Entretien avec Mathieu Beys

« On veut décourager les gens d’exercer leur droit de manifester »

Illustration : Alice Bossut

Juriste, Mathieu Beys est membre de la Ligue des droits humains (LDH) et auteur de « Quels droits face à la police », un manuel pra­tique et juri­dique qui rap­pelle les pou­voirs de la police et donnent conseils et réac­tions adap­tées quand on est confron­té à elle, notam­ment dans le cadre d’une action mili­tante. Il nous indique ici quelques évo­lu­tions récentes en matière judi­ciaire ou poli­cière qui rendent pos­sible ou expliquent les dur­cis­se­ments sécu­ri­taires et la cri­mi­na­li­sa­tion de plus en plus consta­tés à l’égard du mou­ve­ment social.

Est-ce qu’on observe une amplification des violences policières en Belgique ? Singulièrement dans la répression du mouvement social, contre les grévistes, en manifestation ou pour des faits à caractère politique ?

Il faut répondre de manière nuan­cée. En effet, le grand pro­blème qu’on a, et qui est d’ailleurs dénon­cé par des ONG et des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales de défense des droits humains, c’est qu’on ne dis­pose pas en Bel­gique d’instruments fiables de mesures du phé­no­mène de la vio­lence poli­cière. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de don­nées fiables et/ou ren­dues publiques sur, par exemple le nombre de per­sonnes qui décèdent ou sont griè­ve­ment bles­sées entre les mains de la police, que ce soit au cours de mou­ve­ments sociaux, d’actions col­lec­tives ou bien dans la vie de tous les jours. Et on n’a nulle part un aper­çu glo­bal et cen­tra­li­sé de toutes les plaintes qui repré­sentent la vio­lence poli­cière dans ce pays. On n’a pas d’indicateurs sur le phé­no­mène glo­bal et encore moins sur le nombre de plaintes subies par des acti­vistes, des mili­tants, des délé­gués syn­di­caux dans le cadre de l’exercice de leur droit de mani­fes­ter ou de pro­tes­ter. Donc, on ne sait pas objec­ti­ve­ment s’il y en a plus ou moins qu’avant.

Sur quoi peut-on se baser dès lors pour établir une certaine montée en tension ressentie par beaucoup de militant·es ?

Sur le cli­mat, sur cer­taines situa­tions emblé­ma­tiques qui peuvent lais­ser pen­ser qu’il y a une recru­des­cence de la vio­lence poli­cière et de la répres­sion des liber­tés publiques, sin­gu­liè­re­ment du droit de mani­fes­ter, et en par­ti­cu­lier du droit de grève.

Dans la poli­tique menée par le (tout juste défunt) gou­ver­ne­ment fédé­ral, il y a eu très clai­re­ment une forme de switch ou en tout cas d’abandon d’une poli­tique de tolé­rance face à cer­taines mani­fes­ta­tions. Ça s’est vu notam­ment à Anvers d’abord lors de la mani­fes­ta­tion des forains en mars 2014 qui a été extrê­me­ment répri­mée par la police d’Anvers. Bart De Wever avait même évo­qué le fait de faire appel à l’armée ! Cette même déter­mi­na­tion a été uti­li­sée par la suite pour essayer de bri­ser une grève menée notam­ment par les dockers à Anvers. Un res­pon­sable syn­di­cal a ain­si éco­pé d’une condam­na­tion pénale pour une action de grève qua­li­fiée d’« entrave méchante à la cir­cu­la­tion » pour avoir main­te­nu un bar­rage blo­quant un zoning.

Un autre élé­ment, c’est la loi anti-squat qui est un recul vrai­ment grave pour tous les mili­tants du droit au loge­ment : elle per­met de cri­mi­na­li­ser des per­sonnes uni­que­ment parce qu’elles occupent un bâti­ment sans l’accord du pro­prié­taire. Ce qui donc du même coup faci­lite l’intervention de la police qui aupa­ra­vant ne pou­vait se faire qu’après un débat contra­dic­toire devant un juge de paix.

