Parler politique sur internet

 Des enfants japonais utilisant un ordinateurCC BY 2.0 Sam Howzit

Dès l’irruption d’internet, le rêve d’une amé­lio­ra­tion de la démo­cra­tie et de la par­ti­ci­pa­tion poli­tique a com­men­cé à poindre. La masse de citoyens, qui s’était éloi­gnée de la poli­tique, allait enfin, grâce à la tech­nique, pou­voir être infor­mée et active grâce au réseau, sor­tir de l’apathie par « l’interactivité » et la baguette magique des nou­veaux outils des TIC. Ce dis­cours mes­sia­nique n’est pas nou­veau. Il revient à chaque fois qu’émergent de nou­veaux outils tech­no­lo­giques. Ain­si, les son­dages d’opinion ou encore la télé­vi­sion ont pu, à un moment de leur his­toire, être per­çus comme ce qui allait mettre en place une « nou­velle façon de faire de la poli­tique », plus proche des citoyens et sau­ver une démo­cra­tie dont on s’aperçoit qu’elle est de longue date jugée « en crise ». Par­mi les qua­li­tés qu’on attri­bue à inter­net, sa capa­ci­té à per­mettre au plus grand nombre de citoyens de débattre de sujet poli­tique. Inter­net per­met-il à ses uti­li­sa­teurs de plus par­ler politique ?

Des usages politiques réduits ?

Si l’on prend sta­tis­ti­que­ment les usages d’internet des Euro­péens, on s’aperçoit qu’ils sont 86% à uti­li­ser la mes­sa­ge­rie (email) et 81% la recherche d’information sur des biens et des ser­vices. Viennent ensuite le diver­tis­se­ment et l’actualité.1

Seule une petite par­tie des usages concerne l’usage d’outils de conver­sa­tion (chat, forum) ou d’édition de pages per­son­nelles (blog).

Et par­mi ces der­niers, seule une minus­cule frac­tion concerne des sujets poli­tiques. Ain­si, dans les forums, les thèmes concer­nant les nou­velles tech­no­lo­gies, la cui­sine ou la méde­cine concentrent l’essentiel tra­fic des consul­ta­tions et dépôt de commentaires.

Par ailleurs, les ani­ma­teurs et usa­gers de ces sup­ports inter­net dédiés à des affaires poli­tiques sont essen­tiel­le­ment des indi­vi­dus qui sont déjà inté­res­sés, inté­grés ou acteurs de la vie poli­tique. Les uti­li­sa­teurs des forums poli­tiques sont des gens qui par­ti­cipent déjà à des débats publics, ceux qui animent ou consultent des blogs poli­tiques sont des gros consom­ma­teurs d’information poli­tique. Le « cyber­ci­toyen actif » n’est donc qu’un « citoyen actif » pos­sé­dant une connexion inter­net et s’en servant.

Inter­net et ses outils ne semblent donc pas remé­dier à ce qu’on nomme la crise du poli­tique qu’on carac­té­rise habi­tuel­le­ment par la dépo­li­ti­sa­tion de la plu­part de la popu­la­tion. Une dépo­li­ti­sa­tion qui serait entraî­né par un fos­sé crois­sant entre élus et citoyens. Et pour cause, on ne peut appor­ter une solu­tion tech­nique à un pro­blème qui ne l’est pas. C’est plu­tôt du côté de l’organisation de la vie col­lec­tive ou encore de la part de par­ti­ci­pa­tion accor­dée aux citoyens par les élus dans la menée des affaires publiques qu’il fau­drait travailler.

