou semi-analphabètes. Or, le numérique, quant à lui, a envahi le monde entier et la plupart des domaines de nos vies en l’espace d’à peine 40 ans !
Cette vitesse et cette puissance de pénétration ainsi que l’étendue des domaines qu’il a colonisés me paraissent très problématiques, car ça ne permet aucun type de métabolisation, de domestication, de dressage. Ainsi, des zones du cerveau qui s’occupaient d’interpréter des signaux ou des traces ont par exemple pu être recyclées pour l’écriture. En revanche, avec la délégation de tâches du cerveau vers les machines qui se produisent avec l’avancée du numérique, le processus est tellement rapide qu’il n’y a pas de recyclage possible : les zones du cerveau qui s’occupaient de telles ou telles fonctions n’ont pas le temps de développer une autre capacité d’action et s’atrophient. C’est un problème quand on sait que la délégation de nos fonctions individuelles ou sociales vers le numérique est massive et ultra rapide.
Si certains ont pu affirmer que la vraie vie était dans l’écriture ou que notre civilisation judéo-chrétienne a pu attribuer une valeur ontologique aux Écritures, la vie a rappelé à l’écriture plus d’une fois qu’elle avait une dynamique propre et la prééminence. Le numérique, lui, nous place dans un monde unidimensionnel dans lequel il n’y a pas d’altérité, pas de conflits, pas de frictions. C’est le problème principal. Tout se passe au niveau de la gestion du quotidien et du macro comme si le territoire était absorbé par la carte : tout est algorithmique, tout serait calculable… On peut y croire ou non, mais toujours est-il que notre promiscuité quotidienne avec le monde algorithmique et numérique nous formate et construit ce problème d’absence d’altérité. C’est pour ça que j’ai travaillé sur la singularité du vivant et que j’ai tenté de réaffirmer l’idée que non, le cerveau n’était pas un ordinateur. Mais ça devient difficile aujourd’hui d’être entendu, car la fascination envers le monde numérique est totale.
Qu’est-ce qui fonde cette fascination pour le monde numérique et pour ce « devenir machine » ?
D’une part avec la crise que nous traversons, le monde est menaçant où que l’on regarde. Ceux qui ont des enfants aujourd’hui se demandent vraiment dans quoi on les jette… Or, le monde numérique est un monde sans corps, qui pourrait avoir une rationalité complète et consistante. Cette délégation est une délégation beaucoup plus puissante que celle confiée à un leader, surtout avec cette idée que la machine ne se trompe jamais. Avec la crise, on a ce ras-le-bol, une « fatigue d’être soi » comme le pointait Alain Ehrenberg, et donc l’envie qu’il y ait quelqu’un qui s’en occupe. Heidegger, ce beau salaud, tirera sa révérence avec une saloperie intelligente : maintenant, seul un Dieu pourrait nous sauver. Donc, ce n’est pas l’Homme de la modernité, avec un agir viril et conquérant, qui pourra quoi que ce soit (au contraire, ça fait partie du problème). Ce Dieu-là, pour beaucoup de gens, cet Autre qui peut nous sauver, c’est le monde digital. Sans compter le côté ludique, le côté confort, le côté aussi fainéantise de la chose…
Mais donc, c’est principalement le côté sécurisant qui nous attire ?
Oui, c’est aussi le rêve de l’immédiateté. Paul Virilio parle de l’accélération du monde induit notamment par les technologies numériques, qui est hyper délétère puisque le temps de la machine est un temps qui méconnait les temporalités du réel, du biologique et du culturel. On ne peut pas accélérer nos vies, on ne peut qu’écraser des cycles. Pour revenir à cette question « dedans ou dehors ? » : dedans, on y est, mais c’est un dedans dans lequel il faut savoir résister à l’unidimensionnalité totale. Il faut imposer l’altérité au monde digital.