Ça se mani­feste éga­le­ment par le fait que de plus en plus de per­sonnes reçoivent des sanc­tions admi­nis­tra­tives com­mu­nales (SAC) lorsqu’elles se regroupent ou mani­festent sans auto­ri­sa­tion préalable.

Notons à cet égard qu’un ensemble de mesures liber­ti­cides comme les SAC se basent sur des textes ou des prin­cipes qui exis­taient bien avant ce gou­ver­ne­ment-ci. Et il ne fau­drait pas tou­jours se réfu­gier sur les « méchants répres­sifs du fédé­ral » quand beau­coup en la matière se décide au niveau com­mu­nal. Ain­si, cet ins­tru­ment de répres­sion extrê­me­ment retors que sont les SAC n’est mal­heu­reu­se­ment pas uti­li­sé que dans des com­munes gou­ver­nées par des enne­mis des droits fon­da­men­taux… Les défen­seurs des droits humains doivent être vigi­lants avec les nou­velles majo­ri­tés locales éti­que­tées pro­gres­sistes qui se sont mises en place, pour voir si les choses vont véri­ta­ble­ment bou­ger à ce niveau-là. Car c’est la com­mune qui a l’entière mai­trise de son règle­ment de police com­mu­nale et qui est plei­ne­ment mai­tresse pour déci­der com­bien de jours à l’avance et si oui ou non, on doit deman­der une auto­ri­sa­tion pour une mani­fes­ta­tion, etc.

Pourquoi dites-vous que les SAC sont un mécanisme « extrêmement retors » ?

Parce qu’elles per­mettent sur base de constat de la police, c’est-à-dire à un fonc­tion­naire et non pas à un juge, de sanc­tion­ner des per­sonnes pour cer­tains faits, avec un concept extrê­me­ment vague dit de « over­last », (les nui­sances). Concrè­te­ment, on peut don­ner des amendes à des gens parce qu’ils ont mani­fes­té sans auto­ri­sa­tion préa­lable ! Les mon­tants peuvent aller jusqu’à 350 euros. La per­sonne pour­ra certes contes­ter, mais elle va réflé­chir à deux fois la fois sui­vante pour se mobi­li­ser par rap­port à un fait d’actualité bru­lante, pour lequel de toute façon on n’a pas le temps de deman­der l’autorisation, par exemple en réac­tion à l’élection de Bol­so­na­ro au Bré­sil ou pour faire écho à une grève de la faim de pri­son­niers kurdes.

La Cour euro­péenne des droits de l’homme appelle cela le « chil­ling effect » c’est-à-dire l’effet d’in­ti­mi­da­tion. C’est cette idée qu’on peut ame­ner des gens à renon­cer à exer­cer un droit fon­da­men­tal, la liber­té de mani­fes­ter, avec une amende. Et c’est évi­dem­ment comme ça qu’on rend un droit fon­da­men­tal, le droit à la liber­té d’expression, le droit de mani­fes­ter ses opi­nions, com­plè­te­ment illu­soires. On porte atteinte à la démo­cra­tie. Car une démo­cra­tie sans débat (et sans débat qui peut être rela­ti­ve­ment spon­ta­né) est une démo­cra­tie névrosée.

Est-ce qu’une manifestation doit toujours être autorisée ?

Notre Consti­tu­tion dit qu’on a le droit de s’assembler libre­ment et paci­fi­que­ment et qu’on ne peut pas sou­mettre le droit de réunion à une mesure pré­ven­tive sauf quand il a lieu en plein air comme c’est le cas d’une mani­fes­ta­tion. Pour toute réunion qui a lieu en plein air, même sur un ter­rain pri­vé, la com­mune peut donc exi­ger une auto­ri­sa­tion (et le fait sys­té­ma­ti­que­ment dans les faits). Si on pré­voit une marche avec 200.000 per­sonnes, on peut se dire que c’est pas mal de pré­voir de blo­quer cer­taines rues, etc., que c’est du bon sens que la com­mune soit au courant.

Le pro­blème avec l’autorisation, c’est que c’est un ins­tru­ment qui peut poten­tiel­le­ment être détour­né si la com­mune refuse qu’ait lieu une mani­fes­ta­tion pour des rai­sons d’apparence pra­tique et neutre mas­quant des choix plus poli­tiques. Cela pour­rait consti­tuer une forme de cen­sure parce qu’on empê­che­rait à prio­ri des per­sonnes de s’exprimer sur un cer­tain sujet.

