Depuis 2008, la question de la dette est devenue omniprésente en Europe. Pourquoi a‑t-elle surgi soudainement ? N’y avait-il pas de dette auparavant ?
Si, bien sûr, tous les pays européens étaient endettés, mais c’est à partir de 2008, suite à la crise financière, que les dettes publiques en Europe ont explosé. À titre d’exemple, en 2007 et en % du PIB, la dette publique de la France était de 65 %, celle de l’Espagne de 35 %, et celle de la Belgique de 84%. Aujourd’hui, elles sont respectivement de 98 %, 101 % et 106 %. Ce point est très important car il nous rappelle que le problème de la dette, lorsqu’il débute, n’est pas une crise des dettes publiques, mais bien une crise des dettes privées, qui s’est transformée en une crise des dettes souveraines, via une socialisation massive de dettes privées bancaires.
Les États ont décidé d’injecter près de 1.600 milliards d’euros dans les banques européennes pour les sauver. Or, la grande majorité de ces sauvetages bancaires ont été financés via l’émission de titres de la dette publique sur les marchés financiers, ce qui provoqué une augmentation mécanique de la dette publique. Et ce n’est sans doute pas fini, puisque les banques continuent de spéculer à leur guise. De nouvelles crises et de nouvelles injections de capitaux sont donc à prévoir.
Soulignons que ces sauvetages ont eu lieu sans aucune contrepartie. Résultat : les banques se retrouvent plus puissantes que jamais et arrivent à imposer encore plus aux États des politiques qui servent les intérêts de la grande finance, alors même qu’elles étaient à deux doigts de la faillite. En réalité, on a raté là une formidable opportunité de reprendre le contrôle d’un secteur financier aux activités spéculatives explosives. Les États devaient sans doute sauver le secteur financier, mais ils auraient dû le faire au minimum en imposant des conditionnalités et une régulation très forte.
Qu’est-ce que la dette fait aux États et aux politiques à l’heure actuelle ?
La dette est à la fois un mécanisme de transfert de richesses et un outil de domination politique. C’est un mécanisme de transfert de richesses car elle siphonne une partie importante des richesses produites par les citoyens vers les détenteurs de capitaux via le mécanisme des intérêts. Pour la Belgique, cela représente environ 10 milliards d’euros par an. Si on prend la période 1992 – 2012, on constate que l’État a versé aux banques au titre du paiement des intérêts la somme de 306 milliards d’euros. On parle souvent du coût du travail, mais voilà une illustration très concrète du coût du capital.
Ajoutons que ce mécanisme d’endettement est programmé, y compris par les règles comptables européennes, pour ne jamais s’arrêter. C’est ce qu’on appelle le roll-over – roulement de la dette – qui fait que les États ne diminuent jamais leur endettement en valeur absolue. Ainsi, admettons que la Belgique emprunte 4 milliards d’euros sur dix ans à une banque, à du 2 %, elle remboursera dès lors 2 % chaque année. Mais à la dixième année, elle devra rembourser les 2 % d’intérêt ainsi que les 4 milliards d’euros empruntés au départ. Or, elle ne les a pas en caisse. Une négociation commence alors entre l’Agence de la dette belge (dépendant du Ministère des Finances) et les marchés financiers, pour concrétiser un nouvel emprunt de 4 milliards afin de rembourser le capital arrivant à échéance. La dette de 4 milliards est donc bel et bien remboursée, mais via un nouvel emprunt du même montant. Ce mécanisme de roll-over, qui se pratique partout dans le monde, arrange particulièrement les banques. D’une part, cela leur permet de continuer à toucher indéfiniment les intérêts de la dette. D’autre part, cela leur permet de maintenir une pression et une dépendance sur les États, pour les inciter à ne pas appliquer des politiques allant à l’encontre de leurs intérêts (comme par exemple la régulation bancaire), ou pour les pousser à mettre en œuvre des politiques favorables aux détenteurs de capitaux. C’est en ce sens qu’on parle de la dette contre un outil de domination.
A‑t-on des exemples précis de cette domination politique ?