Pour imposer cette altérité, vous prônez plutôt des actions restreintes et territorialisées, à l’opposé d’une vision globalisante et programmatique…
Oui, je pense que la vision globalisante est d’ailleurs un imaginaire qui marche très bien avec le monde algorithmique. C’est plutôt en étant dans des actions restreintes, territorialisées, dans le concret et le situationnel, c’est-à-dire là où les corps existent, qu’on peut apprivoiser la machine, apprendre à s’en servir, décoloniser nos cerveaux, nos vies, nos corps. Par exemple, un plan public qui voudrait fermer les maternités dans les zones où il y statistiquement pas assez de naissances est un projet sanitaire global, dans une logique macroéconomique qui ignore si les corps en pâtiront ou non. Mais localement, la machine et le big data doivent bien accepter l’altérité des corps qui sont là, c’est-à-dire des mobilisations locales de la population, des mamans et de futures mères qui veulent accoucher. C’est donc là où les corps ne coïncident pas avec l’algorithme que des résistances peuvent émerger.
La gouvernementalité algorithmique s’immisce dans des domaines de plus en plus nombreux de nos vies. En quoi menace-t-elle la démocratie ?
Comme le souligne Antoinette Rouvroy, plus je délègue mes fonctions de décisions, à des machines liées à des banques de données et plus la démocratie devient creuse. Avec la pandémie, on a un exemple fort puisqu’on ne cesse de nous dire que les citoyen·nes n’ont rien à dire sur le sujet puisqu’ils n’y connaissent rien. On vient de publier Bastien Cany et moi « Le retour de l’exil. Repenser le sens commun » où l’on se demande ce qu’est le sens commun, qu’est-ce que savent les citoyen·nes lambda. Aujourd’hui, le monde algorithmique, le monde des machines sans corps sont des mondes qui disent : tu ne peux rien savoir, tout ce que tu peux faire c’est voter tous les 5 ans pour celui qui te paraitra le plus sympathique pour appliquer la ligne de programme unique du monde macroéconomique.
C’est là qu’il faut retrouver la capacité d’agir, à partir de ce que savent les gens. Si on leur dit vous n’avez rien à dire sur la pandémie parce que vous n’êtes pas biologistes ni épidémiologistes, on peut tout autant dire que les gens n’ont rien à dire sur rien, car ils ne sont pas sociologues, économistes, ingénieurs, etc. Ce monde de technocratie totale efficace est un monde qui ne peut pas par nature s’articuler avec la démocratie. C’est un monde dans lequel on doit retrouver un peu plus d’existence que de fonctionnement. Ou plutôt : un peu plus d’une existence qui ne s’épuise pas dans le fonctionnement. Je pourrais vous résumer l’ensemble de la littérature argentine en 30 minutes, fort bien. Sauf que la littérature argentine, c’est des tonnes de livres qu’on passe de longues heures à lire, à partir desquels on a des rêveries ou des réflexions. Le numérique, c’est tout le monde de l’objectif qui oublie le parcours. Or, pour le vivant, il n’y a que le parcours, l’objectif n’est qu’une excuse.
Mais quel avenir démocratique possible dans un régime algorithmique ?
On m’a demandé récemment quelle était la différence entre la tyrannie d’une dictature et la tyrannie de l’algorithme. Dans une dictature, comme on en a connu par exemple en Argentine ou au Chili, on a les fachos, la droite dure, les cathos intégristes d’une part, et de l’autre côté le peuple. On a des corps, on a des contradictions, on a des conflits… Bref, on a une altérité claire et nette. Dans la discipline algorithmique, il n’y a pas d’Autre. En effet, à qui je peux m’attaquer ? Contre qui je vais me révolter ? Je ne vais quand même pas me fâcher avec mon ordinateur…
Et puis, il faut se souvenir que l’axe central de toute dictature c’est la question de gagner le consensus. Ce n’est pas qu’une question d’armes, car sans consensus, rien n’est possible. Puisqu’il n’y a pas d’élections, puisque nous n’avons pas été choisis, comment obtient-on un large accord tacite de la population ? Dans l’Argentine de la junte militaire, je n’ai par exemple jamais connu quelqu’un qui était pour la dictature. Le régime a même dû manœuvrer plusieurs fois pour éteindre les contestations et forcer le consensus national, d’abord avec la Coupe du monde de football pipée en 1978 puis avec la déclaration de guerre à l’Angleterre (Guerre de Malouines) en 1982. Mais j’observe que dans la tyrannie de l’algorithme, le consensus est total, ce qui lui confère une puissance énorme. Aujourd’hui on s’en sert tous, on est tous pénétrés de ça — y compris moi, je ne suis pas quelqu’un qui dans ma pratique est contre le monde numérique. Le fait qu’on soit face à un consensus qui écrase toute altérité est un des axes principaux sur lequel il faut réfléchir et pour lequel on doit trouver des parades.