C’est ce qui s’est passé pour les Gilets jaunes lorsqu’ils sont venus à Bruxelles ?

Pour les Gilets jaunes, on a consi­dé­ré qu’il n’y avait pas d’autorisation. Dans ce cas-là les per­sonnes qui mani­festent risquent une SAC dans la plu­part des com­munes. Et le fait d’imposer une SAC pour des per­sonnes qui ne font que mani­fes­ter paci­fi­que­ment est contraire aux droits de manifester.

Il est évident que la com­mune, la police, la jus­tice, a le droit de sanc­tion­ner, d’arrêter, de condam­ner des per­sonnes qui com­mettent des délits dans le cadre d’une mani­fes­ta­tion (vitrines ou mobi­lier urbain cas­sées, agres­sions phy­siques…). Mais le fait de ne pas tolé­rer une mani­fes­ta­tion sim­ple­ment parce qu’elle n’a pas d’autorisation, c’est liber­ti­cide. Il y a donc une obli­ga­tion de tolé­rance à une mani­fes­ta­tion qui n’aurait pas été auto­ri­sée expli­ci­te­ment, tant que la mani­fes­ta­tion reste paci­fique. Et le fait que quelques éner­gu­mènes soient vio­lents ne rend pas l’ensemble de la mani­fes­ta­tion hos­tile et donc ne per­met pas, en prin­cipe, d’agir contre l’ensemble des mani­fes­tants. C’est une juris­pru­dence de la Cour euro­péenne des droits de l’homme qui n’est actuel­le­ment pas res­pec­tée et qu’il fau­drait donc rap­pe­ler aux com­munes concer­nées.

Y a t‑il des signes qui montrent que les choses se durcissent en matière de répression policière des manifestations ?

On peut poser un constat objec­tif de dur­cis­se­ment par le nombre de per­sonnes crois­sant qui sont arrê­tées lors de ce type de mani­fes­ta­tion. Lors de la mani­fes­ta­tion des Gilets jaunes mais aus­si, le 15 mai 2014, lors de la ten­ta­tive d’encerclement du Euro­pean Brus­sels Sum­mit au Palais d’Egmont où se négo­ciait le TTIP. Il se fait que 281 per­sonnes ont été arrê­tées ce jour-là, dont des pas­sants qui avaient été pris dans le tas parce qu’ils avaient peut-être un peu le même look que les mani­fes­tants. C’est une atteinte assez grave aux droits de mani­fes­ter parce que les per­sonnes qui ont été arrê­tées ce jour-là, à quelques excep­tions près sans doute, n’étaient abso­lu­ment pas en train de com­mettre des dégra­da­tions ou des délits. Elles étaient juste pré­sentes pour mani­fes­ter leur désac­cord avec ces négo­cia­tions secrètes autour du TTIP.

Cela s’explique en fait pas tant par des déci­sions qui seraient prises en haut lieu mais par un effet per­vers induit par de nou­velles infra­struc­tures poli­cières. En effet, pour « faire face » à ce type de mani­fes­ta­tion, la police a aug­men­té la capa­ci­té de ses cel­lules et dis­pose à pré­sent d’un CRPA (Centre des per­sonnes arrê­tées) dans les anciennes casernes de la gen­dar­me­rie à Etter­beek [Il s’agit des écu­ries de la police fédé­rale qu’on a vues dans les vidéos dif­fu­sées par des Gilets jaunes qui y étaient rete­nus le 8 décembre 2018 NDLR], avec un staff de poli­ciers de per­ma­nence et toute une infra­struc­ture pré­vue pour accueillir plu­sieurs cen­taines de per­sonnes arrê­tées en même temps.

C’est donc un endroit prévu pour des gardes à vue de masse ?