Oui, il y a des centaines d’exemples. C’est notamment ce qui se passe au Sud depuis plus de 30 ans. Le FMI et les créanciers imposent aux États, étranglés par la dette, de vendre leurs ressources naturelles à bas prix, de privatiser et libéraliser leurs secteurs stratégiques tels que l’eau ou les transports, sans oublier bien sûr de les obliger à réduire les dépenses sociales (santé, éducation, etc.) pour prioriser le paiement des intérêts de la dette…
Dans le cas grec, une des raisons clés pour laquelle on ne voulait pas supprimer la dette — car on ne voulait pas la supprimer -, c’est qu’on voulait imposer à Alexis Tsipras et à son gouvernement de poursuivre les politiques néolibérales d’austérité. Le troisième mémorandum, que Tsipras a signé après avoir capitulé, indiquait expressément ce qu’il fallait privatiser — notamment les aéroports régionaux, les routes, les ports, les îles, les plages. Et, dans les trois semaines qui ont suivi la signature du mémorandum, on a vu des entreprises allemandes acheter ces aéroports régionaux…
Ajoutons un point qu’on met rarement en évidence. Quand le gouvernement de Tsipras est arrivé au pouvoir en janvier 2015, les marchés financiers, ont, de fait, stoppé le mécanisme de roll-over. Ce qui fait que du 25 janvier à juillet 2015, la Grèce a donc dû payer le capital avec ses propres ressources, ce qu’aucun État ne fait jamais ! Cela a eu pour effet de vider totalement les caisses de l’État grec et de rendre la situation intenable. On le voit ici très bien, l’outil de domination que représente la dette et le roll-over : « soit tu fais ce que je dis, soit je ne te prête plus les montants nécessaires pour que tu rembourses le capital arrivant à échéance, et c’est l’étranglement assuré ». C’est arrivé à la Grèce, mais aucun pays n’est à l’abri. D’où la nécessité absolue de libérer du joug de la dette…
En réalité, cette utilisation de la dette comme une arme d’exploitation est beaucoup plus ancienne qu’on ne le croit. Dans mon livre, je cite Karl Marx qui écrit en 1867 dans Le Capital que « La dette publique, en d’autres termes l’aliénation de l’État, marque de son empreinte l’ère capitaliste. La dette publique opère comme un des agents les plus énergiques de l’accumulation primitive ».
D’où viennent les « agences de notation », quel est leur rôle et pourquoi sont-elles devenues si importantes aux yeux des gouvernements ?
La notation trouve ses origines aux USA en 1870 en lien avec l’essor des grandes sociétés de chemins de fer. Celles-ci avaient massivement besoin de capitaux. Les investisseurs potentiels voulaient être sûrs que c’était un bon investissement. À partir de 1868, Monsieur Poor sort une publication annuelle « Le Manuel des chemins de fer des USA » afin de donner les informations économiques et financières aux investisseurs qui voulaient investir dans ce secteur. John Moody fait de même à partir de 1909 puis Fitch qui est fondé en 1913. Jusque dans les années 1970, les notations étaient financées par les investisseurs. Les détenteurs de capitaux payaient donc les agences pour qu’elles analysent et notent les entreprises et les États qui émettaient des titres afin de savoir où placer leurs investissements de la manière la plus sûre et la plus rentable. À partir des années 1970, la situation s’inverse et ce sont les émetteurs de titres (les demandeurs de capitaux) qui vont payer pour être notés par les agences de notation. On passe donc du principe « investisseur payeur » à « émetteur payeur ». La principale raison de ce renversement trouve son explication dans la conjoncture économique mondiale : la crise économique sévissant partout en Europe, les entreprises et les États qui ont besoin de capitaux veulent rassurer les investisseurs grâce à des bonnes notes. Elles commencent donc à payer les agences pour recevoir des notations. Pour ce faire, elles donnent accès à leurs informations. Cette nouvelle situation soulève directement la question des conflits d’intérêts
Lors de la crise des subprimes, on l’a évoqué, on aurait pu remettre en cause un ensemble d’institutions financières. Ce « nouvel » acteur (nouveau sur le plan politique et médiatique) a alors surgi. Sous peine de perdre un A ou un point à un classement financier, les agences de notation ont en quelque sorte bloqué toute dynamique politique de gauche possible…
Exactement. Tout État qui voudrait mettre en place des politiques progressistes allant à l’encontre des intérêts du capital doit s’attendre à faire face à deux menaces : la fuite des capitaux et l’augmentation des taux d’intérêt via les agences de notation. Les agences de notation sont donc en réalité une courroie du système capitaliste, un outil au service des créanciers.
