Misère du symbolique, discrédit de la représentation

Illustration : Vanya Michel & Emmanuel Troestler

Au début des années 1990, le magnat de la télé­vi­sion Sil­vio Ber­lus­co­ni, effi­gie pré­mo­ni­toire de Donald Trump, inau­gure, sur ses antennes, une nou­velle « éco­no­mie de la pré­sence ». La télé­réa­li­té en est l’incarnation. Plus aucun appa­rat sym­bo­lique, mais le plus simple appa­reil. Entre­temps, le chan­ge­ment de socle tech­no­lo­gique a tout vali­dé. Les pla­te­formes inter­ac­tives se pro­posent de désac­ti­ver les ins­tances de la média­tion jugées obso­lètes. La vie média­tique quo­ti­dienne n’est plus qu’une suite inco­hé­rente de chocs, de clics et de tacles. Le dis­cré­dit de la parole publique accom­pagne le monde en cent mots et sans scé­na­rio. Bien­ve­nue dans l’ère du clash et de la pola­ri­sa­tion extrême.

La séquence se passe en France. L’émission, dif­fu­sée chaque jour à 9 heures, est une des plus popu­laires de la chaine d’information en conti­nu CNews, ex I‑Télé. Ce matin-là, le 6 mai 2019, « L’Heure des pros » de Pas­cal Praud (un ancien com­men­ta­teur de matchs de foot­ball sur TF1) trai­tait de la ques­tion du chan­ge­ment cli­ma­tique. Ou, plu­tôt, du « “refroi­dis­se­ment” cli­ma­tique » comme l’annonce un ban­deau en bas de l’image avec des guille­mets et sur le mode iro­ni­que­ment inter­ro­ga­tif. Le ton d’emblée moqueur de l’animateur ne trompe pas : « Il est lààà… le réchauf­fe­ment cli­ma­tique. Moins trois degrés ce matin dans les Yve­lines (…), moins un degré hier à Troyes. Atten­tion, sujet sen­sible, on ne rigole pas avec le réchauf­fe­ment climatique. »

La mili­tante éco­lo­giste et elle-même ancienne jour­na­liste Claire Nou­vian, can­di­date aux élec­tions euro­péennes sur la liste PS-Place publique, est l’invitée prin­ci­pale du jour. « On a un peu de second degré… Vous connais­sez notre émis­sion ? », s’enquiert le pré­sen­ta­teur. « Non… En fait c’est une émis­sion réac’ ou c’est quoi ? » Le sou­rire de l’invitée est cris­pé. Pro­vo­ca­teur, Pas­cal Praud l’interroge : « Est-ce que vous diriez qu’il y a depuis trente ans dans le monde un dérè­gle­ment cli­ma­tique ? Oui ou non ? » Claire Nou­vian, les yeux écar­quillés, s’étrangle : « Atten­dez, mais vous en êtes encore là ? Ce n’est pas une émis­sion de cli­ma­tos­cep­tiques quand même ? »

Comme le raconte Le Monde, s’ensuit, entre l’animateur, la polé­miste du maga­zine conser­va­teur Cau­seur Eli­sa­beth Lévy, fer de lance de l’émission, et Claire Nou­vian, un échange de mises en cause per­son­nelles, d’invectives (« vous êtes rétro­grades », « je vous trouve très ridi­cule ») et de prises de bec (« mais vous êtes folle ! », « dingue », « c’est vous qui êtes folle là ! », « vous avez un melon qui ne passe plus les portes du stu­dio »…).

Le marketing de l’égo

La séquence télé pré­sen­tée ici est symp­to­ma­tique du dis­cré­dit, de la remise en cause sys­té­ma­tique de toute parole publique, de ses énon­cés et de ceux qui les pro­duisent : poli­tiques, jour­na­listes, scien­ti­fiques aca­dé­miques, intel­lec­tuels… L’aliénation du dis­cours d’autorité témoigne d’abord de la défiance, du rejet, du désa­veu qui carac­té­rise le rap­port à la poli­tique et aux ins­ti­tu­tions d’un nombre consé­quent de citoyens depuis la fin du « court ving­tième siècle »1, en 1991.

