À l’issue des élections fédérales et régionales de mai 2014 s’est formé un gouvernement de centre-droit composé des deux partis libéraux (MR et OpenVLD), des sociaux-chrétiens flamands et des nationalistes flamands de la Nieuw-Vlaamse Alliantie (N‑VA). Ce gouvernement est minoritaire dans le groupe linguistique français de la Chambre des représentants. On ne s’en étonnera pas : alors qu’en Flandre, l’électorat penche plutôt à droite, ce n’est pas le cas en Wallonie ni à Bruxelles.
LA FLANDRE À DROITE
Il en est ainsi depuis longtemps, pour des raisons qui tiennent à l’histoire et à la géographie de la Belgique. Dès 1952, dans un article consacré aux élections nationales du 4 juin 1950, Roger De Smet notait que « de façon générale, les cantons flamands votent plus à droite que les cantons wallons, du moins dans les régions industrielles »1.
Le processus d’industrialisation du pays s’est déroulé, en effet, de manière géographiquement inégale. Dans les bassins industriels du Hainaut et de Liège, la classe ouvrière s’est très vite sécularisée alors qu’en Flandre, région alors catholique où l’agriculture est longtemps restée l’activité principale, ce sont les syndicats chrétiens qui sont apparus en premier. Or, « en Flandre, un syndicalisme de lutte n’a jamais pu totalement se développer, notamment suite à l’inscription du prolétariat dans la sphère d’influence catholique »2. Au fil des décennies, sur les lignes de fracture politique qui divisent la société belge, la contestation est – à quelques exceptions près ‒ wallonne et bruxelloise plutôt que flamande. Quand le centre de gravité de l’économie a commencé à glisser de la Wallonie à la Flandre, en particulier après la grève de l’hiver 1960 – 1961, la classe ouvrière wallonne a dénoncé une mainmise de « l’État belgo-flamand » sur l’économie du pays qui a renforcé encore sa combativité et sa méfiance envers les institutions.
LE RECUL TENDANCIEL DU SP.A
Pour toutes ces raisons, le parti socialiste a toujours été plus puissant dans le Sud que dans le Nord du pays. À l’exception de la période où Steve Stevaert en assumait la présidence (entre 2003 et 2005), le parti socialiste flamand (SP.A) connaît en outre, depuis les années 1980, un déclin électoral constant, en particulier dans ses anciens bastions. Aux élections fédérales (Chambre) de 2014, le Parti Socialiste (PS) a attiré 32 % des électeurs wallons et le SP.A 14 % seulement des électeurs flamands. En 1995, ces chiffres étaient encore de 33,7 % contre 19,9 %.
Avec Marc Hooghe, on peut affirmer que le SP.A est devenu « un parti sans qualités » (partij zonder eigenschappen, par référence à l’œuvre de Robert Musil)3. L’érosion progressive et constante des scores électoraux du parti socialiste flamand est notamment due, selon ce politologue flamand, au manque d’authenticité et d’enthousiasme de ses campagnes : les problèmes d’argent ne sont pas ‒ souligne-t-il ‒ l’alpha et l’oméga du discours politique, Groen et le PTB l’ont bien compris. Ces dernières années, le SP.A a misé sur un programme et une pratique résolument terre-à-terre, cherchant à attirer des électeurs sur le terrain de la vie quotidienne, renouant même avec des modes d’action qu’on aurait pu croire totalement dépassés comme l’encouragement et l’organisation de l’achat coopératif4. Il est vrai que le contexte de l’action politique du SP.A est tout différent de celui que connaît le PS, en particulier en raison de la domination électorale de la N‑VA qui a mordu, et mord encore sans doute, sur son électorat traditionnel.
LA DÉPILARISATION
La vision d’une Flandre conformiste ‒ ou à tout le moins résignée ‒ et droitière, et d’une Wallonie protestataire, revendicative et socialisante mérite cependant d’être questionnée. Ainsi, c’est dès janvier 1968 que des étudiants se rebellent, à Louvain, contre leurs autorités académiques et affrontent les forces de l’ordre. Ils sont flamands. S’ils réclament en premier lieu la scission de l’université catholique, leurs critiques envers l’épiscopat et la bourgeoisie pousseront les plus radicaux d’entre eux à fonder Amada, la première formation maoïste de quelque envergure en Belgique. Les premières grandes manifestations n’ont pas encore commencé, à ce moment, à Paris.
La Flandre de la deuxième moitié du 20e siècle n’est plus celle des premières lois linguistiques, de la misère sociale et du retard économique. La région est devenue prospère et confiante en son avenir ; parallèlement, elle s’est déchristianisée. Les balises morales que fournissait l’appartenance au catholicisme ont vacillé. Les sentiments républicains rencontrent un succès grandissant au Nord du pays, ce Nord qui avait pourtant voté massivement en faveur du retour sur le trône de Léopold III (plus de 70 % des suffrages lors du référendum de 1950).
