Mon corps de femme : un territoire à reconquérir ?

Illustration : Vanya Michel

Le 15 juillet 2020, la pro­po­si­tion de loi qui dépé­na­lise et assou­plit les condi­tions d’accès à l’avortement a été ren­voyée une qua­trième fois au Conseil d’État. Dans ce débat, une fois encore, les prin­ci­pales concer­nées se voient pri­vées de leur libre arbitre. Les femmes constatent une fois de plus que d’autres décident pour elles ce qu’elles sont auto­ri­sées ou non à faire avec cette part d’elles-mêmes consti­tu­tive de leur inté­gri­té, à savoir leur corps. La conquête de l’émancipation fémi­nine semble loin d’être aboutie.

Plus que « mon corps m’appartient », c’est la for­mu­la­tion « mon corps, mes choix » qui nous a sem­blé adé­quate pour ouvrir notre réflexion. En effet, le corps des femmes n’est pas un acces­soire, un objet dont elles reven­diquent la pro­prié­té, mais une part d’elles-mêmes, qui sont faites d’un corps et d’un psy­chisme. Or, le corps fémi­nin est le ter­rain d’une lutte sans mer­ci. Le énième report de la pro­po­si­tion de loi « IVG » en est une illus­tra­tion fla­grante, mais il en existe d’autres, qui, si elles semblent moins vio­lentes, n’en sont que plus sour­noises et révé­la­trices d’une socié­té où le sexisme a bien sa place.

Au final, une ques­tion se pose : à qui appar­tient le corps des femmes ? Entre sacra­li­sa­tion, ins­tru­men­ta­li­sa­tion et déshu­ma­ni­sa­tion, la socié­té de consom­ma­tion en prend pos­ses­sion, pour bom­bar­der les femmes de mul­tiples injonc­tions : à la min­ceur, à la gla­bri­té1, à la jeu­nesse, à la per­for­mance, à l’inodorité,… Autant de rap­pels à l’ordre, signes d’un choix de socié­té, qui tout en prô­nant la liber­té comme valeur car­di­nale, en prive la moi­tié de l’humanité afin de lui dic­ter non seule­ment qui, mais éga­le­ment com­ment elle doit être.

De la maternité, fleuron de l’épanouissement féminin…

Si les femmes ont acquis, grâce à la contra­cep­tion, le droit de choi­sir ou non d’être mère, leur gros­sesse et les méta­mor­phoses de leur corps qui suivent l’accouchement sont sou­mises à un contrôle social contraignant.

Dans notre socié­té de la per­for­mance, les « fit moms » (« les mamans en forme ») sont deve­nues un véri­table phé­no­mène, sur les réseaux sociaux numé­riques avec le hash­tag #fit­mom et dans la presse « people ». Les adeptes de ce mou­ve­ment qui consiste à suivre un pro­gramme spor­tif et ali­men­taire pré­cis et strict, visant à limi­ter les « dégâts » de la gros­sesse et retrou­ver « un corps de rêve » après l’accouchement, démontrent qu’avec un peu d’organisation, tout est pos­sible. Ain­si, comme aiment à le rap­pe­ler les fit moms, la mater­ni­té, véri­table accom­plis­se­ment dans la vie d’une femme, doit les rendre encore plus heu­reuses et belles, sans les détour­ner de leur goût et talent pour la per­for­mance. Les fit moms ne se sont pro­ba­ble­ment pas sen­ties concer­nées par la cen­sure, lors de la céré­mo­nie de remise des Oscars en 2020, d’une publi­ci­té pour des pro­tec­tions fémi­nines « post-par­tum », jugée « trop expli­cite » par la Motion Pic­ture Aca­de­my. Le conte­nu de ce spot pré­sen­tait pour­tant un ensemble bien plus fami­lier, pour toutes celles qui ont accou­ché un jour, que le corps ultra sculp­té des ins­ta­gra­meuses aux mil­liers de followers.

…À la ménopause

Sans oublier, pour clore cette réflexion sur la fer­ti­li­té fémi­nine, la méno­pause ! Mère ou non, nous la vivrons toutes. Signe indis­cu­table de la fin de la fécon­di­té, la méno­pause et son inter­mi­nable cor­tège de symp­tômes plus incon­for­tables les uns que les autres fait l’objet de très peu d’explications, de cam­pagnes de sen­si­bi­li­sa­tion ou d’intérêt de la part des méde­cins gyné­co­logues. Sauf lorsqu’il est ques­tion de pro­duire des com­plé­ments ali­men­taires garan­tis­sant entre autres pro­messes de conser­ver un ventre plat (pour peu qu’on n’en ait jamais eu un ?) à l’issue de cette fati­dique étape de la vie.

