Entretien avec Antonio A. Casilli

IA et numérique : Vers un travail en micromiettes ?

Coupe du Turc mécanique, avec la position supposée de l'opérateur. Joseph Racknitz, 1789

Avec « En atten­dant les robots », le socio­logue Anto­nio A. Casilli s’attaque à l’un des prin­ci­paux mythes des socié­tés occi­den­tales contem­po­raines : le déve­lop­pe­ment sans frein de la tech­no­lo­gie va conduire à la dis­pa­ri­tion du tra­vail ; les humains sont condam­nés à être rem­pla­cés par des « intel­li­gences arti­fi­cielles ». Or, en se pen­chant sur l’arrière-cuisine du sec­teur numé­rique, Casilli montre à quel point ces intel­li­gences dites arti­fi­cielles sont en réa­li­té « lar­ge­ment faites à la main », par une armée de réserve de l’industrie numé­rique com­po­sée de tra­vailleurs et tra­vailleuses pré­caires qui se tuent à la microtâche.

Avec le déve­lop­pe­ment de l’automation, il est en effet plus à craindre une pré­ca­ri­sa­tion et une ato­mi­sa­tion accrues du tra­vail plu­tôt que sa dis­pa­ri­tion. Le mythe du « grand rem­pla­ce­ment » des humains par des robots, nous indique Casilli, renou­velle en fait la vieille ruse du régime capi­ta­liste pour payer tou­jours moins la force de tra­vail et la dépro­té­ger socia­le­ment. La pro­messe d’automation por­tée par le sec­teur numé­ri­co-indus­triel s’avère ain­si à la fois le « bâton qui dis­ci­pline la force de tra­vail » et la « carotte qui attire les inves­tis­seurs ». Loin des fables mar­ke­ting de la Sili­con Val­ley sur l’intelligence arti­fi­cielle toute puis­sante et auto­nome que de talen­tueux ingé­nieurs déve­lop­pe­raient seuls, la réa­li­té est faite de mil­lions de digi­tal wor­kers (travailleur·euses du doigt) payé·es quelques cen­times d’euro la pièce. Ils entrainent les algo­rithmes en cli­quant sans fin dans des fermes à clics au Kenya, dans des cyber­ca­fés en Tuni­sie ou depuis la mai­son un peu par­tout, pour ten­ter d’améliorer leur salaire de wor­king poor. Évo­quer la dis­pa­ri­tion du tra­vail, c’est donc une manière de ne pas voir son inces­sante alté­ra­tion et oublier bien vite que si la data (la don­née) brute est le nou­veau pétrole, un raf­fi­nage par les humains est néces­saire avant tout usage par la machine.

Contrairement à l’idée reçue, vous affirmez que ce sont plutôt les humains qui volent le job des robots. Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

On est aujourd’hui entou­ré par un dis­cours ambiant qui rabâche les résul­tats de l’étude « The future of employ­ment » de Frey et Osborne menée en 2013 selon laquelle 47% des emplois dis­pa­rai­traient d’ici 2030 au États-Unis en rai­son de l’utilisation des intel­li­gences arti­fi­cielles (IA) et de la robo­tique mobile… Or, si on se penche sur la nature de l’intelligence arti­fi­cielle, consi­dé­rée comme res­pon­sable de ce pré­ten­du « grand rem­pla­ce­ment tech­no­lo­gique », celle qu’on a effec­ti­ve­ment à notre dis­po­si­tion, on s’aperçoit que nous sommes loin d’une IA forte, c’est-à-dire capable de dépas­ser celles des humains. Au contraire, la réa­li­té com­mer­ciale, mais aus­si celle des recherches de pointe et des inves­tis­se­ments actuels nous mènent plu­tôt vers un para­digme d’IA faible. C’est-à-dire celle qu’on a dans la poche : le Siri ou le OK Google des smart­phones, le Cor­ta­na ou l’Alexa des enceintes connec­tées, c’est-à-dire des assis­tants vir­tuels qui accom­pagnent la déci­sion ou cer­taines actions humaines. Le non-dit de la réflexion actuelle sur les tech­no­lo­gies c’est que, pour pou­voir pro­duire ces assis­tants vir­tuels, on a besoin d’énormément de tra­vail humain. On par­le­ra même ici plu­tôt de human assis­ted vir­tual assis­tants (des assis­tants vir­tuels eux-mêmes assis­tés par des êtres humains) car ils sont tota­le­ment inef­fi­caces en l’absence d’intervention humaine. Il est en effet néces­saire que des humains pro­duisent des exemples, c’est-à-dire des don­nées uti­li­sables que les « intel­li­gences arti­fi­cielles » sau­ront recon­naitre et ran­ger. Car elles n’apprennent pas toutes seules. Ce sont des êtres humains qui annotent, qua­li­fient et amé­liorent les don­nées d’entrainement. Et encore des êtres humains qui testent ces outils et véri­fient qu’ils inter­prètent cor­rec­te­ment les don­nées… Énor­mé­ment de tra­vail humain irrigue donc ces solu­tions tech­no­lo­giques loin d’être autonomes.