Les technologies ont tendance à servir la société de contrôle et de surveillance. On l’a encore vu avec la pandémie, où elles ont servi à mettre en place un dispositif disciplinaire dont le passe sanitaire est un des derniers avatars. Comment enrayer cette tendance ?
Le biopouvoir qui s’est mis en place avec la pandémie a cet immense avantage que les gens désirent ce contrôle. Les gouvernements ont vu comment ils pouvaient discipliner tranquillement la société avec des gens qui sont globalement obéissants et même demandeurs de cette discipline. Ceux et celles qui manifestent contre le passe sanitaire tous les samedis sont à présent perçus comme des fous, des obscurantistes, des terroristes. J’imagine très bien dans moins de 10 ans, les gens se faire implanter une puce sous-cutanée contenant toutes leurs données et être ravis de pouvoir tout faire avec… On se disait « quelle horreur » quand on apprenait que la police ou l’armée avaient recours à des écoutes téléphoniques, mais aujourd’hui, c’est nous qui sollicitons ce type de contrôle, à l’image de ces touristes dans les Alpes ravis de pouvoir être géolocalisés en permanence pour que les secours les trouvent en cas de pépin. Petit à petit, cette surveillance apparait de plus en plus désirable. Encore une fois, c’est la question du consensus. C’est de l’ordre d’une servitude volontaire démultipliée.
Face à cela, c’est par des pratiques concrètes et des expérimentations sur le terrain qu’il faut essayer de comprendre ce que cette sécurité nous enlève de notre liberté. Rien de nouveau ici, c’est Hobbes. Il faut dans chaque situation se demander : qu’est-ce qu’on nous enlève avec autant de sécurité ? De quoi est-on privé ?
Dans « Les nouvelles figures de l’agir », vous évoquez le fait qu’il faut vis-à-vis des situations changeantes et de la complexité du monde, qu’il s’agisse de la numérisation ou d’autres phénomènes, non pas s’adapter – terme très néolibéral –, mais bien trouver les conditions pour agir…
Absolument. Quand on dit « c’est une réalité, le numérique est là », ça ne signifie pas qu’on doive s’adapter à l’existant, mais bien : puisque c’est là, comment je récupère ma capacité d’agir ? Malgré tant de confort et de facilités qu’il me procure, comment je peux agir ? J’ai une fille qui a 10 ans, on faisait des exercices de mathématiques l’autre jour. C’était évident que face à une division, si on appuie un sur bouton, on a la réponse tout de suite, mais aussi que dans la tête, pour apprendre, il ne se passe pas la même chose que si on avait posé la division. C’est toute la question de l’usage. Comment utiliser un navigateur GPS sans s’abimer par exemple ? On a comparé les cerveaux des chauffeurs de taxi londoniens et parisiens, les premiers n’utilisant pas le GPS pour leurs courses, les seconds oui. En trois ans, tous les chauffeurs parisiens ont vu leurs noyaux sous-corticaux – c’est-à-dire la zone du cerveau qui s’occupe de cartographier le temps et l’espace (son être au monde corporel) – se réduire : ils étaient tous atrophiés. Une atrophie heureusement réversible à condition de jeter le GPS à la poubelle. Mais vous voyez qu’on n’est pas du tout dans un dispositif type « mes capacités d’orientation + le GPS », mais au contraire un processus où le GPS, par une délégation massive, atrophie mes capacités. C’est précisément ce qu’il faut éviter. Il faut arriver à une utilisation libre, raisonnée de la machine digitale où on utilise la machine pour un but qui nous est propre.
Mais alors pourquoi continue-t-on, individuellement et collectivement à utiliser ces outils qui atrophient nos capacités ?
On est de plus en plus capturés. De moins en moins notre expérience corporelle et directe d’être là entre en ligne de compte. Et de plus en plus, on est dans cette illusion qu’on est son propre avatar. Devenir son propre avatar, c’est ce que défendent à un stade ultime des fanatiques comme les transhumanistes, des gens comme Laurent Alexandre (l’auteur de La Mort de la mort), mais tout le monde est pris à différent niveau dans ce truc-là : dépasser ses limites, ou mieux déréguler les cycles qui établissent des limites pour le vivant et la culture.
