Ombres du travail et travail de l’ombre à l’écran

Photo : CC BY 2.0 Paul Hart

Le monde du tra­vail à la télé­vi­sion, et dans les médias en géné­ral, a ceci de para­doxal qu’il n’apparaît, dans la majo­ri­té des cas, qu’absent : il en est ques­tion, prin­ci­pa­le­ment, en cas d’action de grève impor­tante ou inat­ten­due, lors de l’annonce d’une fer­me­ture d’entreprise ou d’un licen­cie­ment mas­sif, à l’occasion de la publi­ca­tion pério­dique des chiffres du chômage…

Quand ce n’est pas son manque ou sa dis­pa­ri­tion que l’information épingle, le tra­vail est géné­ra­le­ment réduit dans les mots de l’actualité – comme dans ceux de l’entreprise capi­ta­liste – à une figure de la néga­ti­vi­té sociale pesant sur la vita­li­té de l’économie : il repré­sente soit un « coût » (tou­jours sus­pec­té d’être trop éle­vé), soit des « charges » (qui plombent la com­pé­ti­ti­vi­té). Ou, encore, il passe pour une simple variable d’ajustement de la « contrainte » concur­ren­tielle. Il est plus rare­ment abor­dé du point de vue de son uti­li­té publique – sa valeur d’usage –, de sa fonc­tion d’émancipation et de pro­tec­tion dans la socié­té sala­riale, de sa capa­ci­té bien réelle de créa­tion et d’adaptation per­ma­nente, au quotidien…

« Le tra­vail est la montre de l’intelligence », pro­cla­mait un texte de 1833 publié dans l’Écho de la Fabrique (www.intermag.be/images/stories/pdf/capital_faconnier.pdf) Qu’est-il don­né à voir de la richesse des savoirs mobi­li­sés ? De l’inventivité des façons de faire ou de s’organiser, en par­ti­cu­lier des col­lec­tifs ouvriers ? De la force d’engagement à la tâche jusque dans la vie pri­vée ? Du sen­ti­ment par­ta­gé d’œuvrer à l’utilité sociale, à la construc­tion de la socié­té ? Autant d’éléments, pour­tant, qui défi­nissent le « capi­tal cultu­rel col­lec­tif » ou ce que Jean Blai­ron de l’association namu­roise RTA appelle le « capi­tal façon­nier » (en oppo­si­tion à capi­tal finan­cier et capi­tal fon­cier), capi­tal à la fois consti­tu­tif du tra­vail et pro­duc­teur de richesse. Déjà déniées par les modes de mana­ge­ment de l’entreprise (mais néan­moins sur­ex­ploi­tées), ces res­sources sub­jec­tives « cœurs de métier » voient leur exis­tence igno­rée au sein des repré­sen­ta­tions sociales et média­tiques du tra­vail. Au pro­fit du seul capi­tal productiviste.

En ce sens, on peut dire que la place du tra­vail dans l’information, par ce qu’il implique comme pra­tiques pro­fes­sion­nelles objec­tives et comme formes d’investissement sub­jec­tives, est inver­se­ment pro­por­tion­nelle au temps social et au temps psy­chique de cette occu­pa­tion, au sens presque mili­taire du terme, dans la vie des femmes et des hommes.

Cette vision déjà borgne du réel verse dans une céci­té qua­si-totale, cette fois, dès lors qu’on se pré­oc­cupe des sec­teurs ouvriers de l’emploi : les tra­vailleurs qui opèrent à la chaîne dans les usines auto­mo­biles ou ali­men­taires, les équipes des raf­fi­ne­ries pétro­lières, les ouvriers du bâti­ment… Ceci même, alors que leur nombre, certes en régres­sion en rai­son des muta­tions de l’économie, demeure consé­quent : plus d’un tiers de la popu­la­tion active selon des don­nées ONSS récentes…

UN TRÈS FAIBLE TEMPS DE PRÉSENCE A L’ÉCRAN

Les baro­mètres suc­ces­sifs 2011 et 2012 du Conseil supé­rieur de l’audiovisuel sur la diver­si­té et l’égalité sont d’une clar­té impla­cable. Les chaînes belges fran­co­phones de télé­vi­sion (tous types d’émission confon­dus, comme dans le seul genre de l’information) can­tonnent les ouvriers et employés non qua­li­fiés à la por­tion congrue, avec à peine 3 à 4 % des acteurs visibles à l’écran ayant pu faire l’objet d’une clas­si­fi­ca­tion socio­pro­fes­sion­nelle. Tan­dis que la part belle est faite aux caté­go­ries socio­pro­fes­sion­nelles supé­rieures avec près de 50 % du total. Cadres, diri­geants, pro­fes­sions intel­lec­tuelles – par­mi les­quelles sont comp­ta­bi­li­sés les jour­na­listes visibles à l’antenne – inter­viennent, en outre, dans des fonc­tions plus pres­ti­gieuses (expert, porte-parole) tan­dis que les autres caté­go­ries appa­raissent plus comme figu­rants ou témoins…

Sous-repré­sen­té, relé­gué à la place « infé­rieure » de la hié­rar­chie média­tique, comme il l’est dans celle des nomen­cla­tures socio­pro­fes­sion­nelles offi­cielles, le tra­vail ouvrier appa­raît ain­si lar­ge­ment dépré­cié par l’indicateur social que repré­sente le regard média­tique. On s’étonnera moins, au terme de ce constat, que nombre d’étudiants croi­sés dans les cur­sus de jour­na­lisme, depuis des années, croient pou­voir dési­gner les ouvriers ou les caté­go­ries popu­laires comme « les basses classes »… Parce qu’ils s’estiment, eux, « là où il faut » en termes de posi­tion socioprofessionnelle ?

