Plus que « mon corps m’appartient », c’est la formulation « mon corps, mes choix » qui nous a semblé adéquate pour ouvrir notre réflexion. En effet, le corps des femmes n’est pas un accessoire, un objet dont elles revendiquent la propriété, mais une part d’elles-mêmes, qui sont faites d’un corps et d’un psychisme. Or, le corps féminin est le terrain d’une lutte sans merci. Le énième report de la proposition de loi « IVG » en est une illustration flagrante, mais il en existe d’autres, qui, si elles semblent moins violentes, n’en sont que plus sournoises et révélatrices d’une société où le sexisme a bien sa place.
Au final, une question se pose : à qui appartient le corps des femmes ? Entre sacralisation, instrumentalisation et déshumanisation, la société de consommation en prend possession, pour bombarder les femmes de multiples injonctions : à la minceur, à la glabrité1, à la jeunesse, à la performance, à l’inodorité,… Autant de rappels à l’ordre, signes d’un choix de société, qui tout en prônant la liberté comme valeur cardinale, en prive la moitié de l’humanité afin de lui dicter non seulement qui, mais également comment elle doit être.
De la maternité, fleuron de l’épanouissement féminin…
Si les femmes ont acquis, grâce à la contraception, le droit de choisir ou non d’être mère, leur grossesse et les métamorphoses de leur corps qui suivent l’accouchement sont soumises à un contrôle social contraignant.
Dans notre société de la performance, les « fit moms » (« les mamans en forme ») sont devenues un véritable phénomène, sur les réseaux sociaux numériques avec le hashtag #fitmom et dans la presse « people ». Les adeptes de ce mouvement qui consiste à suivre un programme sportif et alimentaire précis et strict, visant à limiter les « dégâts » de la grossesse et retrouver « un corps de rêve » après l’accouchement, démontrent qu’avec un peu d’organisation, tout est possible. Ainsi, comme aiment à le rappeler les fit moms, la maternité, véritable accomplissement dans la vie d’une femme, doit les rendre encore plus heureuses et belles, sans les détourner de leur goût et talent pour la performance. Les fit moms ne se sont probablement pas senties concernées par la censure, lors de la cérémonie de remise des Oscars en 2020, d’une publicité pour des protections féminines « post-partum », jugée « trop explicite » par la Motion Picture Academy. Le contenu de ce spot présentait pourtant un ensemble bien plus familier, pour toutes celles qui ont accouché un jour, que le corps ultra sculpté des instagrameuses aux milliers de followers.
…À la ménopause
Sans oublier, pour clore cette réflexion sur la fertilité féminine, la ménopause ! Mère ou non, nous la vivrons toutes. Signe indiscutable de la fin de la fécondité, la ménopause et son interminable cortège de symptômes plus inconfortables les uns que les autres fait l’objet de très peu d’explications, de campagnes de sensibilisation ou d’intérêt de la part des médecins gynécologues. Sauf lorsqu’il est question de produire des compléments alimentaires garantissant entre autres promesses de conserver un ventre plat (pour peu qu’on n’en ait jamais eu un ?) à l’issue de cette fatidique étape de la vie.
Cachez ces bourrelets et ces poils que je ne saurais voir…
Les femmes ont tellement bien intériorisé l’hyper contrôle de leur corps, que tout signe visible d’un dépassement de cette norme imposée apparait comme suspect, déprimant et désespérant.
Dans sa chronique pour les Grenades d’été, la journaliste Cindya Izzarelli exprime bien par exemple la difficulté de nombreuses femmes, à l’approche de l’été et de la terrible épreuve du maillot de bain, à accepter ce corps qui est le leur, si loin des standards et « idéaux » dont nous abreuvent les médias.
Mais l’hyper exposition des corps féminins, éternellement sveltes, imberbes et jeunes (voire enfantins), est-elle vraiment le choix des principales concernées ?
Car quand une femme au physique et aux choix hors normes « ose » s’exposer dans l’espace public, elle devient la cible, au mieux, de la désapprobation dégoûtée, au pire de sarcasme et de moqueries. Elle, donc, et pas seulement son corps. Ces micro-agressions et humiliations ne laissent pas indemnes, et nous pouvons nous poser la question du lien entre ces dernières et les violences que les femmes infligent à leur corps pour qu’il reste conforme aux standards imposés, à grands coups d’épilation et rasages mobilisant un temps considérable, de régimes allant jusqu’à l’anorexie et de chirurgie plastique allant jusqu’à la mutilation.
À ce propos, de nombreuses femmes ont recours à la chirurgie plastique vulvaire, afin d’effacer ou de prévenir le naturel affaissement du pubis. Jusque dans ses recoins les plus intimes, le corps des femmes est soumis aux mêmes impératifs…
La médecine : au service de notre santé ou de notre mise en conformité ?
