Quand ce n’est pas son manque ou sa disparition que l’information épingle, le travail est généralement réduit dans les mots de l’actualité – comme dans ceux de l’entreprise capitaliste – à une figure de la négativité sociale pesant sur la vitalité de l’économie : il représente soit un « coût » (toujours suspecté d’être trop élevé), soit des « charges » (qui plombent la compétitivité). Ou, encore, il passe pour une simple variable d’ajustement de la « contrainte » concurrentielle. Il est plus rarement abordé du point de vue de son utilité publique – sa valeur d’usage –, de sa fonction d’émancipation et de protection dans la société salariale, de sa capacité bien réelle de création et d’adaptation permanente, au quotidien…
« Le travail est la montre de l’intelligence », proclamait un texte de 1833 publié dans l’Écho de la Fabrique (www.intermag.be/images/stories/pdf/capital_faconnier.pdf) Qu’est-il donné à voir de la richesse des savoirs mobilisés ? De l’inventivité des façons de faire ou de s’organiser, en particulier des collectifs ouvriers ? De la force d’engagement à la tâche jusque dans la vie privée ? Du sentiment partagé d’œuvrer à l’utilité sociale, à la construction de la société ? Autant d’éléments, pourtant, qui définissent le « capital culturel collectif » ou ce que Jean Blairon de l’association namuroise RTA appelle le « capital façonnier » (en opposition à capital financier et capital foncier), capital à la fois constitutif du travail et producteur de richesse. Déjà déniées par les modes de management de l’entreprise (mais néanmoins surexploitées), ces ressources subjectives « cœurs de métier » voient leur existence ignorée au sein des représentations sociales et médiatiques du travail. Au profit du seul capital productiviste.
En ce sens, on peut dire que la place du travail dans l’information, par ce qu’il implique comme pratiques professionnelles objectives et comme formes d’investissement subjectives, est inversement proportionnelle au temps social et au temps psychique de cette occupation, au sens presque militaire du terme, dans la vie des femmes et des hommes.
Cette vision déjà borgne du réel verse dans une cécité quasi-totale, cette fois, dès lors qu’on se préoccupe des secteurs ouvriers de l’emploi : les travailleurs qui opèrent à la chaîne dans les usines automobiles ou alimentaires, les équipes des raffineries pétrolières, les ouvriers du bâtiment… Ceci même, alors que leur nombre, certes en régression en raison des mutations de l’économie, demeure conséquent : plus d’un tiers de la population active selon des données ONSS récentes…
UN TRÈS FAIBLE TEMPS DE PRÉSENCE A L’ÉCRAN
Les baromètres successifs 2011 et 2012 du Conseil supérieur de l’audiovisuel sur la diversité et l’égalité sont d’une clarté implacable. Les chaînes belges francophones de télévision (tous types d’émission confondus, comme dans le seul genre de l’information) cantonnent les ouvriers et employés non qualifiés à la portion congrue, avec à peine 3 à 4 % des acteurs visibles à l’écran ayant pu faire l’objet d’une classification socioprofessionnelle. Tandis que la part belle est faite aux catégories socioprofessionnelles supérieures avec près de 50 % du total. Cadres, dirigeants, professions intellectuelles – parmi lesquelles sont comptabilisés les journalistes visibles à l’antenne – interviennent, en outre, dans des fonctions plus prestigieuses (expert, porte-parole) tandis que les autres catégories apparaissent plus comme figurants ou témoins…
Sous-représenté, relégué à la place « inférieure » de la hiérarchie médiatique, comme il l’est dans celle des nomenclatures socioprofessionnelles officielles, le travail ouvrier apparaît ainsi largement déprécié par l’indicateur social que représente le regard médiatique. On s’étonnera moins, au terme de ce constat, que nombre d’étudiants croisés dans les cursus de journalisme, depuis des années, croient pouvoir désigner les ouvriers ou les catégories populaires comme « les basses classes »… Parce qu’ils s’estiment, eux, « là où il faut » en termes de position socioprofessionnelle ?