Qui réalise ce travail ?

Le fonc­tion­ne­ment de ces tech­no­lo­gies dites « appre­nantes » et dont ont besoin les pla­te­formes pour mar­cher, est assu­ré, pas tant par des infor­ma­ti­ciens sur­doués et spé­cia­li­sés qui réa­li­se­raient des prouesses algo­rith­miques, que par une foule de per­sonnes sans qua­li­fi­ca­tion par­ti­cu­lière. Ce sont elles qui pro­duisent les données.

Une grande par­tie de ce tra­vail est réa­li­sé par des per­sonnes qui évo­luent sur des pla­te­formes spé­cia­li­sées dans le micro­tra­vail. La plus ancienne et la plus connue est Ama­zon Mecha­ni­cal Turk [à l’initiative de la pla­te­forme de vente Amazon.com] mais depuis, leur nombre a explo­sé. On connait rela­ti­ve­ment mal leur fonc­tion­ne­ment et leur éten­due, mais une chose est sûre : ces pla­te­formes ne per­mettent pas un enca­dre­ment clas­sique du tra­vail. On y est très rare­ment sala­rié, et même le sta­tut de free lan­cers ne s’y adapte pas. Ce qui émerge ain­si actuel­le­ment, c’est une nou­velle caté­go­rie de travailleur·euses que j’ai nom­més les micro­tâ­che­rons du clic. Ces tra­vailleurs sont payés à la pièce pour réa­li­ser une micro­tâche qui dure de quelques secondes à quelques minutes, et qui est très fai­ble­ment rému­né­rée : de quelques cen­times à quelques euros. Il s’agit par exemple de label­li­ser des images pour que des algo­rithmes soient capables de dis­cer­ner un arbre d’un poteau, typi­que­ment, ce qu’ils ne savent pas faire d’entrée et qu’ils ont besoin « d’apprendre » en s’entrainant sur de gigan­tesques bases de don­nées pré­pa­rées par ces humains.

Une autre par­tie de ce tra­vail, nous le réa­li­sons nous-mêmes gra­tui­te­ment, par notre usage des pla­te­formes. Par exemple, quand je regarde 4 ou bien 40 minutes d’une vidéo sur You­Tube, en la notant en bien ou en mal, ou quand je like ou par­tage tels articles, com­men­taires, pho­tos etc. sur Face­book. Ce fai­sant, leurs algo­rithmes sont capables d’apprendre mes pré­fé­rences et de s’améliorer à par­tir des don­nées que j’ai créées, que j’ai pro­duites. C’est le tra­vail social en réseau que nous réa­li­sons sans nous en rendre compte et sans tou­cher pour cela la moindre rému­né­ra­tion, alors même qu’ils uti­lisent et moné­tisent ces don­nées et pro­duisent donc de la valeur à par­tir d’elles.

Vous montrez effectivement qu’il existe un continuum entre la course d’un chauffeur Uber, la microtâche d’un microtravailleur d’Amazon Mechanical Turk et les posts d’un internaute sur Facebook. Qu’est-ce qui relie ces trois personnes ?