Tout à fait, c’est pré­vu et ce n’est acti­vé que pour cer­tains « évè­ne­ments » (matchs de foot « à risque », cer­taines manifs). Avant, les per­sonnes arrê­tées étaient gar­dées dans les com­mis­sa­riats tra­di­tion­nels avec une capa­ci­té limi­tée. Par la force des choses, les poli­ciers étaient beau­coup plus sélec­tifs dans leur choix d’arrêter et se concen­traient par exemple sur des per­sonnes qui avaient effec­ti­ve­ment com­mis des infrac­tions. Les capa­ci­tés élar­gies du CRPA amènent les poli­ciers sur le ter­rain à, dans le doute, embar­quer un plus grand nombre de per­sonnes. La ques­tion « est-ce qu’on a vrai­ment une bonne rai­son d’arrêter cette per­sonne ? » devient de plus en plus secon­daire, on va arrê­ter peut-être plus « à la louche ». C’est pro­ba­ble­ment ce qui a pu se pas­ser avec les Gilets jaunes der­niè­re­ment. On a une logique qui est extrê­me­ment per­verse. On veut décou­ra­ger les gens d’exercer un droit fon­da­men­tal qui est celui de mani­fes­ter en les arrê­tant de manière qua­si sys­té­ma­tique quand il n’y a pas d’autorisation.

Est-ce que la police reçoit des consignes plus strictes, visant à plus de dureté dans les contacts avec les manifestants ou les militants politiques, ou les assurant en tout cas que les débordements qui se produiraient seraient couverts ou excusés comme l’affirment certains syndicalistes ?

En théo­rie, il pour­rait y avoir des déci­sions minis­té­rielles, mais c’est rare. Géné­ra­le­ment, ce sont les com­munes qui décident du degré de l’intensité de la réponse poli­cière. C’est-à-dire par exemple du seuil de tolé­rance face à une mani­fes­ta­tion non auto­ri­sée, ou une action syn­di­cale qui blo­que­rait cer­tains axes de circulation.

Ce qui me frappe sur­tout der­niè­re­ment, c’est qu’auparavant, on avait l’impression que toutes les actions qui étaient orga­ni­sées par les grands syn­di­cats, par les mou­ve­ments paci­fistes, par les grandes asso­cia­tions dépen­dant des piliers his­to­riques de la socié­té belge, étaient en prin­cipe tou­jours tolé­rées. Ain­si, lors d’actions syn­di­cales, la jus­tice pou­vait consi­dé­rer qu’il s’agissait d’une affaire qui devait se régler entre employeurs et tra­vailleurs, dans le cadre de la concer­ta­tion, et que l’intervention de la jus­tice ne pou­vait avoir pour effet que de mettre de l’huile sur le feu. C’est une doc­trine tout à fait offi­cieuse, qui n’a jamais été expri­mée nulle part, mais qui pou­vait faire que dans une série d’actions, la jus­tice et la police ne s’en mêlaient pas.

Or, on a l’impression qu’il y a un chan­ge­ment à cet égard : la jus­tice recom­mence à se mêler d’actions qui aupa­ra­vant res­taient hors du champ judi­ciaire. L’affaire à Anvers, consti­tue un signe d’un mou­ve­ment plus glo­bal à venir qui résulte d’une offen­sive néo­li­bé­rale glo­bale, d’un anti­syn­di­ca­lisme pri­maire et d’un dis­cours anti­grève extrê­me­ment géné­ra­li­sé qui s’expriment dans l’immense majo­ri­té des médias, aux­quels per­sonne n’est imper­méable, et aux­quels, je pense, une majo­ri­té de la magis­tra­ture est acquise.

Notons que même si elles n’existent pas tou­jours dans la loi, des marges de manœuvre sont lais­sées aux man­da­taires poli­tiques. Une entre­prise peut sai­sir la jus­tice sur requête uni­la­té­rale pour faire cas­ser une grève, c’est-à-dire pour faire consta­ter par des huis­siers que des tra­vailleurs bloquent l’accès à cette entre­prise, pour faire iden­ti­fier ces per­sonnes, et pour exi­ger une astreinte par jour ou par heure de blo­cage. C’est ce qu’a fait un sous-trai­tant de la SNCB, une entre­prise de net­toyage des trains. Il avait vou­lu cas­ser un mou­ve­ment de grève, avait obte­nu un tel juge­ment, avait deman­dé à la police de Bruxelles de faire exé­cu­ter ce juge­ment. Et là, il faut rendre hom­mage à un per­son­nage fort décrié, Yvan Mayeur, qui avait refu­sé de mettre sa police au ser­vice des cas­seurs de grèves.