Dans l’esprit des gens, avoir des dettes est une mauvaise chose en soi. On compare souvent la dette d’un État avec la dette d’un ménage, mais est-ce vraiment comparable ?
La dette d’un État n’est pas du tout comparable à celle d’un ménage pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’un ménage ne peut pas décider de gagner 100, 200 ou 300 euros de plus tandis qu’un État a toute une panoplie de mesures politiques et économiques qu’il peut mettre en œuvre pour augmenter ses recettes. Ensuite, contrairement à un ménage, quand un État joue sur ses dépenses, cela a tout une série de conséquences, y compris sur ses recettes. Quand un ménage diminue son abonnement de téléphone, il économisera et améliorera sa situation en fin de mois. Mais lorsqu’un État diminue ses dépenses sociales ou ses investissements, cela a tendance à contracter l’activité économique, ce qui veut dire moins de consommation, moins de profit pour les entreprises, moins de pouvoir d’achat, et donc aussi moins de recettes liées à la TVA, à l’impôt des personnes physiques, à l’impôt des sociétés. C’est ce qu’on appelle le cercle vicieux de l’austérité : plus un État diminue ses dépenses, plus son déficit budgétaire et sa dette augmentent.
Quelles sont les représentations sociales de la dette à combattre dans les têtes afin de mener des politiques différentes en la matière ?
D’abord, il faut éviter de considérer la dette publique comme un mal en soi, comme une chose à éviter à tout prix. Revendiquer l’annulation des dettes illégales et illégitimes ne signifie pas qu’il faille refuser toute forme d’endettement public. Un État peut en effet avoir intérêt à s’endetter. Il en est ainsi lorsque c’est pour investir dans des projets de grande ampleur et d’utilité publique, si c’est pour développer des activités socialement utiles et écologiquement responsables, si c’est pour améliorer les conditions de vie des populations. De plus, en période de récession, l’endettement peut se révéler crucial pour relancer l’activité économique. Certains de ces projets peuvent être financés par le budget courant grâce à des choix politiques affirmés, mais des emprunts publics peuvent s’avérer nécessaires. Dans tous les cas, il est fondamental que la politique d’emprunt soit transparente et démocratique (sous le contrôle des citoyens) et qu’elle vise à servir les intérêts des 99 %.
Ceci étant dit, avant de s’adresser aux marchés financiers, un pays devrait d’abord essayer de financer son développement via des ressources non génératrices d’endettement, via des réformes internes comme la lutte contre l’évasion et la fraude fiscale. En Belgique, on estime que lutter contre la fraude fiscale permettrait par exemple de rapporter au minimum 4 milliards d’euros de plus par an dans les caisses de l’État, et cela, sans s’endetter. Au sein de l’Union européenne, la fraude et l’évasion fiscale représentent un manque à gagner de 1.000 milliards d’euros.
Et s’il est nécessaire de s’endetter, quels aspects sont à prendre en compte ?
À partir du moment où un État doit s’endetter, des questions se posent : auprès de qui emprunte-t-on ? Les marchés financiers ne sont en effet pas les seuls moyens possibles de prêts. Avant d’emprunter auprès d’eux, il serait intéressant de réfléchir à des emprunts alternatifs tels que des emprunts publics auprès de la BCE, l’émission de titres de la dette publique à l’intérieur des frontières nationales (bons d’État), ou des emprunts publics externes alternatifs (par exemple à d’autres pays qui disposent d’importantes réserves de change et qui s’inscrivent dans une relation de coopération). D’autre part, il faut réfléchir aux conditions qui sont liées aux prêts. On le voit dans beaucoup de pays (tous les pays du Sud et à présent la Grèce), l’endettement est conditionné à des politiques « d’ajustement structurel », c’est-à-dire des politiques néolibérales. Quel est l’intérêt d’emprunter, si c’est pour se retrouver dans l’obligation d’appliquer des politiques qui vont augmenter les inégalités et l’exclusion sociale ?