Ce n’est pas neuf. Gilles Balbastre et Joëlle Stechel, deux journalistes engagés dans une démarche réflexive, en dressaient déjà le constat en 1996.
Ils évoquaient aussi, alors, le traitement du monde du travail sur le mode de la « story », du témoignage individuel qui tend à psychologiser le social. Dans ce nouveau schéma, les questions sociales structurelles sont réduites à une rhétorique journalistique de la personnalisation, de la compassion ou de la moralisation. Sans doute parce que la prise en considération des premières – les inégalités dans et face à l’emploi, par exemple – impliquerait la notion de rapport social ou de conflictualité sociale que la culture professionnelle majoritaire juge tantôt « dépassée », tantôt « abstraite », « théorique » ou « sociologique » : autant de qualificatifs repoussoirs dans le jargon.
LA LOGIQUE HUMANITAIRE CONTRE LES REVENDICATIONS
Pour expliquer cette évolution, on peut pointer, bien sûr, les « contraintes » internes de la production médiatique. L’alignement des entreprises de presse médiatique sur les logiques marchandes rend problématique le recul nécessaire à un traitement journalistique réfléchi des palettes toujours plurielles, maillées et en mouvement des réalités sociales. Mais il faut également prendre en compte la perméabilité des journalistes eux-mêmes au discrédit et à la méfiance qui s’exprime depuis une trentaine d’années à l’encontre de tout ce qui est collectif.
S’est imposé, en conséquence, dans l’écriture du récit médiatique, le paradigme de l’individu, tantôt victime, tantôt coupable, tantôt sauveur. Ce qui agit le compte-rendu journalistique des choses (du travail, notamment), aujourd’hui, c’est effectivement la prégnance d’une logique humanitaire. On donne la parole aux ouvriers de l’entreprise qui ferme, ou aux agents des transports publics en grève avant tout pour qu’ils expriment leurs pleurs, leurs cris, leur rage, leur incompréhension… Le bruit du social est ramené à une plainte ; l’écho médiatique du travail est vidé de pratiquement toute résonance revendicative. En atteste, notamment, l’angle devenu récurrent du harcèlement moral (mettant en scène une victime et un ou des bourreaux) pour couvrir – ou, plutôt, recouvrir – la problématique de la détérioration des conditions de travail.
Le besoin social et démocratique de compréhension du monde voudrait que l’information traduise (de façon appropriée) les expériences personnelles en question(s) publique(s), dès lors que leur pertinence sociale le nécessite. Or, c’est l’inverse, de plus en plus, qui se produit : des « enjeux de structure » sont rabattus en « comportements privés ». Les angles journalistiques du demandeur d’emploi « victime » qui s’active, en vain, à la recherche d’un nouveau poste, ou, à l’inverse, du chômeur « profiteur », responsable du sort dans lequel il se complaît, sont un classique du genre.
Le type de cadrages pris en exemple ci-dessus est, en général, justifié par les balises professionnelles du storytelling et de la personnification (le « human interest » du journalisme anglo-saxon), posées comme indispensables à l’accroche du public. Encore, convient-il, fait observer Jean Blairon, en se référant au sociologue Alain Touraine, de ne pas confondre l’individu/la victime et ce qui fonde le « Sujet », à savoir la capacité de se créer en acteur irréductible au statut d’objet, de pion ou de victime.
C’est ce que montre, admirablement, la journaliste Florence Aubenas au travers de l’enquête en immersion qu’elle consigne dans Le quai de Ouistreham, sur base de l’expérience vécue aux côtés des travailleuses exploitées du secteur du nettoyage à Caen. Ses (ex-)collègues de galère, qui enchaînent contrats temporaires et heures mal payées, ne demandent pas qu’on les plaigne comme handicapées sociales dans un monde à part, pas « comme il faut » ; elles veulent seulement qu’on les reconnaisse pour ce qu’elles sont dans un monde normal, où on fait « comme on peut ».
Pour mettre en lumière cette part bien réelle, mais peu visible, du travail contemporain en voie de reprolétarisation, Florence Aubenas a dû sortir de l’ordre médiatique établi…