La police peut-elle casser des grèves ?

Non, la police ne peut pas d’initiative cas­ser une grève car le droit de grève est recon­nu, mais la police a comme fonc­tion aus­si de faire res­pec­ter les déci­sions de jus­tice. La sub­ti­li­té, c’est que l’employeur peut aller cher­cher une déci­sion de jus­tice sans que les syn­di­cats aient leur mot à dire. La jus­tice est une sorte de gui­chet où l’employeur dit : « on bloque mon entre­prise, c’est une voie de fait, vous devez m’aider à réta­blir l’accès ». Les syn­di­cats ne sont pas invi­tés à venir s’en expli­quer. C’est une pro­cé­dure civile de laquelle l’employeur obtient une ordon­nance, avec éven­tuel­le­ment des astreintes, per­met­tant de cas­ser le piquet de grève. Une fois cette déci­sion de jus­tice prise, la police doit aider la per­sonne à exé­cu­ter cette déci­sion de jus­tice même si c’est un conflit pri­vé, tout comme elle aide­rait un bailleur qui a obte­nu une déci­sion de jus­tice expul­sant son loca­taire pour impayés.

En 2011, le Comi­té euro­péen des Droits sociaux a dit à la Bel­gique que ces pro­cé­dures uni­la­té­rales dans les­quelles un employeur peut uti­li­ser la jus­tice comme simple gui­chet pour obte­nir une déci­sion qui casse un mou­ve­ment social, sans que les syn­di­cats puissent s’exprimer en jus­tice, étaient contraires au droit de grève et qu’il fal­lait ces­ser ces pra­tiques inter­dites par la Charte sociale européenne.

Ce qui est généralement mis en avant comme justification pour augmenter la démonstration de force policière, c’est l’idée que les manifestant·es d’aujourd’hui seraient plus violents que ceux d’hier. Est-ce le cas ?

Dif­fi­cile à dire en l’absence d’indicateurs fiables. Je n’en ai pas l’impression. Sur­tout si on pense aux marches des jeunes pour l’emploi, qui avaient lieu à Bruxelles dans les années 80 ou à cer­taines manifs contre le gou­ver­ne­ment Mar­tens-Gol dans les­quelles il y avait eu pas mal d’incidents.

Ce qui a chan­gé en tout cas, c’est la forme du déploie­ment poli­cier dans le cadre de la doc­trine dite de « ges­tion négo­ciée de l’espace public » (termes qui rem­placent ceux de « main­tien de l’ordre » qui semblent être deve­nus des gros mots, à conno­ta­tion trop auto­ri­taire dans les sphères poli­cières !). En effet, la police éta­blit et main­tient avec les orga­ni­sa­teurs un dia­logue per­ma­nent avant et pen­dant la manif : savoir si les per­sonnes ont le droit de mani­fes­ter, à quel endroit, à quel moment, si la police va inter­ve­nir ou non pour cana­li­ser, etc. Et en tout cas de ne pas com­men­cer par sor­tir de manière visible les paniers à salade, les auto­pompes, les bou­cliers, matraques, etc. Tout cela était lais­sé en retrait pour ne pas exci­ter les manifestant·es, parce qu’il est évident que ça a une influence. Il était donc impli­ci­te­ment conve­nu, au cours des années 2000 et début 2010, que la police ne se montre pas, ou en tout cas ne se montre pas en force. Mais aujourd’hui, on constate qu’on a par­fois tout de suite des « robo­cops » qui se mettent en place face aux manifestant·es.

Est-ce qu’on verra le flashball utilisé en Belgique à l’avenir comme il l’est en France ?