Toutes ces pla­te­formes – qui ne sont pas des entre­prises clas­siques puisque leur acti­vi­té est essen­tiel­le­ment de mettre en rela­tion dif­fé­rents types d’acteurs – sont basées sur la pro­duc­tion de don­nées. Elles doivent pour cela mettre au tra­vail leurs propres utilisateur·trices afin de leur faire réa­li­ser une acti­vi­té de type par­ti­cu­lier : le digi­tal labor. Le terme digi­tal ren­voie au terme latin digi­tus (le doigt). C’est donc en somme le tra­vail du doigt dont le clic de la sou­ris repré­sente la tâche la plus élé­men­taire. Il est à dis­tin­guer du tra­vail numé­rique, celui des mana­gers, des ingé­nieurs, des infor­ma­ti­ciens des grandes entre­prises du numé­rique qui sont, eux, capables de gérer le nume­rus de par leurs com­pé­tences en mathé­ma­tiques avancées.

Le digi­tal labor est un tra­vail qui est extrê­me­ment frag­men­té et sur­tout déqua­li­fié, invi­si­bi­li­sé et inva­lo­ri­sé (c’est-à-dire en perte de valeur). Il est d’abord fon­dé sur le prin­cipe de tâche­ro­ni­sa­tion : l’activité se limite à des tâches extrê­me­ment simples, courtes et frac­tion­nées mais aus­si stan­dar­di­sées, répé­ti­tives et assez rébar­ba­tives. Elles sont effec­tuées pour la plu­part devant un ordi­na­teur : iden­ti­fier des objets sur une image, éti­que­ter des conte­nus, enre­gis­trer sa voix en lisant de courtes phrases, tra­duire de petits bouts de texte…

Le fil rouge qui relie un chauf­feur de Uber, un micro-tra­vailleur d’Amazon Mecha­ni­cal Turk et un uti­li­sa­teur lamb­da de Face­book, c’est donc la pro­duc­tion des don­nées, pro­ces­sus qu’on appelle la data­fi­ca­tion et qui repré­sente l’autre fon­de­ment de ce digi­tal labor. Les pla­te­formes et les IA — que les pre­mières tentent de pro­duire et de mar­chan­der — sont en effet fon­dées sur un flux constant de don­nées pro­duites et trai­tées. C’est la matière pre­mière néces­saire à leur fonc­tion­ne­ment. Ain­si, un chauf­feur Uber passe certes une par­tie de son temps à conduire, mais ce qui inté­resse sur­tout la pla­te­forme sur laquelle il évo­lue, c’est de pro­duire des don­nées sur son smart­phone en uti­li­sant l’application Uber, en amé­lio­rant le GPS, l’algorithme de tari­fi­ca­tion dyna­mique ou la nota­tion des pas­sa­gers. Ces don­nées sont en effet uti­li­sées pour entrai­ner des robots de type par­ti­cu­lier, des véhi­cules dits « auto­nomes », mais qui ont tout de même besoin de trai­ter et de tra­vailler des don­nées en temps réel. Un véhi­cule « sans chauf­feur » enre­gistre des don­nées grâce à un « lidar » [un cap­teur à radar laser], mais ces don­nées, pour être exploi­tables, ont besoin d’être anno­tées, amé­lio­rées, raf­fi­nées. Ain­si, concrè­te­ment, si ce véhi­cule « auto­nome » a pris en pho­to une rue, il faut que quelqu’un lui enseigne à recon­naitre un arbre ou un pié­ton (à évi­ter), un pan­neau de signa­li­sa­tion (et son inter­pré­ta­tion), etc. Et ce, de toutes les formes et dans tous les contextes pos­sibles. Pour ce faire, on fait donc appel à des tra­vailleurs du clic, comme ceux de The migh­ty IA, un sous-trai­tant spé­cia­li­sé dans l’entrainement des don­nées pour le sec­teur auto­mo­bile. Au sein de cette pla­te­forme, des mil­liers de per­sonnes payées quelques cen­times par tâche doivent regar­der à lon­gueur de jour­née des pho­tos de villes, d’autoroutes, et détou­rer [tra­cer les contours de] les voi­tures ou les camions pour les identifier.