Le dis­cré­dit s’est expri­mé par le tru­che­ment de la libé­ra­tion numé­rique de la parole pri­vée. Mais les tech­no­lo­gies 2.0 et les réseaux sociaux sont moins des acteurs déclen­cheurs qu’ils ne jouent un rôle d’accélérateur et d’amplificateur de la défiance. Pour le dire autre­ment, ce n’est pas l’émergence des réseaux sociaux qui ont subi­te­ment ren­du les gens mala­di­ve­ment nar­cis­siques et hos­tiles à qua­si­ment toutes les formes de repré­sen­ta­tion ou de média­tion col­lec­tives… Si les pla­te­formes de « conver­sa­tion indi­vi­duelle de masse »2 ont sus­ci­té un tel engoue­ment, estime le roman­cier et essayiste Paul Vac­ca, c’est au contraire parce que « l’autopromotion du moi est deve­nue une com­po­sante néces­saire non seule­ment pour émer­ger mais même pour exis­ter » dans la socié­té contem­po­raine frag­men­tée : le mar­ke­ting de l’ego (le per­so­nal bran­ding) appa­rait sou­vent à l’individu « cal­cu­lé » par les algo­rithmes et livré à lui-même, comme le seul moyen dis­po­nible de « se consti­tuer un capi­tal stable dans un monde tota­le­ment instable ».

L’éruption d’agressivité immé­diate sur le pla­teau de CNews, avec l’animateur de l’émission en acteur prin­ci­pal, n’est rien d’autre, à cet égard, qu’un moment de l’exploitation média­tique plus géné­rale de la consé­cra­tion du moi, je. L’extrême pola­ri­sa­tion qui carac­té­rise le trai­te­ment des sujets d’actualité n’interroge plus les choix fon­da­men­taux, le débat n’offre plus de cli­vage struc­tu­rant. Il n’y a plus qu’apposition d’oppositions de l’instant : « Répon­dez par oui ou par non, s’il vous plait ». On fait réagir les uns et les autres à ce qui « se dit » sur le moment, à la phrase du jour, à la polé­mique déjà mon­tée en épingle par un confrère : « Vous êtes d’accord avec ça, vous ? ». Sans plus jamais prendre le soin, le cas échéant, de tran­cher entre deux « véri­tés » incom­pa­tibles, ni même d’apporter, jour­na­lis­ti­que­ment, des élé­ments de véri­fi­ca­tion ou d’invalidation de l’un ou de l’autre pro­pos : le public n’a qu’à se faire sa propre idée. Là n’est plus l’essentiel.

Le nouveau régime d’accréditation

On le voit, le dis­cré­dit de la parole publique conduit à une dégra­da­tion sup­plé­men­taire du débat public. La mise en récit de la vie poli­tique et publique elle-même, qui a tant occu­pé les com­men­ta­teurs, les com­mu­ni­cants et autres sto­ry­tel­lers depuis « l’explosion de la com­mu­ni­ca­tion »3, est affec­tée. La linéa­ri­té nar­ra­tive, avec une his­toire, ou des his­toires oppo­sées, avec un début et une fin, des per­son­nages et du sus­pense, semble voler en éclats avec le nou­veau régime d’énonciation ou de véri­dic­tion. Celui-ci, explique Chris­tian Sal­mon dans son der­nier ouvrage4, par­ti­cipe de tech­niques de guerre fon­dées sur la pro­vo­ca­tion, sur la trans­gres­sion, sur l’accélération, l’irruption, la défla­gra­tion, ain­si que sur l’alerte, l’effroi, la panique, la contagion…

Régis Debray l’anticipait déjà en 2007, en évo­quant les nou­veaux « pro­cé­dés rhé­to­riques d’accréditation »5. Dans son style très signi­fiant, il décrit les effets de la grande « fatigue cultu­relle » de l’époque, vouée à la dé-ritua­li­sa­tion des actes de la vie indi­vi­duelle et col­lec­tive par la recherche du lisse, du prêt-à- consom­mer et du prêt-à-pen­ser. En résulte le dévoie­ment de la longue œuvre de civi­li­sa­tion qui a per­mis la mise à dis­tance des pul­sions au tra­vers des pro­ces­sus d’idéalisation, de pro­jec­tion de soi hors du « pour soi », et de construc­tion sym­bo­lique. Soient les pro­ces­sus mêmes au tra­vers des­quels l’homme se fait plus grand que ce qu’il est, et s’institue dans son humanité.