Même si on n’est abso­lu­ment pas dans une situa­tion à la fran­çaise où les poli­ciers ont carte blanche pour uti­li­ser des fla­sh­balls de manière indus­trielle et extrê­me­ment meur­trière, il y a un fait qui m’a par­ti­cu­liè­re­ment mar­qué. En novembre 2017, la police a uti­li­sé des fla­sh­balls pour éva­cuer les membres du col­lec­tif « La voix des sans-papiers » d’un bâti­ment aban­don­né qu’ils occu­paient à Bruxelles. Un sans-papier s’est pris une balle de fla­sh­ball. Il me semble qu’utiliser une arme avec des pro­jec­tiles (hors gre­nade lacry­mo­gène) dans la situa­tion d’une action col­lec­tive, ce n’était plus arri­vé depuis les années 70. Notam­ment parce qu’à un moment, on a pris la déci­sion de ne plus uti­li­ser des armes à feu dans des situa­tions de main­tien de l’ordre. Je ne parle évi­dem­ment pas d’une situa­tion de pour­suite de bra­queurs, de per­qui­si­tion contre des pré­su­més ter­ro­ristes, etc. mais bien d’une situa­tion de main­tien de l’ordre contre des per­sonnes sans-papier, pas vrai­ment donc un pro­fil à haut risque pour la sécu­ri­té des poli­ciers… C’est pour moi, un signal extrê­me­ment pré­oc­cu­pant que oui, cela se dur­cit. Le terme de « balles en caou­tchouc uti­li­sés contre des mani­fes­tants », c’est un terme qu’on trouve plu­tôt d’habitude dans des rap­ports d’Amnesty ou d’autres orga­ni­sa­tions qui dénoncent la manière dont les manifs sont répri­mées dans des pays à régime autoritaire.

Avant, on disait qu’il s’agissait d’armes « non létale », mais on a chan­gé le terme vu le nombre de vic­times que les tasers et fla­sh­ball fai­saient. Aujourd’hui, les fabri­cants de ce type d’armes les vendent comme étant des armes « à léta­li­té à réduite », termes qui peuvent induire un effet per­vers majeur. Ain­si, cela donne le sen­ti­ment aux poli­ciers que fina­le­ment ce n’est pas très grave de les employer : c’est tou­jours mieux qu’une vraie balle. Alors, oui, c’est très bien si un poli­cier rem­place les vraies balles par ce type d’arme-là. Mais par contre, si un poli­cier se per­met d’utiliser ces armes-là dans des cas où il n’aurait pas fait usage de son révol­ver ou de son fusil, cela veut tout sim­ple­ment dire que le spectre des situa­tions dans les­quelles on risque de se prendre une balle — fut-elle en caou­tchouc — est démul­ti­plié. C’est inad­mis­sible et c’est ce qui est en train de se pas­ser en France d’une manière mas­sive avec les Gilets jaunes.

En matière de technique policière en manifestation, il y a aussi ce qu’on nomme le « nassage », régulièrement utilisé en France, ou le « kettling » en Belgique c’est-à-dire le fait d’encercler un grand groupe de manifestants et puis de permettre seulement à certaines personnes d’y entrer ou sortir à condition de montrer l’identité. Est-ce que c’est une pratique de plus en plus courante en Belgique ?

Il peut y avoir une ten­dance à ça mais ce n’est pas tout à fait nou­veau. En fait, ça dépend très fort du rap­port de force sur le ter­rain, en fonc­tion du seuil de tolé­rance fixé ou de la volon­té ou non d’identifier des per­sonnes qui auraient com­mis des faits punis­sables. Mais je ne suis pas cer­tain qu’il y ait des direc­tives géné­rales à ce niveau-là.

La logique du ket­tling en Bel­gique c’est jusqu’ici : à un moment si des dégra­da­tions sont com­mises lors d’une manif ou fin de manif, on encercle l’ensemble des mani­fes­tants afin d’identifier toutes les per­sonnes. Ce qui per­met­tra ensuite, après visua­li­sa­tion des images de cer­tains faits punis­sables de pou­voir les iden­ti­fier. Ça, ce n’est pas en soi illé­gal même si c’est discutable.

Mais ce qui est illé­gal, c’est de contrô­ler l’identité ou fouiller sys­té­ma­ti­que­ment toutes les per­sonnes qui sou­haitent se rendre à une manif, parce qu’encore une fois, c’est une manière d’intimider et de décou­ra­ger les per­sonnes d’exercer leurs droits fon­da­men­taux à manifester.