La tech­no­lo­gie seule ne peut donc per­mettre à un indi­vi­du un enga­ge­ment qu’on sup­pose blo­qué jusque-là par des fac­teurs rare­ment expli­ci­tés. Comme le sou­ligne Thier­ry Vedel, « L’idée de démo­cra­tie élec­tro­nique repose sur le pos­tu­lat impli­cite qu’une grande par­tie des citoyens est dési­reuse de s’impliquer inten­sé­ment dans la vie poli­tique et que cette impli­ca­tion passe par leur meilleure infor­ma­tion. »2

Or, peu de gens « viennent » à la poli­tique par le biais d’internet. La plu­part y pro­longent en fait pra­tiques et atti­tudes déjà for­mées ailleurs. Le pro­fil type de celui qui fré­quente forums et blogs poli­tiques est d’ailleurs celui d’un homme, urbain, 35 ans, issu des caté­go­ries socio­pro­fes­sion­nelles supé­rieures. Pré­ci­sé­ment celui qui s’intéresse déjà à la poli­tique dans sa consom­ma­tion de quo­ti­diens ou par son action de mili­tance au sein d’une organisation.

Certes, on constate une hausse ful­gu­rante des échanges poli­tiques sur inter­net lors des cam­pagnes élec­to­rales ou les moments de crises sociales. Mais cette hausse ne fait que cor­res­pondre à une aug­men­ta­tion plus glo­bale qui s’incarne dans les ventes de quo­ti­diens, dans l’audience d’émissions poli­tiques à la TV ou encore dans le temps des conver­sa­tions fami­liales consa­cré à ce sujet. Il n’y a pas, dans ce domaine, de spé­ci­fi­ci­té internet.

Cepen­dant, on peut se deman­der si la dépo­li­ti­sa­tion n’est pas iné­luc­table dès lors qu’on défi­nit l’expression en poli­tique de manière très limi­ta­tive et prin­ci­pa­le­ment par la par­ti­ci­pa­tion élec­to­rale ou l’engagement dans des struc­tures poli­tiques ins­ti­tu­tion­na­li­sées. Car le peu de lieux d’expressions poli­tiques et le peu d’individus ten­tés d’aller s’y expri­mer sur inter­net ne signi­fie pas non plus qu’on ne parle jamais poli­ti­que­ment en dehors des sites ou forums consa­crés à cet usage. Tout comme il ne faut pas consi­dé­rer que les seuls moments où l’on dis­cute poli­tique en face-à-face ne se pro­duisent que lors de mee­tings, réunions publiques ou débats organisés.

Des conversations qui surgissent

Qu’est-ce que par­ler poli­tique au juste ? Dif­fi­cile de répondre à cette ques­tion tant se mêlent, sous un même qua­li­fi­ca­tif poly­sé­mique, dif­fé­rents registres de dis­cours (paroles d’élus, de can­di­dats poli­tiques, des­crip­tion de stra­té­gies élec­to­rales, opi­nion sur un choix de socié­té, mise à jour de conflits…). Des dis­cours tra­di­tion­nel­le­ment rat­ta­chés à l’ordre poli­tique peuvent être très pauvres poli­ti­que­ment (par exemple ceux qui parlent de stra­té­gies poli­tiques, de conquête de l’opinion, de méthodes des Rela­tions Publiques), d’autres se disent apo­li­tiques et en sont pour­tant char­gés, tan­dis qu’enfin des dis­cours d’apparence ordi­naire et pro­fane peuvent s’avérer poli­ti­que­ment riches. Ce sont ces der­niers qui nous inté­ressent ici et qu’on peut consta­ter sur inter­net. L’intérêt d’internet par rap­port à la vie quo­ti­dienne, c’est qu’il existe des traces consul­tables de ces moments d’expressions inhabituels.

Bien sou­vent, les conver­sa­tions poli­tiques, dans la vie « réelle », sur­gissent plus qu’elles n’interviennent dans des lieux et temps qui lui sont consa­crés. En famille entre le fro­mage et le des­sert, à la pause café entre col­lègues, au bis­tro avec des voi­sins de table dont on a sur­pris une réflexion sur la socié­té, devant les nou­velles télé­vi­sées, au détour d’une conver­sa­tion pour­tant banale. Elles sont sou­vent plus aigui­sées, plus radi­cales et tran­chées mais aus­si plus expé­ri­men­tales, plus impré­vi­sibles que lors de démons­tra­tions publiques où elles sont mises en scène et orga­ni­sées (par exemple lors d’un débat public).