Combien sont-ils ces microtravailleur·euses ?

Ces micro­tra­vailleurs repré­sentent une force de tra­vail qui est en train de mon­ter par­tout dans le monde. Les pla­te­formes déclarent des effec­tifs qui dépassent déjà les cent mil­lions ! On est donc loin d’une dis­pa­ri­tion du tra­vail et des emplois volés par les robots. Au contraire, les besoins du sec­teur du numé­rique et de l’IA ne cessent de croitre et d’évoluer. Par contre, le tra­vail et ses condi­tions d’exercice se voient for­te­ment dégra­dées puisque cette tache­ro­ni­sa­tion entraine une frag­men­ta­tion des emplois en micro­tâches exter­na­li­sées accom­pa­gnée par le déman­tè­le­ment des salaires au moyen des micropaiements.

Je viens d’esti­mer avec mon équipe le nombre de per­sonnes qui micro­tra­vaillent en France : un peu plus de 260 000 per­sonnes. C’est énorme compte-tenu du fait qu’on parle d’un pays riche, c’est-à-dire dans lequel on n’imagine pas à prio­ri qu’un tra­vailleur ait la néces­si­té de réa­li­ser des micro­tâches payées quelques cen­times d’euros. Il s’agit sou­vent de per­sonnes en des­sous du seuil de pau­vre­té et par­fois de salarié·es qui ont besoin d’un com­plé­ment pour ter­mi­ner le mois. Ce qui témoigne au pas­sage de la dégra­da­tion de leur pou­voir d’achat et leur condi­tion de tra­vail par rap­port aux décen­nies passées.

Mais néanmoins, vous montrez que l’essentiel de cette armée industrielle de tâcherons du clic se situe dans les pays du Sud…

Oui, tout sim­ple­ment pour une ques­tion démo­gra­phique : la masse des ouvriers se situe aujourd’hui dans le Sud du monde dans les sec­teurs pri­maires ou secon­daires, l’extraction de mine­rais ou l’agriculture. Dans son ouvrage « L’avenir du tra­vail vu du Sud », Cédric Leterme explique com­ment la masse ouvrière actuelle s’est « sudi­fiée » et fémi­ni­sée. Les micro­tâ­che­rons du clic, qui font par­tie à part entière de cette masse ouvrière, n’échappe pas à la ten­dance. Ain­si, des pays comme les Phi­lip­pines, l’Inde, l’Afrique du Sud ou dans un contexte fran­co­phone Mada­gas­car, le Séné­gal, la Côte d’Ivoire ou la Tuni­sie concentrent le gros de ces micro­tra­vailleurs. Les­quels sont d’ailleurs très sou­vent plu­tôt des microtravailleuses.

En somme, sur les plateformes de microtravail, non seulement le modèle vanté (l’auto-entrepreneuriat, où l’on est libre de travailler où on veut quand on veut) s’avère en fait être un environnement de travail aux conditions ultraprécaires, sous-payées, sans aucune protection ni garantie de pérennité de son activité, mais de surcroit, celui qui y travaille subit aussi des contraintes liées au salariat comme la subordination, la surveillance, le contrôle…