Faut-il toujours rembourser sa dette ?
Quand elle est légale et légitime, il est normal qu’une dette soit remboursée, que ce soit pour un ménage ou pour un État. Sauf qu’elle n’est pas toujours légale et légitime… Grâce au travail du mouvement dette au niveau mondial, dont le réseau international du CADTM fait partie cela fait 20 ans qu’on constate, à l’occasion d’audit des dettes publiques, qu’une grande partie des dettes publiques ont été contractées de manière frauduleuse, irrégulière, illégale et illégitime. Le remboursement de ses dettes peut et doit donc être remis en cause.
Où peut résider l’illégalité d’une dette publique ?
Il faut rappeler qu’une dette est un contrat entre deux parties, et que pour ce contrat soit valide, il faut que toute une série de conditions soient respectées. Pour être très concret, prenons l’exemple de la Grèce.
Dans le cadre de la Commission d’audit, on a analysé toutes les dettes publiques réclamées à la Grèce. Notre rapport met en évidence qu’une grande partie des contrats signés entre les créanciers et l’État grec ont violé toute une série de principes légaux. Ils ont violé le droit international. Ils ont violé le droit européen et notamment l’article 9 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Et ils ont violé la Constitution grecque. L’article 32 dit en effet que si l’État contracte un emprunt ayant un impact important sur la structure sociale, politique et économique, il est nécessaire que le Parlement grec le valide à raison des deux tiers. Or, non seulement ces prêts n’ont pas été validés par le Parlement, mais ce dernier n’a même pas été consulté ! Les dettes liées à ces prêts sont dont anticonstitutionnelles et illégales.
Autre exemple. La Convention de Vienne stipule clairement que pour qu’un contrat soit légal, il est nécessaire que les deux parties aient agi de bonne foi. Or, les juristes de notre Commission d’audit ont démontré que le FMI avait agi de mauvaise foi dans le cadre des mémorandums, c’est-à-dire des prêts conditionnés entre l’État grec et l’Union européenne. En effet, le discours officiel insistait sur le fait qu’ils allaient aider et sauver la Grèce, leur permettre de payer les fonctionnaires, les retraites, d’assainir la situation financière et de relancer la machine économique. Or, des documents secrets que nous avons rendus publics, ont révélé qu’en interne, les membres du FMI avaient bel et bien conscience que les conditions qu’ils s’apprêtaient à imposer à la Grèce allaient entrainer un désastre économique pour ce pays. Certains gouverneurs du FMI étaient même tout à fait opposés à ce type de sauvetage. Le FMI a donc menti et agi de mauvaise foi. Cela renforce encore un peu plus l’illégalité de ces prêts.
Et en qui concerne l’illégitimité de la dette grecque ?
Une dette illégitime est moins facile à définir qu’une dette illégale. Mais beaucoup de juristes s’intéressent à cette notion de dette illégitime depuis une vingtaine d’années. Le juriste internationalement reconnu David Ruzié affirme ainsi que l’obligation de rembourser une dette n’est pas absolue et ne vaut que pour des dettes contractées dans l’intérêt général de la collectivité. En résumé, on peut définir une dette illégitime comme une dette qui a été contractée sans respecter l’intérêt général et en favorisant l’intérêt particulier d’une minorité privilégiée.