Les discours médicaux, sous couvert d’enjeux sanitaires, reproduisent les stéréotypes présents dans l’imaginaire collectif. Dans son essai, la sociologue Ghigi Rossella analyse l’apparition, dans les discours tout d’abord médicaux et ensuite médiatiques d’un savoir autour du concept de cellulite. En effet, à la croisée des chemins entre santé et beauté, s’ouvre dès les années 1930 un nouveau marché très lucratif. Alors qu’il s’agit d’un phénomène naturel, le discours médical sur la cellulite va basculer du côté du pathologique : il faut combattre et soigner la peau d’orange. L’émergence du concept de cellulite va ainsi produire la construction d’un certain féminin, conforme aux représentations de la responsabilisation individuelle de la femme face à sa condition physique et donc d’un corps sain ou à l’inverse malsain.
La frontière était mince entre pathologisation de la cellulite et celle des gros, elle a été allègrement franchie, drainant dans son sillage une représentation négative et culpabilisante des personnes dites en surpoids, soupçonnées d’être dotées d’un caractère « mou », dépourvu de toute volonté et autodiscipline. Car s’il est soi-disant possible de lutter contre la cellulite avec un peu de rigueur, il en est de même pour le surpoids. La présence des deux est donc associée à une absence de volonté chez celles qui en sont porteuses.
La gynécologie, sphère médicale consacrée aux femmes, n’échappe malheureusement pas à la règle. L’examen et les interventions gynécologiques peuvent être mal vécus par les femmes qui régulièrement se voient infantilisées par des interventions intrusives, sans explications ; voient leur douleur niée ou minimisée ; et sont parfois victimes de violences gynécologiques et obstétricales, sans oublier les réflexions blessantes sur leur physique. Au nom de la science et de la médecine (il est bien sûr à souligner que la médecine a permis bien des avancées et la réduction du taux de mortalité à l’accouchement par exemple), elles ont été dépossédées de leur savoir empirique sur leur propre corps, savoir traditionnel transmis depuis des générations de femmes.
Face aux diktats, les résistances !
En réaction à cette déferlante d’injonctions toutes plus violentes et avilissantes les unes que les autres, des voix féminines et féministes se font entendre. La résistance à ces exigences à la conformité et la consommation prend des formes d’une créativité extraordinaire.
Citons notamment la campagne Le sens du poil à Bruxelles. Elle cherche à « dédiaboliser les poils des femmes », pour que chacune puisse se sentir libre de poser ses propres choix pour son corps, en cassant les stéréotypes de genre. Mais aussi Le collectif espagnol GynéPunk travaille lui à un kit d’auto-auscultation gynécologique. Initialement destiné aux femmes migrantes, aux travailleuses du sexe et aux femmes sans sécurité sociale, il permet de se réapproprier la connaissance de son corps. Plus largement, un mouvement s’est développé pour aider et encourager les femmes à procéder à un auto-examen gynécologique, pour comprendre le fonctionnement de leur corps et ne pas se laisser guider aveuglément par leur gynécologue.
Et si la solution c’était l’éducation ?
Pour résister à ces injonctions imposées par une société où le « scientifique » et le médical sont parfois au service de stéréotypes, la connaissance de son corps et du corps de l’autre est un bon point de départ. Au lieu d’en faire un tabou, l’école devrait expliquer aux enfants comment fonctionnent les corps humains, leur apprendre à fixer leurs limites par rapport à ce corps, à le comprendre et à vivre avec lui sans complexe.
Autre mission essentielle de l’école, permettre à intégrer les notions de consentement et de respect (de soi-même et d’autrui). Parce que la réappropriation de leur sexualité par les femmes fait aussi partie des combats à mener.
Selon Ludivine Tomasi, réalisatrice du documentaire On ne naît pas féministe, l’école contribue à véhiculer une culture sexiste, mais des cours d’éducation sexuelle permettraient de déconstruire ces normes genrées. Cette formation, donnée aux professeur·es, devrait leur permettre de déconstruire leurs propres stéréotypes et d’ensuite accompagner leurs élèves par rapport à ces questions complexes.
Et maintenant ?
La diversité des réponses aux diktats imposés aux femmes met en lumière la grande créativité des mouvements féministes dans leur lutte pour la réappropriation de leur corps par les femmes.
Des initiatives citoyennes et associatives résistent et le font savoir et entendre. Et transmettent aussi leurs outils de lutte et leurs connaissances aux générations de femmes en devenir.
La faiblesse de ces mouvements réside sans doute dans leur dispersion, chacun s’attelant à la déconstruction de telle représentation ou à la reconquête de tel territoire anatomique.
L’enjeu de cette convergence, c’est de déclencher la réaction politique tant attendue. À quand, plus de moyens pour les plannings, l’introduction de la sensibilisation à la vie affective dès l’école maternelle ? À quand de réelles mesures pour lutter contre la transformation du corps des femmes en objet, via la publicité et les médias ?
Le chemin est long, mais on ne lâche rien, et si le patriarcat n’est pas encore un lointain et mauvais souvenir, la mobilisation des nouvelles générations de féministes, antiracistes et écologistes ne devrait plus lui garantir une retraite paisible.