Le propre de la socié­té du spec­tacle contem­po­raine, mise en lumière par Guy Debord dès 1967, est jus­te­ment d’annuler cette dis­tance, d’« écra­ser le signe sur la chose », de faire croire que l’homme « n’est que ce qui s’exhibe sur les écrans ou s’épingle dans les jour­naux ».

Debray, ici, prend soin de la dis­tin­guer du spec­tacle pro­pre­ment dit. Qu’il appa­rente à « la digni­té de la per­sonne de pou­voir figu­rer sur le théâtre du monde ». Et de rap­pe­ler que par per­sonne on dési­gnait ini­tia­le­ment, au théâtre, le rôle attri­bué à un masque qui sym­bo­lise et per­met de s’élever hors de l’ici et main­te­nant. Le spec­tacle, dans ce sens, est une vision à dis­tance, la capa­ci­té de regar­der plus haut, plus loin, et, pour le public, de se faire le récep­teur d’une transmission.

« Partout où le haut s’en va, le bas se décompose »

Encore faut-il qu’il y ait trans­mis­sion. Or, aux codes et aux lois de celle-ci se sub­sti­tuent, on l’a vu, les infra­langues de l’immédiat, du brut, de l’émotion pure, non cou­pée, des « coups de tête et les coups de pub dégui­sés en coup de cœur », du visible, du proche, du sem­blable. Gérald-Brice Viret, direc­teur des antennes du groupe Canal+, ne s’y trompe d’ailleurs pas quand il évoque Pas­cal Praud : « Il est en fusion avec les pré­oc­cu­pa­tions des télé­spec­ta­teurs, en phase avec leurs attentes. Pour moi c’est l’un des jour­na­listes les plus impres­sion­nants du moment ».

C’est ça l’obscénité démo­cra­tique, telle que la défi­nit Régis Debray : « Ob-sce­nus : ce qui reste d’un homme quand il ne se met plus en scène (ob : à la place, en échange de). Quand s’exhibe ce que l’on doit cacher ou évi­ter. Appe­lons donc obs­cène, sans esprit poli­tique et au sens éty­mo­lo­gique, une socié­té, qui, parce qu’elle ne sup­porte plus la cou­pure scé­nique, confond le sur­moi et le moi, le nous et le je, l’ambition col­lec­tive et l’ambitieux tout court ».

Toute la ques­tion, en somme, est celle du sort fait à la repré­sen­ta­tion, c’est-à-dire à la dis­tance et au temps qu’elle exige. On constate en ce domaine qu’à des man­da­taires capables de s’élever (ou d’élever le débat) on tend à pré­fé­rer, pour se gou­ver­ner, des comiques, des enfants de la télé et de la téléréalité.

Ces ersatz ne sont en fin de compte que les micro-signes de l’entreprise de désa­cra­li­sa­tion de l’État, du poli­tique, des notions de bien public et d’intérêt géné­ral, qu’ont lais­sé pas­ser et lais­ser faire ceux qui, hier encore, fai­saient auto­ri­té dans les for­ma­tions poli­tiques comme dans les rédac­tions. Par déma­go­gie et cal­cul. Au lieu de ten­ter de rendre plus dif­fi­ciles la supré­ma­tie et la légi­ti­mi­té pré­su­mée de l’opération.

Répu­tés modernes et likés par « l’opinion », les tra­vaux de démo­li­tion des étages supé­rieurs de la civi­li­sa­tion se pour­suivent. La dis­pa­ri­tion en fumée du toit de Notre-Dame de Paris en est l’archétype acci­den­tel. Mais pas inéluctable.

Illus­tra­tion : Vanya Michel & Emma­nuel Troestler

  1. Selon la for­mule de l’historien Eric Hobs­bawm dans son ouvrage épo­nyme : L’Âge des extrêmes. Le court ving­tième siècle : 1914 – 1991, Com­plexe, 2003.
  2. Domi­nique Car­don, La démo­cra­tie Inter­net. Pro­messes et limites, Seuil, 2010.
  3. Phi­lippe Bre­ton & Serge Proulx, L’explosion de la com­mu­ni­ca­tion, La Décou­verte, 2002.
  4. L’ère du clash, Fayard, 2019. Pré­sen­té par l’auteur comme la suite de Sto­ry­tel­ling (2007).
  5. L’obscénité démo­cra­tique, Flam­ma­rion, 2007.

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