Non-dits et violence du discours dominant

Des termes mater­nants. Des locu­tions fami­lières retour­nées dans leur sens et dans leur objet. Des expres­sions qui ins­tallent subrep­ti­ce­ment la contrainte comme une évi­dence. Confu­sion et abus de lan­gage garan­tis. Ain­si fonc­tionne, entre les lignes, la méca­nique rhé­to­rique du néo-capi­ta­lisme. Signes par­ti­cu­liers ? C’est avant tout un « esprit ». Elle ins­taure son pou­voir en le niant. Elle fabrique du consen­te­ment par fata­lisme et renon­ce­ment au goût de l’avenir. Qu’il faille faire de la pos­si­bi­li­té d’un autre monde pos­sible un slo­gan pro­tes­ta­taire en dit long sur le rap­port de force entre esprits.

Quand Charles Michel, dans une série d’interviews don­nées début avril, déclare que son gou­ver­ne­ment « tra­vaille pour remettre le pays en ordre sur le plan éco­no­mique, le plan social et le plan de la sécu­ri­té », il semble faire écho au « vrai sen­ti­ment d’urgence », au « grand besoin de réformes » qu’invoquait, de son côté, quelques mois plus tôt, un grand patron wal­lon. Dans l’un et l’autre cas, les for­mules sont fortes. En même temps que peu pré­cises. De quel ordre et de quel désordre parle-t-on ou, plus exac­te­ment, le Pre­mier ministre ne parle-t-il pas ? De quelles réformes a‑t-on grand besoin ?

À la véri­té, ces mots incer­tains, ces for­mules appa­rem­ment incom­plètes… le sont à des­sein : leur registre emprunte à la caté­go­rie des euphé­mismes dans la boîte à outils men­tale du dis­cours domi­nant de l’époque. Les euphé­mismes, donc, servent à renom­mer une réa­li­té trop dure en l’adoucissant, en mas­quant la charge néga­tive d’un terme ou d’une expres­sion. Néga­tive, ici, dans le sens d’un éloi­gne­ment des inté­rêts du plus grand nombre. Le pro­pos est, tan­tôt, de jouer sur le res­sen­ti, de mater­ner les émo­tions, de ras­su­rer sur la bien­veillance géné­rale de ce que les termes mettent en jeu, tan­tôt, d’occulter les conflits d’intérêts, les diver­gences de vues, réelles ou éven­tuelles, ceci de manière à désa­mor­cer la confron­ta­tion d’opinions.

D’une manière ou d’une autre, on cherche à rendre les inten­tions moins trans­pa­rentes, à endor­mir la capa­ci­té d’indignation, à faire accep­ter l’inacceptable… Nul doute que l’opposition publique aux inté­rêts dits notion­nels, si ceux-ci étaient qua­li­fiés de ce qu’ils sont en véri­té pour les entre­prises béné­fi­ciaires : des inté­rêts fic­tifs que la loi fis­cale auto­rise à sous­traire à l’imposition des sociétés.

LA VIOLENCE INVISIBLE DES NON-DITS

Stars incon­tes­tables des pla­teaux de la rhé­to­rique domi­nante depuis plu­sieurs années, dans la caté­go­rie des euphé­mismes : les réformes dites struc­tu­relles. On sait qu’elles ont pour cible pre­mière les mar­chés de l’emploi et les sys­tèmes de pro­tec­tion sociale. L’objectif est de… déstruc­tu­rer ceux-ci en les déré­gu­lant, de manière à les rendre plus « flexibles », pertes d’emploi, pré­ca­ri­sa­tion des sta­tuts et des droits, et affai­blis­se­ment des col­lec­tifs de tra­vailleurs à la clé.

Pour­tant, inves­tie de la conno­ta­tion pro­gres­siste posi­tive de chan­ge­ment pour un mieux, la locu­tion « réformes struc­tu­relles » per­met de mas­quer la res­tau­ra­tion conser­va­trice d’un ordre fon­ciè­re­ment inéga­li­taire que recouvrent les poli­tiques de régres­sion sociale effec­ti­ve­ment en vigueur. Si ceci n’apparaît pas, c’est que l’expression-slogan, jamais ou rare­ment pré­ci­sée plus avant, est per­for­ma­tive plus qu’argumentative : son énon­cé, seul, suf­fit à faire exis­ter, de façon légi­time, ce qu’il désigne. Autre­ment dit, le mot fait être ce qu’il dit. Et, en l’absence de ques­tion­ne­ment du signi­fié (le sens réel du conte­nu des réformes), on laisse au signi­fiant (le mot) occu­per la place du sens com­mun, comme s’il ne fai­sait rien d’autre que dire ce qui va de soi.

