Pour certains, la lutte politique contre les inégalités se doit de prendre de nouveaux chemins — entendons des chemins médiatiques : il s’agirait désormais de « toucher le plus grand nombre » en s’adressant à chacun dans « sa culture » (par exemple en faisant communier dans une émotion produite par un « spectacle » déclaré « populaire », en suscitant des larmes), en « donnant l’occasion » à tous de « se mobiliser » (notamment en faisant un « don »). Analyse de ces moments de mobilisations générales et momentanées (MGM) ainsi que de leur idéologie sous-jacente visant à dépolitiser des questions sociales et à évacuer la solidarité au profit d’une charité programmée.
Pour ses protagonistes et défenseurs, cette nouvelle voie des MGM serait la seule à pouvoir permettre une salutaire prise de conscience collective, à condition qu’elle soit répétée (c’est le fameux thème de la « piqûre de rappel » …qui devient chronique). Il arrive en outre fréquemment que cette « nouvelle voie » n’hésite pas à justifier sa légitimité en critiquant les voies « anciennes », dont elle conteste l’efficacité.
« LES ENFOIRÉS », UNE MGM TYPE
Le début de la chanson « Ici les enfoirés » opère de la sorte :
« On nous avait dit « c’est pour un soir » on est encore là 20 ans plus tard
Refrain : Ici les enfoirés oh ouh oh rejoins notre ar… mée
Les saltimbanques c’est pas sérieux mais les ministères n’ont pas fait mieux
Ref.
Faut-il chanter contre les misères ou bien se taire, passer, ne rien faire
Ref.
Chaque année plus de gens secourus mais chaque année plus encore à la rue
Ref.
Chanter, chanter même à en pleurer ».
Le texte distribue un curieux système d’oppositions et d’assimilations : l’action spectaculaire est opposée à l’action publique (« qui n’a pas fait mieux ») et au « laisser-faire » : il n’y aurait donc pas d’alternative que de chanter ou de ne rien faire.1
Le jeu de mots « rejoins notre ar(t) — mée » laisse entendre que la consommation du spectacle équivaut à une véritable mobilisation militaire contre « les misères », mobilisation sans laquelle la passivité serait victorieuse. Chanter jusqu’aux larmes témoignerait ainsi de « l’engagement » des artistes…
« Faire quelque chose » — quoi que ce soit — serait donc préférable à l’apathie générale supposée ; pour certains, ce serait même plus efficace que des politiques structurelles : « Les Enfoirés permettent surtout, selon [Jean-Louis Aubert], de récolter des fonds pour les Restos du Cœur, sans avoir l’impression de ”ponctionner” le public : ”Arrêtez d’y voir un système de générosité. On ne fait pas l’aumône, c’est un impôt que les gens payent sans s’en rendre compte. Si vous préférez que les gens donnent 70 euros par an pour les pauvres, essayez de leur soutirer. Bonne chance à vous !” »2
Nous croisons ici le rêve capitaliste des impôts sans État : la redistribution légale des richesses est remplacée par des « dons » à qui on veut, quand on veut, comment on veut, du montant qu’on veut, avec un « retour sur investissement » exprimé en « plus-value de moralité ».
Ce modèle de mobilisation générale momentanée charrie donc un discours réellement politique et une représentation particulière de l’efficacité. Les agents du modèle MGM ou ses promoteurs structurent le débat qui doit leur donner raison sur base d’un système d’oppositions où « l’efficacité » de la lutte contre les inégalités est liée à la spectacularisation, à la communication émotionnelle unanimiste, au « don » « one shot » mais récurrent, à l’ambiguïté (on contribue sans avoir l’impression d’être « ponctionné », on donne sans avoir l’impression d’avoir donné).3
Ce système d’oppositions fonctionne comme ce que Pierre Bourdieu a appelé une « politique de dépolitisation » : il correspond de fait à un choix proprement politique qui disqualifie les politiques de lutte contre les inégalités et tend à les remplacer par des cérémonies fusionnelles qui se présentent, non sans un cynisme involontaire, comme (plus) efficaces dans leur lutte héroïque : « Chaque année plus de gens secourus mais chaque année plus encore à la rue ». L’esthétisation de la lutte étant présentée, on l’a vu, comme la seule alternative à la passivité.
À ce titre, ce système mérite probablement d’être déconstruit.
ÊTRE DE GAUCHE SELON GILLES DELEUZE
La pensée de Gilles Deleuze peut nous aider dans cette tâche. Interrogé sur ce que signifie pour lui (qui n’a jamais été communiste) « être de gauche », Deleuze apporte une double réponse.4
D’une part, c’est une question de perception, de sens de la perception : « ne pas être de gauche c’est un peu comme une adresse postale, partir de soi, la rue où l’on est, la ville, le pays, les autres pays, de plus en plus loin. On commence par soi et dans la mesure où l’on est privilégié, on est dans un pays riche, on se dit et bien comment faire pour que la situation dure. (…) [Être de gauche, c’est l’inverse] Tu vois d’abord à l’horizon et tu sais que ça ne peut pas durer, que ce n’est pas possible, que ces milliards de gens qui crèvent de faim c’est, ça peut durer encore cent ans je n’en sais rien mais il ne faut pas charrier, c’est injustice absolue. »Type de perception qui conduit à « appeler de ses vœux et considérer que ce sont là des problèmes à régler » : c’est-à-dire faire en sorte réellement que ça ne puisse plus durer.