Revenons sur l’exemple grec. Le FMI et la BCE ont admis dans des rapports que le but des prêts à la Grèce n’était pas d’aider le peuple grec, mais bien d’aider quelques grandes banques allemandes, françaises, hollandaises et italiennes. Notre Commission a montré que plus de 80 % de l’argent qui a été prêté à la Grèce est arrivé directement dans les caisses des banques françaises et allemandes sans même transiter par la Banque centrale grecque ! Un compte spécifique a été créé à la BCE située à Francfort, l’argent y était déposé, puis il était directement transféré aux banques. À partir du moment où il est dit qu’on a prêté pour sauver le peuple grec alors que c’était clairement pour sauver les banques allemandes et françaises, on peut clairement parler d’illégitimité.
Est-ce que la dette est fabriquée par les traités européens ? Et si oui, faut-il désobéir ?
Les traités ne sont pas la seule cause de l’endettement mais par contre ils jouent un rôle important, notamment via l’article 123 du Traité de Lisbonne. Cet article dit une chose incroyable et absurde : les États ne peuvent pas emprunter à la BCE ni à leurs banques centrales nationales ! On vit dès lors dans un monde fou où des États doivent emprunter auprès des marchés financiers entre 1 et 6 %, marchés financiers qui eux-mêmes empruntent à du 0,0 % auprès de la BCE ! L’article 123 semble exclusivement écrit dans l’intérêt des banques qui prennent au passage une commission gigantesque. Sans l’article 123 la dette belge serait à 50 % du PIB au lieu de 110 % ! Donc, oui, les traités jouent un rôle très important dans le mécanisme d’endettement et l’obligation des États de s’endetter sur les marchés financiers. Et oui, à ces traités-là, il faut désobéir, et appliquer des mesures unilatérales d’auto-défense.
Il faudrait affirmer le droit des États à pouvoir emprunter directement à la BCE à du 0,0 %. Cela permettrait d’une part de relancer l’activité économique en Europe et de prêter à des taux d’intérêt très bas pour financer des projets intéressants. Et d’autre part, de refinancer leurs anciennes dettes à 10 ans qu’ils paient toujours entre 4 et 7 % : cela diminuerait du jour au lendemain le coût de la dette et le coût du capital. La BCE pourrait par ailleurs décider de racheter toute une série de dettes aux banques et puis les supprimer de ses comptes afin de baisser le taux d’endettement de tous les États de la zone Euro, par exemple à 60 % de leur PIB. Cela entrainerait certes un peu d’inflation, mais ce problème n’est pas du tout insurmontable, et, entre ça ou la régression sociale et la récession économique généralisée qui ont lieu en ce moment, que choisir ?
Quelles leçons peut-on peut tirer de l’épisode grec ?
La première chose à retenir, c’est qu’un audit révèle presque systématiquement qu’une partie importante de la dette a été contractée de manière frauduleuse, irrégulière, illégale, illégitime. D’où la nécessité de continuer à pousser ce genre d’initiative. Un audit commandé par le gouvernement de l’Équateur en 2007 – 2008 avait très bien marché et avait permis à l’Équateur d’imposer aux créanciers une importante réduction de la dette. Mais nous ne devons pas attendre passivement que des gouvernements progressistes se mettent en place. Les citoyens eux-mêmes s’organisent et organisent des audits, y compris au niveau local.
Il y a donc des moyens d’agir au niveau local auprès de nos élus et des entités qu’ils dirigent ?
Oui bien sûr. Les élus qui se sont attaqués à la question de la dette ne l’ont pas fait simplement parce qu’ils trouvaient que c’était une bonne idée, mais ils l’ont fait suite à une pression populaire. On peut réaliser des audits citoyens de la dette à l’échelle de villes, de communes, de régions. Récemment en Espagne, près de 600 d’élus ont signé le manifeste d’Oviedo qui vise à auditer la dette de leur ville et à créer un front uni de non-paiement des dettes illégitimes au niveau des municipalités espagnoles.
Et quelle est l’autre leçon de la crise grecque ?
La deuxième leçon que l’on doit tirer, est plus politique, plus stratégique. C’est l’idée que la négociation à l’amiable ou la modération ne marchent pas. Ce n’est pas le bon sens qui dirige le monde, ce sont les rapports de force.