Ce n’est pas neuf. Gilles Bal­bastre et Joëlle Ste­chel, deux jour­na­listes enga­gés dans une démarche réflexive, en dres­saient déjà le constat en 1996.

Ils évo­quaient aus­si, alors, le trai­te­ment du monde du tra­vail sur le mode de la « sto­ry », du témoi­gnage indi­vi­duel qui tend à psy­cho­lo­gi­ser le social. Dans ce nou­veau sché­ma, les ques­tions sociales struc­tu­relles sont réduites à une rhé­to­rique jour­na­lis­tique de la per­son­na­li­sa­tion, de la com­pas­sion ou de la mora­li­sa­tion. Sans doute parce que la prise en consi­dé­ra­tion des pre­mières – les inéga­li­tés dans et face à l’emploi, par exemple – impli­que­rait la notion de rap­port social ou de conflic­tua­li­té sociale que la culture pro­fes­sion­nelle majo­ri­taire juge tan­tôt « dépas­sée », tan­tôt « abs­traite », « théo­rique » ou « socio­lo­gique » : autant de qua­li­fi­ca­tifs repous­soirs dans le jargon.

LA LOGIQUE HUMANITAIRE CONTRE LES REVENDICATIONS

Pour expli­quer cette évo­lu­tion, on peut poin­ter, bien sûr, les « contraintes » internes de la pro­duc­tion média­tique. L’alignement des entre­prises de presse média­tique sur les logiques mar­chandes rend pro­blé­ma­tique le recul néces­saire à un trai­te­ment jour­na­lis­tique réflé­chi des palettes tou­jours plu­rielles, maillées et en mou­ve­ment des réa­li­tés sociales. Mais il faut éga­le­ment prendre en compte la per­méa­bi­li­té des jour­na­listes eux-mêmes au dis­cré­dit et à la méfiance qui s’exprime depuis une tren­taine d’années à l’encontre de tout ce qui est col­lec­tif.

S’est impo­sé, en consé­quence, dans l’écriture du récit média­tique, le para­digme de l’individu, tan­tôt vic­time, tan­tôt cou­pable, tan­tôt sau­veur. Ce qui agit le compte-ren­du jour­na­lis­tique des choses (du tra­vail, notam­ment), aujourd’hui, c’est effec­ti­ve­ment la pré­gnance d’une logique huma­ni­taire. On donne la parole aux ouvriers de l’entreprise qui ferme, ou aux agents des trans­ports publics en grève avant tout pour qu’ils expriment leurs pleurs, leurs cris, leur rage, leur incom­pré­hen­sion… Le bruit du social est rame­né à une plainte ; l’écho média­tique du tra­vail est vidé de pra­ti­que­ment toute réso­nance reven­di­ca­tive. En atteste, notam­ment, l’angle deve­nu récur­rent du har­cè­le­ment moral (met­tant en scène une vic­time et un ou des bour­reaux) pour cou­vrir – ou, plu­tôt, recou­vrir – la pro­blé­ma­tique de la dété­rio­ra­tion des condi­tions de travail.

Le besoin social et démo­cra­tique de com­pré­hen­sion du monde vou­drait que l’information tra­duise (de façon appro­priée) les expé­riences per­son­nelles en question(s) publique(s), dès lors que leur per­ti­nence sociale le néces­site. Or, c’est l’inverse, de plus en plus, qui se pro­duit : des « enjeux de struc­ture » sont rabat­tus en « com­por­te­ments pri­vés ». Les angles jour­na­lis­tiques du deman­deur d’emploi « vic­time » qui s’active, en vain, à la recherche d’un nou­veau poste, ou, à l’inverse, du chô­meur « pro­fi­teur », res­pon­sable du sort dans lequel il se com­plaît, sont un clas­sique du genre.

Le type de cadrages pris en exemple ci-des­sus est, en géné­ral, jus­ti­fié par les balises pro­fes­sion­nelles du sto­ry­tel­ling et de la per­son­ni­fi­ca­tion (le « human inter­est » du jour­na­lisme anglo-saxon), posées comme indis­pen­sables à l’accroche du public. Encore, convient-il, fait obser­ver Jean Blai­ron, en se réfé­rant au socio­logue Alain Tou­raine, de ne pas confondre l’individu/la vic­time et ce qui fonde le « Sujet », à savoir la capa­ci­té de se créer en acteur irré­duc­tible au sta­tut d’objet, de pion ou de victime.

C’est ce que montre, admi­ra­ble­ment, la jour­na­liste Flo­rence Aube­nas au tra­vers de l’enquête en immer­sion qu’elle consigne dans Le quai de Ouis­tre­ham, sur base de l’expérience vécue aux côtés des tra­vailleuses exploi­tées du sec­teur du net­toyage à Caen. Ses (ex-)collègues de galère, qui enchaînent contrats tem­po­raires et heures mal payées, ne demandent pas qu’on les plaigne comme han­di­ca­pées sociales dans un monde à part, pas « comme il faut » ; elles veulent seule­ment qu’on les recon­naisse pour ce qu’elles sont dans un monde nor­mal, où on fait « comme on peut ».

Pour mettre en lumière cette part bien réelle, mais peu visible, du tra­vail contem­po­rain en voie de repro­lé­ta­ri­sa­tion, Flo­rence Aube­nas a dû sor­tir de l’ordre média­tique établi…

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