L’idée de base du sala­riat c’est qu’en échange d’une subor­di­na­tion rela­tive, je reçois une pro­tec­tion sociale géné­ra­li­sée. Ce pacte-là s’est cas­sé et les « indé­pen­dants » ont renon­cé à la pro­tec­tion pour évi­ter la subor­di­na­tion à l’ancienne. Les tra­vailleurs des pla­te­formes, eux, qu’ils tra­vaillent gra­tui­te­ment ou pour des micro­ré­mu­né­ra­tions, se retrouvent face à une forme de subor­di­na­tion qu’on appelle la subor­di­na­tion tech­no­lo­gique. Celle-ci se mani­feste notam­ment à tra­vers le flux d’ordres qui leur est trans­mis via les pas­tilles d’un mes­sage non lu, les annonces, les alertes, etc. C’est ce qu’on nomme des calls to action (« appels à l’action »), des solu­tions tech­no­lo­giques qui vous poussent à réa­li­ser une action le plus vite pos­sible et sans vous poser de ques­tions. C’est assez clair si vous êtes un chauf­feur Uber : chaque nou­velle pro­po­si­tion de course équi­vaut à un ordre, et chaque refus de course, c’est un refus d’ordre qui expose à une sanc­tion pos­sible comme une perte de répu­ta­tion, un déclas­se­ment, etc. Même un uti­li­sa­teur lamb­da de Face­book ou de Lin­ke­din rece­vra ces appels à l’action ou subi­ra la quan­ti­fi­ca­tion de son effort pro­duc­tif via toute une métrique de per­for­mance (scores, likes, étoiles, nombre de fol­lo­wers, de par­tages, de contacts…) qui sert aus­si d’outil de contrôle et de mise en concurrence.

Avec le microtravail, basé sur le modèle de rémunération à la micro-pièce, au clic de souris, est-ce qu’on arrive à une logique tayloriste poussée à son maximum ? À un travail non plus « en miettes » mais en micromiettes ?

Nous sommes clai­re­ment dans le pro­lon­ge­ment extrême à la fois de l’ancienne divi­sion du tra­vail dont par­lait Adam Smith au 18e siècle, et de cer­taines bases du for­do-tay­lo­risme comme la frag­men­ta­tion du tra­vail et le tra­vail à la chaîne… Sur Ama­zon Mecha­ni­cal Turk, un tra­vailleur reçoit un flux d’offres de micro­tâches qu’il doit réa­li­ser très vite. Ça ne doit pas lui prendre plus de quelques frac­tions de seconde pour dis­tin­guer de manière intui­tive un chat d’un chien sur une image. Ce tra­vail est donc en effet extrê­me­ment ato­mi­sé au niveau de sa réa­li­sa­tion ain­si qu’au niveau de sa rémunération.

Mais ce qui repré­sente la plus grosse dif­fé­rence par rap­port au « tra­vail en miettes » dont par­lait Georges Fried­mann en 1964, c’est le fait qu’il s’agisse d’un tra­vail invi­si­bi­li­sé. Ain­si, au 20e siècle, mal­gré l’émiettement de leur acti­vi­té, des moda­li­tés de soli­da­ri­té active entre les tra­vailleurs pou­vaient sub­sis­ter du fait même qu’ils par­ta­geaient un même lieu de tra­vail : l’usine. Or, actuel­le­ment, les tra­vailleurs des pla­te­formes de micro­tra­vail n’ont aucune idée de qui sont les autres micro­tra­vailleurs. Pire, ils n’ont aucun inté­rêt à faire savoir aux autres ce qu’ils sont en train de faire : les autres ce sont des concur­rents qui peuvent poten­tiel­le­ment leur voler des tâches un peu mieux rému­né­rées — c’est-à-dire un euro plu­tôt que quelques cen­times… Cela contri­bue à une invi­si­bi­li­sa­tion qui ne vient plus du haut et qui serait vou­lue par le patro­nat, mais bien à une invi­si­bi­li­sa­tion qui vient du bas, et qui est opé­rée par le tra­vailleur lui-même, cha­cun sou­hai­tant res­ter invi­sible aux yeux des autres.

On constate aus­si par­fois même des formes d’entr’exploitation c’est-à-dire de micro sous-trai­tance en cas­cade. Une per­sonne peut accep­ter une micro-tâche un peu plus impor­tante, comme retra­vailler un logo pour la somme de 3$. Elle va l’émietter à son tour, et faire réa­li­ser cette tâche gra­phique par trente per­sonnes dif­fé­rentes en réa­li­sant un béné­fice au pas­sage. Chaque per­sonne s’occupera d’une micro-tâche payée quelques cents comme chan­ger une cou­leur, chan­ger un vec­teur, chan­ger un pixel et ain­si de suite…

Ce climat de travail semble défavorable à la construction de solidarité. Comment susciter chez les travailleur·euses digitaux une prise de conscience de leur intérêt commun et les amener à s’organiser pour défendre leurs droits sociaux ?