Dans son ouvrage Rendre la réa­li­té inac­cep­table (2008), le socio­logue Luc Bol­tans­ki montre tout l’intérêt des for­mats du lan­gage pour la pro­duc­tion de l’idéologie domi­nante. Celle-ci ne livre ses valeurs, ses prin­cipes et ses croyances que par bribes éparses, dans des moda­li­tés d’expression et des contextes d’énonciation tou­jours dif­fé­rents. Ce qui ne per­met pas de tra­cer, à l’œil nu, la cohé­rence de sa vision du monde. Elle n’en par­vient pas moins à impo­ser celle-ci, de façon à sous-tendre une déci­sion poli­tique effi­cace et orien­tée vers le chan­ge­ment de l’ordre social dans un sens déter­mi­né (le déman­tè­le­ment gra­duel des droits sociaux, par exemple). S’il en est ain­si, sou­tient Bol­tans­ki, c’est parce que cette vision est conte­nue dans l’implicite lan­ga­gier (les réformes struc­tu­relles, par leur déno­mi­na­tion même, ne peuvent pro­duire qu’un chan­ge­ment positif).

On a bien affaire, là, en dépit de l’apparence d’une domi­na­tion « soft », à une mani­fes­ta­tion de la vio­lence struc­tu­relle invi­sible des non-dits.

LA SOCIÉTÉ DU PROJET

Au-delà du tour­nis d’une langue digne du célèbre ouvrage d’anticipation, 1984, de George Orwell, note, pour sa part, notre col­lègue de la revue d’intervention en ligne Intermag.be, Jean Blai­ron1, on retrouve, dans le retour­ne­ment du sens des mots fami­liers, rien de moins qu’une tech­nique nou­velle d’assujettissement. Comme l’ont mon­tré de nom­breux ouvrages et études de socio­lo­gie du tra­vail, il s’agit de « libé­rer » (la créa­ti­vi­té) des sala­riés des rigi­di­tés de l’organisation for­diste de l’entreprise et du sys­tème social-démo­crate de pro­tec­tion sociale. L’opération passe, notam­ment, par leur mise en mou­ve­ment, c’est-à-dire, lit­té­ra­le­ment, par leur « mobi­li­sa­tion »… indi­vi­duelle et totale (englo­bant la sphère pri­vée) : auto-orga­ni­sa­tion, auto-contrôle, auto-éva­lua­tion, auto-exploi­ta­tion… Ce qui ne manque pas de dis­soudre, au fil du temps, les dyna­miques de mobi­li­sa­tion des res­sources collectives.

Un autre res­sort de l’autoaliénation est la capa­ci­té prô­née à se pro­je­ter dans l’avenir, à se connec­ter à de nou­veaux pro­jets. Hau­te­ment valo­ri­sé dans le lan­gage cou­rant (tout comme dans le dis­cours du mana­ge­ment moderne dont le concept émane), le « pro­jet » est un autre de ces termes per­for­ma­tifs qui fonc­tionnent sur l’indéfini et l’implicite, autant que sur l’infinité de pro­duc­tions pos­sibles que sa pra­tique engendre dans des situa­tions différentes.

Hier atta­ché au pou­voir-agir nou­veau et auto­nome d’individus ou de col­lec­tifs enclins à trans­for­mer l’ordre des choses dans une dyna­mique d’émancipation, rap­pelle Jean Blai­ron, le thème du pro­jet sert désor­mais les inté­rêts domi­nants en pro­mou­vant « la logique du bou­gisme »2 : tout le monde, aujourd’hui, doit avoir un pro­jet ou, mieux, des pro­jets à enchaî­ner les uns aux autres, dans tous les domaines de la vie. Peu importe leur sub­stance ou leur orien­ta­tion. Ce qui compte, c’est d’en avoir et d’être recon­nu dans ce sta­tut « héroïque », pour le dire dans les termes du « nou­vel esprit du capi­ta­lisme » fine­ment dis­sé­qué par Luc Bol­tans­ki et Ève Chia­pel­lo, en 1999, dans un ouvrage au titre éponyme.