Cachez ces bourrelets et ces poils que je ne saurais voir…

Les femmes ont tel­le­ment bien inté­rio­ri­sé l’hyper contrôle de leur corps, que tout signe visible d’un dépas­se­ment de cette norme impo­sée appa­rait comme sus­pect, dépri­mant et désespérant.

Dans sa chro­nique pour les Gre­nades d’été, la jour­na­liste Cin­dya Izza­rel­li exprime bien par exemple la dif­fi­cul­té de nom­breuses femmes, à l’approche de l’été et de la ter­rible épreuve du maillot de bain, à accep­ter ce corps qui est le leur, si loin des stan­dards et « idéaux » dont nous abreuvent les médias.

Mais l’hyper expo­si­tion des corps fémi­nins, éter­nel­le­ment sveltes, imberbes et jeunes (voire enfan­tins), est-elle vrai­ment le choix des prin­ci­pales concernées ?

Car quand une femme au phy­sique et aux choix hors normes « ose » s’exposer dans l’espace public, elle devient la cible, au mieux, de la désap­pro­ba­tion dégoû­tée, au pire de sar­casme et de moque­ries. Elle, donc, et pas seule­ment son corps. Ces micro-agres­sions et humi­lia­tions ne laissent pas indemnes, et nous pou­vons nous poser la ques­tion du lien entre ces der­nières et les vio­lences que les femmes infligent à leur corps pour qu’il reste conforme aux stan­dards impo­sés, à grands coups d’épilation et rasages mobi­li­sant un temps consi­dé­rable, de régimes allant jusqu’à l’anorexie et de chi­rur­gie plas­tique allant jusqu’à la mutilation.

À ce pro­pos, de nom­breuses femmes ont recours à la chi­rur­gie plas­tique vul­vaire, afin d’effacer ou de pré­ve­nir le natu­rel affais­se­ment du pubis. Jusque dans ses recoins les plus intimes, le corps des femmes est sou­mis aux mêmes impératifs…

La médecine : au service de notre santé ou de notre mise en conformité ?

Les dis­cours médi­caux, sous cou­vert d’enjeux sani­taires, repro­duisent les sté­réo­types pré­sents dans l’imaginaire col­lec­tif. Dans son essai, la socio­logue Ghi­gi Ros­sel­la ana­lyse l’apparition, dans les dis­cours tout d’abord médi­caux et ensuite média­tiques d’un savoir autour du concept de cel­lu­lite. En effet, à la croi­sée des che­mins entre san­té et beau­té, s’ouvre dès les années 1930 un nou­veau mar­ché très lucra­tif. Alors qu’il s’agit d’un phé­no­mène natu­rel, le dis­cours médi­cal sur la cel­lu­lite va bas­cu­ler du côté du patho­lo­gique : il faut com­battre et soi­gner la peau d’orange. L’émergence du concept de cel­lu­lite va ain­si pro­duire la construc­tion d’un cer­tain fémi­nin, conforme aux repré­sen­ta­tions de la res­pon­sa­bi­li­sa­tion indi­vi­duelle de la femme face à sa condi­tion phy­sique et donc d’un corps sain ou à l’inverse malsain.

La fron­tière était mince entre patho­lo­gi­sa­tion de la cel­lu­lite et celle des gros, elle a été allè­gre­ment fran­chie, drai­nant dans son sillage une repré­sen­ta­tion néga­tive et culpa­bi­li­sante des per­sonnes dites en sur­poids, soup­çon­nées d’être dotées d’un carac­tère « mou », dépour­vu de toute volon­té et auto­dis­ci­pline. Car s’il est soi-disant pos­sible de lut­ter contre la cel­lu­lite avec un peu de rigueur, il en est de même pour le sur­poids. La pré­sence des deux est donc asso­ciée à une absence de volon­té chez celles qui en sont porteuses.

La gyné­co­lo­gie, sphère médi­cale consa­crée aux femmes, n’échappe mal­heu­reu­se­ment pas à la règle. L’examen et les inter­ven­tions gyné­co­lo­giques peuvent être mal vécus par les femmes qui régu­liè­re­ment se voient infan­ti­li­sées par des inter­ven­tions intru­sives, sans expli­ca­tions ; voient leur dou­leur niée ou mini­mi­sée ; et sont par­fois vic­times de vio­lences gyné­co­lo­giques et obs­té­tri­cales, sans oublier les réflexions bles­santes sur leur phy­sique. Au nom de la science et de la méde­cine (il est bien sûr à sou­li­gner que la méde­cine a per­mis bien des avan­cées et la réduc­tion du taux de mor­ta­li­té à l’accouchement par exemple), elles ont été dépos­sé­dées de leur savoir empi­rique sur leur propre corps, savoir tra­di­tion­nel trans­mis depuis des géné­ra­tions de femmes.