En réa­li­té, le conflit social est loin d’être éva­cué et on constate déjà une prise de conscience, au niveau inter­na­tio­nal, des travailleur·euses des pla­te­formes. On peut ain­si immé­dia­te­ment pen­ser aux tra­vailleurs de pla­te­forme de tra­vail à la demande très visibles comme Uber ou Deli­ve­roo qui se battent pour cette recon­nais­sance. Les litiges, les reven­di­ca­tions, les grèves, les créa­tions de syn­di­cats ou l’intégration de ces travailleur·euses dans les syn­di­cats tra­di­tion­nels se mul­ti­plient, tant en Europe qu’en Aus­tra­lie, en Amé­rique ou en Inde. Ensuite, dans le monde du micro­tra­vail, on constate aus­si la créa­tion de guildes, de recours col­lec­tif, et la volon­té de cer­tains syn­di­cats d’organiser les micro­tra­vailleurs. Enfin, dans la troi­sième famille de tra­vailleurs du clic qu’est le tra­vail social en réseau, on observe aus­si une mul­ti­pli­ca­tion d’actions en jus­tices et d’embryon de formes d’organisation. Par exemple, il y a de plus en plus d’appels à la grève sur Face­book ou à la for­ma­tion de data unions c’est-à-dire de syn­di­cats de créa­teurs de don­nées sur les pla­te­formes sociales. En 2015, il y a par exemple eu un recours col­lec­tif de plu­sieurs cen­taines de per­sonnes dans l’État amé­ri­cain du Mas­sa­chu­setts qui ont cher­ché à se faire requa­li­fier comme employé·es de Google parce qu’elles avaient uti­li­sé recapt­cha [Il s’agit de ces carac­tères que l’on doit recon­naitre pour vali­der un for­mu­laire ou une ins­crip­tion en ligne et qui sont en réa­li­té extraits de livres numé­ri­sés que le sys­tème de recon­nais­sance optique de Google n’a pas réus­si à iden­ti­fier NDLR]. Elles esti­maient avoir créé de la valeur en entrai­nant des algo­rithmes de recon­nais­sances tex­tuelles pour Google sans avoir été rému­né­rées pour cela. Il y a donc énor­mé­ment d’efforts d’organisation et une mul­ti­pli­ca­tion des conflits avec ces pla­te­formes même si le contexte reste assez défa­vo­rable aux tra­vailleurs pour l’instant.

Par ailleurs, on observe aus­si des mou­ve­ments de type nou­veau, comme le coopé­ra­ti­visme de pla­te­formes. Celui-ci cherche à dépas­ser la concep­tion capi­ta­liste et pré­da­trice des pla­te­formes actuelles et vise à créer un Twit­ter ou un Uber du peuple ! C’est-à-dire à ins­crire les pla­te­formes et les tech­no­lo­gies numé­riques dans le contexte de l’économie sociale et soli­daire et non plus exclu­si­ve­ment de se baser sur la cap­ta­tion de la valeur pro­duite par ses uti­li­sa­teurs. Il s’agit en somme d’une réac­tua­li­sa­tion de la grande tra­di­tion mutua­liste des siècles pas­sés qui pro­pose aux usa­gers de ces pla­te­formes d’en être les pro­prié­taires et même les concep­teurs. Même si ce mou­ve­ment se heurte aujourd’hui à pas mal de contra­dic­tions en interne, et lutte pour pou­voir trou­ver une manière de s’affirmer et ne pas se faire appro­prier par les pla­te­formes capi­ta­listes, c’est quelque chose d’extrêmement prometteur.

Antonio A. Casilli, En Attendant les robots, Enquête sur le travail du clic, Le Seuil, 2019.

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