Objection de croissance : nostalgie moyenâgeuse ou nécessité incontournable ?

CC BY-SA 2.0 par Akeg

Jean-Bap­tiste Godi­not est un des moteurs du mou­ve­ment poli­tique des objec­teurs de crois­sance qui est né en Bel­gique dans la fou­lée d’une jour­née thé­ma­tique à l’ULB en février 2009. Jeune, très enga­gé, cohé­rent dans sa vision du monde et de l’action poli­tique, il est éga­le­ment très impli­qué dans le com­bat contre l’envahissement publi­ci­taire. Il a aus­si brillam­ment témoi­gné au Par­le­ment belge à pro­pos de la pro­po­si­tion de loi inter­di­sant la pro­mo­tion des voi­tures les plus pol­luantes. Au-delà des dos­siers concrets, il était utile de l’interroger sur le sens même de l’objection de crois­sance, concept par­fois fourre-tout ou ambi­gu qui véhi­cule les plus fan­tasques comme les plus nobles espérances.

Devant le caractère cumulatif des crises (démographique, sociale, économique, culturelle, financière, environnementale…) qui traversent notre époque, la question d’une remise en cause d’une croissance infinie face à un monde fini, imprègne petit à petit les consciences et les pratiques. Peux-tu tenter de définir cette objection à la croissance ?

L’objection de crois­sance résulte en pre­mier lieu de la prise de conscience de l’inanité et de la dan­ge­ro­si­té du dogme éco­no­miste qui vou­drait que les acti­vi­tés mar­chandes peuvent et doivent infi­ni­ment croître. Geor­ges­cu-Roe­gen, éco­no­miste ico­no­claste, en a mon­tré clai­re­ment l’absurdité : le pro­ces­sus éco­no­mique est tout entier ancré dans la réa­li­té maté­rielle du monde et dès lors régi lui aus­si par les lois de la phy­sique. Il en découle qu’il n’y a pas de crois­sance éco­no­mique infi­nie pos­sible sur un monde aux res­sources limi­tées. Une fois cela com­pris, l’objection à la crois­sance du PIB devient évi­dente et débouche logi­que­ment sur une remise en cause de la réduc­tion de nos vies par l’économie (l’économisme). L’objection de crois­sance n’est donc pas seule­ment la décrois­sance de l’empreinte éco­lo­gique – abso­lu­ment néces­saire – mais aus­si une posi­tion résis­tante et créa­trice qui cherche l’accomplissement et l’émancipation humaine en dehors de l’économisme.

L’objection de croissance n’est-elle pas une nostalgie farfelue d’un retour illusoire aux mondes anciens et à un hypothétique équilibre harmonieux entre les humains et les écosystèmes ?

Les objec­teurs de crois­sance ne cherchent pas à remon­ter le temps ou à retour­ner en arrière. Ils constatent par contre que notre mode de déve­lop­pe­ment est éco­lo­gi­que­ment abso­lu­ment inte­nable, qu’il va donc fal­loir en chan­ger et prendre la direc­tion de plus de mesure. Nous savons aus­si que cette moder­ni­té nous aliène tou­jours plus. Elle conti­nue de nous faire perdre des savoir-faire et des usages à la fois pra­tiques, sociaux et intel­lec­tuels qui sont néces­saires à l’accomplissement d’une vie humaine et sociale libre, juste et fra­ter­nelle pour y sub­sti­tuer la mar­chan­dise. Un équi­libre har­mo­nieux entre les humains et les éco­sys­tèmes a été pos­sible ici (pen­sons à l’agropastoralisme) et le reste dans plu­sieurs endroits du monde. La crois­sance éco­no­mique qui va de pair avec le déve­lop­pe­ment « à l’occidentale » a rom­pu ces équi­libres et place désor­mais l’humanité devant des seuils éco­sys­té­miques pro­ba­ble­ment irré­ver­sibles : si nous pous­sons plus loin la dévas­ta­tion du monde, il est pro­bable que nous ren­drons la terre inha­bi­table aux humains. La recherche des équi­libres entre la culture et la nature, les socié­tés et les éco­sys­tèmes est donc vitale. Cela dit cette har­mo­nie est aujourd’hui effec­ti­ve­ment hypo­thé­tique tant les forces pro­duc­ti­vistes s’acharnent dans la des­truc­tion. Il semble bien que le retour aux équi­libres vitaux dépen­dra de la mobi­li­sa­tion poli­tique des peuples.

Le très polémique mot de « décroissance » n’est-il pas une provocation face à la précarité et la misère qui enfle dans nos pays industrialisés et plus encore face à la souffrance des peuples du Sud ?

Le terme « décrois­sance » uti­li­sé seul est por­teur de trop de mal­en­ten­dus. Pré­ci­sons-le pour indi­quer qu’il s’agit de la décrois­sance de l’empreinte éco­lo­gique des riches, régions ou per­sonnes. Une fois cela posé, il est clair que cette décrois­sance maté­rielle des riches est une idée utile pour sor­tir du capi­ta­lisme et du pro­duc­ti­visme, et que les pauvres ont tout à y gagner. Le mode de vie occi­den­tal n’est pas durable, encore moins uni­ver­sa­li­sable. Les pauvres — du sud et du nord — ne pour­ront pas rat­tra­per les riches. Comme le gâteau ne peut plus gran­dir, pour réduire les inéga­li­tés, il faut prendre l’argent là où il est, c’est-à-dire chez ceux qui en ont trop, puis le redis­tri­buer. Mais ne nous y trom­pons pas : au regard d’une part des limites éco­lo­giques que l’on doit res­pec­ter pour ne pas dévas­ter la pla­nète et d’autre part de la néces­si­té mini­male de jus­tice sociale qu’est la garan­tie d’un accès équi­table aux res­sources pour chaque humain, il est clair que les classes moyennes occi­den­tales se trouvent au-delà du seuil de consom­ma­tion qui pour­rait être par­ta­gé par tous. Nous sommes les riches des pauvres !