Face aux diktats, les résistances !

En réac­tion à cette défer­lante d’injonctions toutes plus vio­lentes et avi­lis­santes les unes que les autres, des voix fémi­nines et fémi­nistes se font entendre. La résis­tance à ces exi­gences à la confor­mi­té et la consom­ma­tion prend des formes d’une créa­ti­vi­té extraordinaire.

Citons notam­ment la cam­pagne Le sens du poil à Bruxelles. Elle cherche à « dédia­bo­li­ser les poils des femmes », pour que cha­cune puisse se sen­tir libre de poser ses propres choix pour son corps, en cas­sant les sté­réo­types de genre. Mais aus­si Le col­lec­tif espa­gnol Gyné­Punk tra­vaille lui à un kit d’auto-auscultation gyné­co­lo­gique. Ini­tia­le­ment des­ti­né aux femmes migrantes, aux tra­vailleuses du sexe et aux femmes sans sécu­ri­té sociale, il per­met de se réap­pro­prier la connais­sance de son corps. Plus lar­ge­ment, un mou­ve­ment s’est déve­lop­pé pour aider et encou­ra­ger les femmes à pro­cé­der à un auto-exa­men gyné­co­lo­gique, pour com­prendre le fonc­tion­ne­ment de leur corps et ne pas se lais­ser gui­der aveu­glé­ment par leur gynécologue.

Et si la solution c’était l’éducation ?

Pour résis­ter à ces injonc­tions impo­sées par une socié­té où le « scien­ti­fique » et le médi­cal sont par­fois au ser­vice de sté­réo­types, la connais­sance de son corps et du corps de l’autre est un bon point de départ. Au lieu d’en faire un tabou, l’école devrait expli­quer aux enfants com­ment fonc­tionnent les corps humains, leur apprendre à fixer leurs limites par rap­port à ce corps, à le com­prendre et à vivre avec lui sans complexe.

Autre mis­sion essen­tielle de l’école, per­mettre à inté­grer les notions de consen­te­ment et de res­pect (de soi-même et d’autrui). Parce que la réap­pro­pria­tion de leur sexua­li­té par les femmes fait aus­si par­tie des com­bats à mener.

Selon Ludi­vine Toma­si, réa­li­sa­trice du docu­men­taire On ne naît pas fémi­niste, l’école contri­bue à véhi­cu­ler une culture sexiste, mais des cours d’éducation sexuelle per­met­traient de décons­truire ces normes gen­rées. Cette for­ma­tion, don­née aux professeur·es, devrait leur per­mettre de décons­truire leurs propres sté­réo­types et d’ensuite accom­pa­gner leurs élèves par rap­port à ces ques­tions complexes.

Et maintenant ?

La diver­si­té des réponses aux dik­tats impo­sés aux femmes met en lumière la grande créa­ti­vi­té des mou­ve­ments fémi­nistes dans leur lutte pour la réap­pro­pria­tion de leur corps par les femmes.

Des ini­tia­tives citoyennes et asso­cia­tives résistent et le font savoir et entendre. Et trans­mettent aus­si leurs outils de lutte et leurs connais­sances aux géné­ra­tions de femmes en devenir.

La fai­blesse de ces mou­ve­ments réside sans doute dans leur dis­per­sion, cha­cun s’attelant à la décons­truc­tion de telle repré­sen­ta­tion ou à la recon­quête de tel ter­ri­toire anatomique.

L’enjeu de cette conver­gence, c’est de déclen­cher la réac­tion poli­tique tant atten­due. À quand, plus de moyens pour les plan­nings, l’introduction de la sen­si­bi­li­sa­tion à la vie affec­tive dès l’école mater­nelle ? À quand de réelles mesures pour lut­ter contre la trans­for­ma­tion du corps des femmes en objet, via la publi­ci­té et les médias ?

Le che­min est long, mais on ne lâche rien, et si le patriar­cat n’est pas encore un loin­tain et mau­vais sou­ve­nir, la mobi­li­sa­tion des nou­velles géné­ra­tions de fémi­nistes, anti­ra­cistes et éco­lo­gistes ne devrait plus lui garan­tir une retraite paisible.

  1. La gla­bri­té consiste à pré­sen­ter un corps exempt de toute pilosité.

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