Avec la prédominance de l’idéologie chrétienne, que traduisaient les amples majorités conquises par le CVP en Flandre jusqu’à la fin des années 1950, c’est aussi le poids de ce qu’on a appelé la pilarisation (verzuiling, en néerlandais) qui s’est affaibli. La pilarisation est « une organisation très poussée de la vie quotidienne sur la base de différences idéologiques, aboutissant à la naissance de ‘’mondes’’ distincts qui concluent, soit par le biais de leurs différentes associations, soit en tant que réseaux, des transactions avec l’État »5. Le « pilier » catholique occupait dans ce cadre, en Flandre, une place considérable que le phénomène de « dépilarisation » (ontzuiling), lié notamment à la remise en cause des rapports entre le citoyen et l’État, à la dépolitisation croissante de l’électorat et à la perte d’influence des repères idéologiques traditionnels, a progressivement réduit comme peau de chagrin.
C’est notamment pourquoi ont émergé récemment, dans le Nord du pays, des mouvements de contestation qui, sans couper les ponts avec les syndicats ou les partis, sont nés et ont grandi en dehors d’eux. Bien entendu, ces mouvements existent aussi en Wallonie et à Bruxelles ; mais contrairement au CVP (devenu entre-temps CD&V) en Flandre, le PS garde, dans les municipalités et les cantons électoraux wallons, une puissance qui permet le maintien d’une assise pilarisée. Ces mouvements, quels que soient leurs objectifs, ont en commun une volonté de peser sur la décision politique sans s’inscrire dans le processus électoral ni dans la participation au pouvoir. Tel est le cas du mouvement Straten-Generaal (un jeu de mots basé sur la similitude entre les mots « staten » [états] et « straten » [rues]) apparu à Anvers en 1999 dans le cadre d’une action de quartier mais impliqué ensuite dans la lutte contre le projet de construction d’un viaduc sur l’Escaut (le projet Oosterweel) et, de façon plus globale, dans la recherche des modalités d’une intervention politique citoyenne ; plus récemment, le mouvement Hart boven Hard est né en Flandre pour s’opposer aux restrictions budgétaires décidées par le gouvernement flamand en matière culturelle, mais est devenu lui aussi un instrument de réflexion et de pression balayant l’ensemble du spectre politique (et doté désormais d’un pendant francophone, Tout autre chose). Plusieurs études ont confirmé que « les enjeux autres que ceux des luttes sociales jouent un rôle plus important en Flandre qu’en Wallonie »6.
LA FÉDÉRALISATION
Alors même que la Flandre n’est plus épargnée par la crise (fermeture d’usines dans le secteur de l’assemblage automobile, restructurations) et qu’au fil des années, il s’y perd davantage d’emplois qu’en Wallonie ou à Bruxelles, le processus de fédéralisation du pays ne permet plus au pouvoir régional d’éluder ses responsabilités. D’une certaine façon d’ailleurs, la population flamande est touchée deux fois par les mesures d’austérité puisque ce sont les mêmes partis (N‑VA, OpenVLD et CD&V) qui forment la majorité flamande et ‒ avec le MR ‒ la majorité fédérale. La percée de la N‑VA, au pouvoir en Flandre depuis plusieurs années et aujourd’hui présente aussi au gouvernement fédéral, inquiète de nombreux acteurs de la vie associative flamande (le middenveld).
La domination continue du PS dans le paysage électoral wallon, surtout dans les bassins et anciens bassins industriels, et la présence d’une classe ouvrière historiquement revendicatrice tendent à y donner à la contestation un caractère politique et social affirmé. L’extrême gauche y retrouve des couleurs, en particulier là où le PS est au pouvoir. Ce phénomène est moins visible en Flandre, pour l’instant en tout cas. Les oppositions que doivent affronter les deux gouvernements régionaux concernés, outre que leurs choix politiques sont différents, ne sont donc pas entièrement de même nature.
Les luttes ‒ citoyennes ici, sociales là, politiques à tous les coups ‒ recherchent pourtant aujourd’hui, dans cette Belgique désormais fédérale, des convergences par-delà la frontière linguistique. Hart boven Hard a, par exemple, son équivalent en Belgique de langue française, même si les deux mouvements sont parfaitement autonomes. En mettant à nu les rapports de forces dans chacune des régions, la fédéralisation suscite aussi des alliances inédites.
- Roger De Smet, « La géographie électorale en Belgique », in Revue française de science politique, 1952, vol.2, n°1, pp. 87 – 95
- Kurt Vandaele et Marc Hooghe, « L’appel de la voie communautaire : syndicats, organisations patronales et nouveaux mouvements sociaux dans une Belgique redimensionnée » in Régis Dandoy, Geoffroy Matagne et Caroline Van Wynsberghe (red.), Le fédéralisme belge. Enjeux institutionnels, acteurs socio-politiques et opinions publiques, Louvain-la-Neuve, Academia‑L’Harmattan, 2013
- Marc Hooghe, « De SP.a, een partij zonder eigenschappen ». http://deredactie.be/permalink/1.2005038
- Serge Govaert, « Les socialistes dans la Belgique du XXIe siècle : deux partis, mais un seul idéal ? », Les analyses du CRISP en ligne, 12 décembre 2013, www.crisp.be
- Luc Huyse, De Verzuiling voorbij, Kritak, 1987, p. 17
- André-Paul Frognier et Damien Bol, « 20 ans d’analyse des comportements électoraux : analyse comparée Flandre-Wallonie », papier présenté au Colloque ISPOLE 13 – 14 octobre 2010, Université catholique de Louvain