Plus anthropologiquement, je pense que la raison principale, c’est l’existence d’une menace. Quand j’avais 20 ans, le futur était une promesse, on prenait des risques, on prenait le temps. Aujourd’hui, on vit dans une sorte de menace globale. Et quand on se sent menacé, on n’a pas envie d’expérimenter. Je pense qu’il y a une articulation diabolique entre cette menace avec toutes ces technologies de la protection, de la surveillance et de la délégation. C’est la raison principale qui explique selon moi pourquoi on se laisse joyeusement amputer de notre puissance d’agir : on n’a pas envie d’agir parce qu’agir se fait à ses risques et périls.
Après, au sujet de l’agir, il faut préciser qu’on pose souvent mal la question et qu’en l’adressant à l’individu, on ne peut que créer de l’impuissance. Si on s’adresse à moi en tant qu’individu avec des questions type : « qu’est-ce que tu fais toi contre l’anthropocène ? », évidemment que ça nous écrase ! Et de l’autre côté, on a un Pierre Rabhi qui nous dit : « ne t’inquiète pas, fais comme les colibris », si chacun amène une petite goutte d’eau on peut peut-être arriver à éteindre le gigantesque incendie… » Non ! Il ne faut ni se retrouver écrasé, ni faire comme les colibris : il faut penser en terme multiple à comment on construit collectivement des moyens de faire face. On s’en fout de savoir si toi, petit colibri, tu as fait ta part ou pas, tu vas finir grillé ! La question c’est bien celle de savoir comment on construit un canadair ! Qu’est-ce qui agit ? Comment ça agit ? À quoi je m’intègre en tant qu’agissant ? Tout cela renvoie à cette question du local et du situationnel.
Rechercher une vie non numérique, vivre sans smartphone ni connexion internet, refuser l’automatisation, est-ce encore possible ? Et est-ce souhaitable ?
Une vie entièrement non numérique, c’est quelque chose de beaucoup trop compliqué ! Pourquoi ? Parce que ça oblige à dépenser tellement d’énergie pour l’éviter que ça me parait ne pas en valoir la peine. C’est un peu comme quand on faisait fuir des copains de la prison, il fallait toujours en évaluer la pertinence : une fois dehors, pourront-ils agir ou bien leur évasion va-t-elle nécessiter tout un appareillage complexe et couteux en énergie pour les cacher ? En effet, si c’est pour être finalement encore plus impuissant dehors qu’à l’intérieur, ça ne vaut pas le coup. La question c’est : comment il faut sortir de tôle ? Il ne faut pas nécessairement en sortir tout le temps et pas forcément en sortir tout à fait. Le tout dehors, c’est une dépense d’énergie folle qui peut mener à quelque chose de très triste, où les gens se cassent au bout d’un moment parce que c’est trop dur. Je pense qu’il faut protéger la révolte, ne pas se donner de tâches trop immenses.
Ce qu’il faut, c’est savoir de quoi on a besoin et ne pas se laisser attraper. Il est nécessaire d’apprendre à se servir des appareils et ne pas être capturés par eux. De voir dans la technique comment toi tu peux t’en servir, comment ça peut te servir, avec une certaine parcimonie. Un traitement de texte est par exemple infiniment plus pratique qu’une machine à écrire pour copier-coller du texte et achever un article ou un livre… et donc élaborer et diffuser des idées subversives. Il ne faut donc pas adopter une position tout dedans ou tout dehors. D’autant que la position tout dehors type « moi je ne participe pas au monde numérique » risque bien de constituer un autre piège narcissique. Encore une fois, il ne s’agit pas d’être quelqu’un de bien, mais bien de voir comment on peut participer au mieux à la résistance et à la liberté.
Derniers ouvrages parus :
La tyrannie des algorithmes, conversation avec Régis Meyran (Textuel, 2019) ; Le retour de l'exil. Repenser le sens commun, avec Bastien Cany (Le Pommier, 2021) ; Les nouvelles figures de l'agir. Penser et s'engager depuis le vivant, avec Bastien Cany (La Découverte, 2021).