D’autre part, c’est aussi une question de désir : ne pas se reconnaître dans l’étalon majoritaire (homme blanc adulte des villes) et développer des « devenirs minoritaires », c’est-à-dire désirer construire des agencements qui apportent des changements, que Deleuze voulait participatifs avec les premiers concernés, vers qui on se porte, dans les situations concrètes.
Aussi rapide et partiel que soit ce rappel, il suffit, nous l’espérons, à montrer que les positions progressistes de ce type déplacent le système d’oppositions dépolitisantes que nous avons décrit : elles confrontent l’appel à l’émotion qui fait l’économie de la perception et du savoir au refus passionné de l’état des choses, qui « considère qu’il y a là problème à régler » et cherche à inscrire des changements effectifs dans les situations.
Ces positions progressistes ne se résolvent pas à une action qui n’en est pas une mais qui vaudrait mieux que rien. Et ce n’est pas « au nom de la morale », dit Deleuze, mais d’un désir qui s’écarte de l’étalon majoritaire et de la recherche du statu quo. Ces positions mobilisent donc des affects puissants, qui ne s’accommodent pas d’une évanescence.
Une telle conception fait exploser le système d’oppositions mobilisation ringarde / imposée / inefficace contre mobilisation émotive / « libre » mais non consciente / aussi efficace que possible dans son héroïsme désespéré.
DANS L’ÉCONOMIE DE L’ENRICHISSEMENT
Observons maintenant la logique particulière de la récurrence — du « rendez-vous » médiatique annuel. Il s’agit en premier lieu de produire une différence par rapport à soi : chaque exécution du « concept » est appelée à se distinguer de la précédente en la dépassant ; le « record » (de l’année précédente) peut encore être battu et la « mobilisation » peut se présenter ainsi comme victorieuse non par rapport aux situations réelles mais par rapport à elle-même : tant de (télé)spectateurs, tant de CD vendus, tant de repas offerts, tant d’associations soutenues, etc.
Mais cette différence est aussi inscrite dans un système qui dissout toutes les différences : on sait depuis Jean Baudrillard que l’alternance systématique des registres dans les médias (chaud/froid ; divertissement/information/pub, etc.) les homogénéise tous dans un statut unique, celui de l’obsolescence, celui d’un réel irréel qui suit tout simplement (et rend possible) le cycle de renouvellement de la consommation (le cycle de la marchandise). L’esthétisation de la lutte prend ici une autre signification.
On peut alors s’esbaudir ou se catastropher momentanément, se mobiliser par intermittence, « faire quelque chose en passant à autre chose », et même lutter contre les misères dans un contexte… de recherche du profit. Aux questions posées à TF1 sur ses bénéfices éventuels à propos de l’opération « enfoirés » (qui est un « record » d’audience, autre différence recherchée), il n’a guère été apporté de réponse.
Mais il y a davantage. Luc Boltanski dans son dernier ouvrage Enrichissement, Une critique de la marchandise5 expose que le capitalisme se déploie selon une nouvelle forme qui ne substitue pas à d’autres, comme la logique industrielle d’exploitation, mais s’y ajoute en prenant de plus en plus d’importance.Il l’appelle une « économie de l’enrichissement ». Ses « gisements » sont les industries du luxe, le tourisme, le patrimoine, la culture et surtout les intersections floues entre ces domaines6. Boltanski propose cette appellation en lui donnant un double sens : procéder à un enrichissement des marchandises ; rendre les riches plus riches grâce à cette économie.
Cette forme repose sur une transaction marchande qui bénéficie de l’augmentation de la valeur de la marchandise qui a été « enrichie » par un récit au sens large : la marchandise peut par exemple être montrée comme manifestation exemplaire du passé (par exemple, elle est placée dans une logique de « reprises » qui la vivifie7), comme élément intéressant d’une collection (par exemple comme « nouvelle livraison » s’inscrivant dans la continuité d’une série, mais apportant des changements qui « valent le détour » — c’est le principe de la différence à soi évoqué plus haut).
On voit d’emblée ce que les MGM qui esthétisent la lutte contre les inégalités en reprenant des « tubes » doivent à pareille économie de l’enrichissement dans laquelle elles s’inscrivent pleinement.
Et ce n’est pas le moindre des paradoxes que de constater que, bien au-delà des justifications qui font appel à l’émotion au nom de l’efficacité, on peut utiliser la lutte contre la pauvreté pour développer un département de l’économie de l’enrichissement. Ce qui revient à produire des inégalités en prétendant lutter pour les réduire.
- Certains des mobilisés ne brillent d’ailleurs pas par leur capacité à payer leurs impôts…
- Ladepeche.fr, 14/04/2014
- Le caractère « libre » de la participation à la grand-messe médiatique a été mis en cause par les bénévoles des Restos du Cœur qui ont fait état de pressions à leur encontre pour qu’ils soient présents au spectacle et acquittent leurs 75 euros…Cf Lepoint.fr, 11/03/2016
- Les phrases entre guillemets qui suivent sont extraites de la série d’entretiens filmés de Deleuze par la philosophe Claire Parnet, réalisés et regroupés dans L’Abécédaire de Gilles Deleuze par Michel Pamart (Éditions Montparnasse, 1996).
- Luc Boltanski, Enrichissement, Une critique de la marchandise, Gallimard, 2017.
- Paul Virilio en avait eu l’intuition en dénonçant l’arrivée d’un « complexe informationnel » qu’il appelait le « complexe sexe/culture/pub ».
- Agrémentées d’improbables déguisements qui permettent au public, après un court moment de frisson, de « reconnaître » avec ravissement la vedette sous son costume.