La pré­oc­cu­pa­tion des deux auteurs, sur ce point, c’est que tout accom­plis­se­ment ou toute acti­vi­té, désor­mais, est qua­li­fié de pro­jet. La bana­li­sa­tion sociale du mot efface les dif­fé­rences qui peuvent exis­ter entre un pro­jet de type capi­ta­liste, un désir de créa­tion artis­tique, une ini­tia­tive d’opposition au capi­ta­lisme, ou une réa­li­sa­tion banale. Le sens du pro­jet repose dans sa seule « gram­maire nomi­nale ». De la sorte, notent Bol­tans­ki et Chia­pel­lo, les forces hos­tiles au capi­ta­lisme sont elles-mêmes conduites à uti­li­ser la « gram­maire du pro­jet » pour dési­gner leurs propres acti­vi­tés, « tout en res­tant aveugles au fait que le capi­ta­lisme peut, lui aus­si, s’y cou­ler ».

LA FATALITÉ DES CHOIX

On se rend compte, à l’analyse, à quel point la gou­ver­nance mana­gé­riale, tant publique que pri­vée, est habile à se sai­sir des valeurs (ici, la soli­da­ri­té) et de la langue même de la force du tra­vail, d’en inver­ser l’objet et d’en retour­ner l’esprit afin d’installer son emprise sur elle. Elle par­vient, de la sorte, à ame­ner le groupe social des tra­vailleurs, non seule­ment à se déso­li­da­ri­ser, mais aus­si à se mobi­li­ser indi­vi­duel­le­ment, corps et âme, en « y croyant », au tra­vers d’une sorte d’acte d’allégeance ou de foi inté­grale, pour des inté­rêts qui ne sont pas les siens. Comme s’il s’agissait d’une fata­li­té, ou qu’on n’avait pas d’autre choix possible.

La sen­sa­tion d’impuissance, de « fatum », face à des chan­ge­ments qui semblent subis et impo­sés, a d’ailleurs beau­coup à voir, semble-t-il, avec le « sen­ti­ment d’urgence » évo­qué au début de cette contribution…

Dans le contexte de la com­pé­ti­ti­vi­té éco­no­mique, comme dans celui de la gou­ver­nance bud­gé­taire, la pres­sion rhé­to­rique de l’urgence nour­rit une atmo­sphère géné­rale, men­tale et affec­tive, de pré­ci­pi­ta­tion, voire de panique : celle-ci jus­ti­fie­rait que les gou­ver­nants concluent au plus vite, sans débattre et sans lais­ser droit de cité à la pos­si­bi­li­té d’une voie alter­na­tive, et que les gou­ver­nés se plient aux contraintes (de l’urgence, de la mon­dia­li­sa­tion, de la concur­rence, de la finance…) Il ne fau­drait cepen­dant pas y voir, dit-on, une quel­conque marque d’autoritarisme ou de coer­ci­tion, mais juste un sou­ci de bonne gou­ver­nance. Il n’empêche : ain­si se fait, chaque jour, le lit de la « fata­li­té des choix », qui se donnent à vivre non comme des choix mais comme des obli­ga­tions incontournables.

L’esprit du temps, alors, sou­ligne avec à‑propos le phi­lo­sophe Pas­cal Cha­bot, « en vient à soup­çon­ner que seules l’économie, la finance et la tech­no­lo­gie impriment leurs marques sur les exis­tences » et que « les inté­rêts par­ti­cu­liers seraient les seuls vec­teurs d’évolution ». Au point, déplore-t-il dans son der­nier ouvrage3, de lais­ser notre époque dému­nie de termes pour nom­mer les trans­for­ma­tions radi­cales qu’elle expé­ri­mente pour­tant bien dans tous les domaines, et devant les­quels elle semble comme « prise de ver­tige » ou « désap­pro­priée de ses deve­nirs ».

C’est un des enjeux majeurs que sou­lève le nou­vel esprit du capi­ta­lisme. Celui-ci, dans cette accep­tion, n’est pas seule­ment un mode de pro­duc­tion, il est aus­si un mode de sug­ges­tion : un sys­tème de sens et de valeurs for­te­ment inté­gré, qui dépasse le seul défi du pri­mat du mar­ché ou de la « logique éco­no­mique ». Cela pose question(s) aux orga­ni­sa­tions de défense des tra­vailleurs et au mou­ve­ment social dans son ensemble. Notam­ment celle des ter­rains d’action et de réap­pro­pria­tion du chan­ge­ment. Plei­ne­ment dési­ré, celui-ci.

  1. « De quelques évo­lu­tions du tra­vail social et d’une manière de les appré­hen­der », Intermag.be, Ana­lyses et études RTA asbl, mars 2015
  2. « Logique de par­te­na­riat et pro­duc­tion de la socié­té », Intermag.be, Ana­lyses et études RTA asbl, novembre 2014
  3. Pas­cal Cha­bot, L’Âge des tran­si­tions, PUF, 2015

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