Le premier drame en Grèce, c’est le changement de stratégie de Syriza qui s’est opéré en 2012. En 2009, Syriza avait un programme en cinq points, très radical et très clair : abrogation des mémorandums, suspension immédiate du paiement et mise en place d’un audit, nationalisation des banques, fin de l’immunité parlementaire pour lutter contre la corruption, et mise en place de réformes internes fiscales très fortes pour pouvoir concrétiser la fin de l’austérité et le développement de politique sociale. Avec ce programme, Syriza est passé électoralement de 3 % à 24 % entre 2009 et 2012.
Après 2012, l’aile modérée de Syriza (dont Alexis Tsipras fait partie) a réussi à imposer un changement d’orientation, proposant un programme social intéressant mais mettant de côté la suspension de paiement et la nationalisation des banques, cela, afin d’éviter un « clash » avec les « partenaires européens » et de permettre de négocier « à l’amiable ».
L’idée était de démontrer, à l’aide d’arguments politiques et économiques solides, qu’il était dans l’intérêt de tous que la Grèce bénéficie d’une annulation de sa dette. Concrètement, Tsipras demandait que l’on fasse à la Grèce la même faveur que l’on avait faite à l’Allemagne dans le cadre de l’Accord de Londres de 1953. En 1953, les créanciers de l’Allemagne ont en effet accordé 60 % d’annulation de dette, une diminution des taux d’intérêt de 5 à 0 %, la possibilité de payer en Deutschemark, ainsi que des dons dans le cadre du plan Marshall. L’Allemagne de l’Ouest s’est dès lors relevé très rapidement et ce, jusqu’à devenir la première puissance économique européenne. La stratégie de Tsipras et de Varoufakis était de démontrer que si la Grèce se relevait, grâce à l’annulation d’une partie de la dette et grâce à la mise en place de son programme, ce serait bon pour toute l’Europe. Ces arguments étaient valides, mais très naïfs, notamment parce qu’ils niaient le contexte géostratégique. L’Accord de 1953 a été accordé à l’Allemagne parce que nous étions en pleine Guerre froide, qu’il était hors de question que l’Allemagne s’effondre et qu’elle devait même constituer un rempart face à la menace d’expansion soviétique. La Grèce en 2015 était dans une situation totalement inverse : il était inacceptable politiquement d’accorder une réduction de dette à la Grèce, ou de lui permettre de montrer qu’un programme anti-austérité pouvait marcher en Europe…
Logiquement, force est de constater que cette stratégie de « non-confrontation » a totalement échoué. Il faut en tirer toutes les conséquences. C’est pour cela qu’une dynamique s’est mise en place en Europe pour réfléchir à un Plan B, à activer si le Plan A — les négociations- échouaient. Entre mars 2015 et juillet 2015, Notre Commission ( à l’initiative du Parlement grec, mais totalement niée par Tsipras et Varoufakis) a essayé d’indiquer au gouvernement Syriza que la bonne volonté des premières semaines n’avait pas payé et qu’il fallait à présent appliquer des mesures unilatérales d’autodéfense, qu’il était nécessaire de tenir tête aux créanciers, affirmant que, après de nombreuses concessions, si eux, créanciers, ne faisaient pas d’efforts de leurs côtés, le gouvernement suspendrait alors le paiement de la dette. En décidant cette suspension, il aurait été alors possible de changer le rapport de force et l’orientation des négociations. On peut parier de manière assez sûre que les créanciers, après s’être offusqués et après avoir menacé de toutes les manières possibles, seraient revenus assez vite à la table des négociations. C’est en tout cas ce que nous montrent les 170 suspensions de paiement qui se sont produites ces 50 dernières années : lorsqu’un pays suspend, il n’y a pas de « catastrophes », le pays ne disparait pas de la planète Terre… Simplement, la négociation reprend sur d’autres bases, et cela aboutit régulièrement à des réductions importantes de dettes. C’est ce qui s’est passé en Argentine, en Équateur ou en Pologne.
Vers la première partie de l’entretien avec Olivier Bonfond : « Pourquoi j’ai tué TINA »