Est-ce que le fait d’avoir du matériel types sérums physiologiques, masques, lunettes de piscine pour se protéger à priori des gaz lacrymogènes, est illégal ?

Non, ça, c’est tout le pro­blème des armes « par des­ti­na­tion » c’est-à-dire qu’il y a des choses qu’il peut être légal ou non de por­ter sur soi en fonc­tion du contexte. Par exemple, avoir une batte de base­ball sur le che­min du club de base­ball où je pra­tique ce sport (légal) et avoir une batte de base­ball en manif (illé­gal).

Difficile d’agresser un policier ou de provoquer des violences avec du sérum physiologique…

De mon point de vue, le fait d’aller en manif avec un casque, des lunettes pour se pro­té­ger des lacry­mo ne devrait jamais être punis­sable. Et, à ma connais­sance, les gens ne sont pas sanc­tion­nés uni­que­ment pour avoir été por­teurs de cela en Bel­gique. Le pro­blème, c’est quand on inter­prète — mais c’est, je pense, sur­tout le cas en France — le fait d’être por­teur de ce maté­riel comme indice que la per­sonne vient pour autre chose que sim­ple­ment mani­fes­ter et qu’elle aurait des inten­tions vio­lentes parce qu’elle a pré­vu des pro­tec­tions. Et ça, pour moi c’est une inter­pré­ta­tion liber­ti­cide de la situation.

Lors d’une manif des Gilets jaunes ici à Bruxelles le 8 décembre 2018, j’ai assisté à des contrôles policiers et à la confiscation de sérum physiologique, et masques de piscine…

Il n’y a pas de juris­pru­dence claire, mais selon moi, arrê­ter une per­sonne et confis­quer ce maté­riel de pro­tec­tion et de pré­ven­tion des lacry­mo­gènes, c’est abusif.

Est-ce que des techniques comme le nassage font monter la tension ou peuvent conduire à produire des échauffourées qui ne se seraient pas produites sinon ?

Tout dépend évi­dem­ment des cir­cons­tances. Dans cer­tains cas l’intervention poli­cière va faire aug­men­ter la ten­sion plu­tôt que de la faire redes­cendre. Disons qu’il faut en reve­nir aux grands prin­cipes. C’est-à-dire que la police est là pour faire en sorte de garan­tir la liber­té de mani­fes­ter que les ras­sem­ble­ments se déroulent de manière cor­recte. C’est sa mis­sion pre­mière même quand une manif n’a pas été autorisée.

Elle doit donc per­mettre aux mani­fes­tants de s’exprimer, évi­dem­ment avec les droits concur­rents des autres usa­gers. Par exemple, on peut esti­mer nor­mal qu’on dégage 300 per­sonnes qui blo­que­raient le ring après un délai de 10 – 15 minutes qui leur a per­mis de s’exprimer, pour per­mettre que des mil­liers d’autres usa­gers ne soient pas com­plè­te­ment blo­qués par ça. Mais dans cer­tains cas, l’action de la police peut faire plus de mal que de bien y com­pris pour l’intérêt géné­ral, c’est-à-dire y com­pris pour le cli­mat de ten­sion dans la ville. Donc, il faut voir à l’analyse, au cas par cas, on ne peut pas dire de manière géné­rale que la tech­nique de la nasse, c’est tou­jours ver­ser de l’huile sur le feu mais plu­tôt qu’en fonc­tion des cir­cons­tances, l’une ou l’autre tech­nique pour­ra être un fac­teur de déses­ca­lade ou un fac­teur d’escalade.

C’est pour ça que c’est impor­tant qu’il y ait des gens qui docu­mentent ce qui se passe dans les manifs en fil­mant et pre­nant des pho­tos. Mais en plus, il faut aus­si pou­voir deman­der des comptes aux auto­ri­tés (la police mais aus­si aux bourg­mestres) sur la manière dont elles ont pré­pa­ré l’évènement : la mani­fes­ta­tion a‑t-elle été auto­ri­sée ou non ? À quelle condi­tion elle l’a été (le tra­jet, l’heure, le ser­vice d’ordre…) ? Quel seuil de tolé­rance a été déci­dé ? Quels moyens ont été mis en place ? Est-ce qu’on a per­mis ou pas l’usage des lacry­mos ou des fla­sh­balls, et si oui pourquoi ?