Il y a là quelque chose de fon­da­men­tal qui rompt deux conservatismes :

- sans pour autant tom­ber dans la culpa­bi­li­sa­tion, il est clair qu’il est trop facile d’extérioriser les dif­fi­cul­tés en ren­dant une classe loin­taine fau­tive de tout, cela serait une pos­ture irres­pon­sable et impuissante ;

- en plus de la redis­tri­bu­tion, il nous faut revoir en pro­fon­deur nos façons de com­prendre la richesse et la pau­vre­té, sous peine de retom­ber dans le piège de la crois­sance et de nous enfer­mer dans un monde tou­jours plus injuste qui condamne les pauvres à la misère.

Beaucoup parient sur les avancées des technosciences pour résoudre notamment les déséquilibres climatiques, le défi démographique ou la souveraineté alimentaire. Est-ce une chimère ou une espérance ?

Le mot tech­nos­cience me semble bien choi­si puisque ce dont il est ques­tion ici n’est pas la science, ni la tech­nique. La tech­nos­cience, cette sorte fuite en avant tech­no­lo­gique jus­ti­fiée par le scien­tisme, trans­forme le monde en pro­fon­deur en met­tant l’homme au ser­vice de la machine, laquelle sert le pro­fit et la crois­sance éco­no­mique. Cette tech­nos­cience fait par­tie du pro­blème, pas de la solu­tion. Elle se pré­sente comme le salut par le savoir et de la puis­sance com­bi­nés, pré­tend cor­ri­ger par la tech­no­lo­gie les catas­trophes créées par elle, au nom de la crois­sance, qui est insoutenable.

Pen­sons aux pro­jets ris­qués déjà hors de prix et pour­tant encore non-fonc­tion­nels de séques­tra­tion du car­bone : il s’agit de déve­lop­per des machines pour sto­cker le CO2 sous terre parce que la machi­ne­rie ther­mique a consu­mé le pétrole qu’elle a préa­la­ble­ment per­mis d’extraire du sol.

Les OGM pro­mus par les entre­prises les plus cri­mi­nelles et sou­te­nues notam­ment par la Com­mis­sion euro­péenne, alors que les peuples y sont lar­ge­ment oppo­sés, consti­tuent une menace majeure pour la bio­di­ver­si­té, la sou­ve­rai­ne­té ali­men­taire et les pay­sans qui nous nour­rissent, tout en pri­va­ti­sant le vivant.

Les sciences, lorsqu’elles savent dou­ter et ne sont pas cor­rom­pues par les inté­rêts mar­chands, indiquent que pour faire face à l’urgence de la crise, il faut réduire la taille de l’économie, orga­ni­ser la déses­ca­lade de la puis­sance indus­trielle. C’est un pas­sage obli­gé, et un choix poli­tique. La tech­nique peut être une par­tie de la solu­tion pour autant qu’elle soit contrô­lée démo­cra­ti­que­ment, mais une par­tie seulement.

Edgar Morin diagnostique une crise de civilisation majeure qui risque d’emporter notre humanité vers l’abîme. Est-ce une vision millénariste et catastrophiste face aux avancées de notre modèle de développement et face à la nécessité d’avoir confiance en notre modernité ?

Un fais­ceau d’indices mal­heu­reu­se­ment tou­jours plus nom­breux pointe direc­te­ment vers l’abîme. Pre­nons trois exemples d’actualité par­mi d’autres, qui rendent visibles des dyna­miques de fond qui confirment ce diag­nos­tic : la crise de la dette témoigne de la décom­po­si­tion de la forme actuelle du capi­ta­lisme de mar­ché ; les guerres en Irak, Lybie, Afgha­nis­tan sont des guerres du pétrole c’est-à-dire d’appropriation de res­sources maté­rielles deve­nant rares ; la famine dans la corne de l’Afrique, pré­vue depuis un an, indique le sort que l’on réserve aux pauvres du monde, qui subissent là-bas les pires effets du colo­nia­lisme et du post-colo­nia­lisme en même temps que du bou­le­ver­se­ment cli­ma­tique his­to­ri­que­ment créé par le riche occi­dent, ici. On voit où mène­rait le cours des choses s’il devait être conti­nué sur la même pente : l’effondrement éco­no­mique puis social chao­tique, l’accroissement des ten­sions géo­po­li­tiques, l’explosion de la misère et la mort de popu­la­tion entière.

Le destin de l’humanité n’est pas écrit et le millénarisme n’est pas la tasse de thé des objecteurs de croissance. Mais pour échapper à un destin désastreux qui est désormais visible et qui pourrait être le nôtre si nous ne nous ressaisissons pas, l’humanité doit être capable de regarder en face la possibilité de catastrophe, comme conséquence logique de notre mode de développement et non comme accident imprévisible.

En ce sens, il nous est utile d’être ce que Jean Pierre Dupuy appelle des « catas­tro­phistes éclai­rés » : ce n’est qu’à la condi­tion que nous sachions prendre conscience des consé­quences, même les pires, de ce que nous entre­pre­nons que nous pour­rons déci­der d’actions per­met­tant d’éviter l’ornière qui mène à l’abîme. Nous avions pla­cé toute confiance en notre moder­ni­té, laquelle a tra­hi ses pro­messes. Nous devons désor­mais nous défier de cette moder­ni­té pour la dépas­ser et avoir confiance en notre capa­ci­té à inven­ter du neuf, en par­tant du meilleur de l’ancien et en met­tant l’imagination au pou­voir. Et en plus, ça n’est pas triste, bien au contraire !

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