Qu’est-ce qui pourrait faire progresser nos droits ? Quelles revendications porter en la matière ? L’identification des policiers ?

On est dans un cli­mat de dégrin­go­lade, d’effritements des droits fon­da­men­taux à tout niveau. C’est donc très dif­fi­cile d’être offen­sif en matière de droits. On est dans cette situa­tion où mal­heu­reu­se­ment, on pour­rait déjà être heu­reux si les droits exis­tants étaient res­pec­tés… Comme l’identification des poli­ciers, avec un code clai­re­ment visible, « en toutes cir­cons­tances », déci­dé depuis 2014 mais presque jamais appli­qué dans les manifs.

Que les plaintes soient plus facilement reçues ? Créer des indicateurs officiels ?

Oui, il y a des mesures à prendre pour que les ins­tru­ments de contrôle de la police soient effec­ti­ve­ment indé­pen­dants et performants.

Il faut insis­ter sur l’idée que les auto­ri­tés et la police ont elles-mêmes inté­rêt à ce que les abus soient punis. Car il y a une impu­ni­té de fait pour l’immense majo­ri­té des poli­ciers qui com­mettent des abus sur le ter­rain et y com­pris des vio­lences graves. Le Comi­té P a sor­ti récem­ment un rap­port qui le montre. Il explique même que des poli­ciers iden­ti­fiés comme ayant pas mal de cas­se­roles en termes de vio­lence poli­cière se retrouvent à for­mer d’autres poli­ciers en… mai­trise de la vio­lence. On a donc de bonnes rai­sons d’avoir peur pour la suite.

Il s’agit aus­si d’éviter de tom­ber dans le piège de la tech­no­lo­gie et des gad­gets ven­dus par l’industrie sécu­ri­taire. Sur­tout quand ceux-ci sont pré­sen­tés comme des gages de meilleur res­pect des droits fon­da­men­taux. Les armes à « léta­li­té réduite » par exemple sont des gad­gets qui sont sur­tout avan­ta­geux pour une seule par­tie : les groupes qui les fabriquent et qui les vendent. Toutes les autres par­ties, dont les poli­ciers, sont per­dantes dans cette his­toire. En ce qui concerne les body­cams, les camé­ras embar­quées, sur le corps des poli­ciers et qui filment les choses sous l’angle du poli­cier, pour l’instant, on ne peut dire si ça sera inté­res­sant en termes de droits ou non. Une chose est sûre : ça ne doit jamais deve­nir un pré­texte pour ne pas lais­ser les gens fil­mer eux-mêmes la scène. Il faut donc faire res­pec­ter et rap­pe­ler de manière non équi­voque le droit de fil­mer la police dans des actions où la contrainte pour­rait être utilisée.

Filmer la police, un droit menacé ?

Le 15 octobre 2015, lors des mobilisations contre le traité transatlantique à Bruxelles, une équipe de tournage de ZIN TV est arrêtée et ses images sont détruites par deux policiers. ZIN TV & Attac Bruxelles portent plainte et le 22 février 2019, les deux policiers sont finalement renvoyés en correctionnelle pour vol d’usage et pour avoir effacé illégalement des données vidéo. Il est plus que nécessaire de rappeler qu’il n’existe aucune interdiction générale de photographier ou filmer les actions de la police. Hormis certains cas exceptionnels et limités, des citoyen·nes et journalistes ont le droit de filmer ou photographier des interventions policières, que ce soit pour informer ou pour récolter des preuves du déroulement des évènements. Cette réaffirmation du droit de filmer la police est d’ailleurs au cœur de l’exposition itinérante et collective « Don’t Shoot ! », conçue par ZIN TV, la LDH, le collectif Krasny et Frédéric Moreau de Bellaing. Elle consiste en de nombreuses images, témoignages et réflexions sur la répression de la liberté d’expression. Plus d’info sur www.zintv.org

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