Sans prendre tota­le­ment par sur­prise, elles ne se déroulent pas for­cé­ment là où on les attend le plus.

Sur inter­net, au sein des moyens de com­men­ter (forum, blogs, com­men­taires), on ne converse poli­ti­que­ment pas non plus néces­sai­re­ment dans des lieux dédiés à cet usage ou sup­po­sés l’être.

Ain­si, il arrive qu’on dis­cute de la pro­blé­ma­tique des OGM sur un forum de cui­sine pour­tant consa­cré à l’échange de recettes, de la pré­ca­ri­té des employés de la FNAC en par­ti­cu­lier et des chaînes de dis­tri­bu­tion en géné­ral sur un site trai­tant des tech­no­lo­gies élec­tro­niques, on rêve de l’école idéale dans les com­men­taires d’un blog intime dont l’auteur racon­tait pour­tant de banals sou­ve­nirs sco­laires, ou encore des élec­tions sur des forums consa­crés à la santé.

On prend posi­tion de manière presque inat­ten­due. On n’était pas venu pour par­ler poli­tique mais on se retrouve à poli­ti­ser la conver­sa­tion qui avait débu­tée de manière ano­dine. Un nœud de ten­sion est levé et met à jour des enjeux, autour des­quels des choix peuvent s’exprimer et s’articuler. Les pré­oc­cu­pa­tions quo­ti­diennes ou per­son­nelles semblent enfin reliées avec des choix collectifs.

On est moins là pour en découdre que pour pro­fi­ter de ce moment de libé­ra­tion de la parole et de cette prise de conscience pré­ci­sé­ment parce qu’on n’était pas venu pour débattre. Certes, rapi­de­ment, les ardeurs sont cal­mées, des rabat-joie sur­viennent et tentent d’imposer à ces débats inopi­nés une fin au nom de la « neu­tra­li­té poli­tique » du lieu de dis­cus­sion (« on n’est pas là pour par­ler poli­tique », « il y a d’autre lieux pour par­ler de ça »).

Redéfinir la parole politique

Usuel­le­ment, la parole poli­tique est rat­ta­chée exclu­si­ve­ment à celle employée par l’homme ou la femme poli­tique et se résume à quelques thèmes de pré­di­lec­tions et notam­ment l’organisation des pou­voirs. Pour­tant, comme le rap­pelle Vanes­sa Moli­na : « La poli­tique concerne davan­tage que les sec­teurs d’activités autour des­quels on est habi­tué de la voir (le par­le­ment, les péti­tions, les mani­fes­ta­tions). Elle est plus large que des thèmes pré­cis (répar­ti­tion de la richesse, coha­bi­ta­tion d’identités cultu­relles dif­fé­rentes, rap­ports entre États), plus large que des per­son­nages-clés (pré­sident, oppo­si­tion, diri­geants de mou­ve­ments sociaux ou même classes sociales) »3. Pour­sui­vant, la cher­cheuse insiste pour une prise en compte du par­ler poli­tique hors du strict champ poli­tique, le par­ler de tous, avec cha­cun ses propres outils et réfé­rences et pou­vant tou­cher tous les domaines de la vie, des lieux et moments tels que le tra­vail, la famille, le temps libre etc. Car tout ce qui concerne des choix à prendre, indi­vi­duels et col­lec­tifs, des réflexions sur sa situa­tion peut se par­ler de manière politique.

On peut dès lors par­tir de l’idée qu’il n’existe pas de conver­sa­tion poli­tique mais plu­tôt des moments poli­tiques dans les conver­sa­tions, des moments de prise de posi­tion et d’antagonismes qui peuvent concer­ner tous les domaines de la vie où existent des rap­ports de force. Si on applique une focale large de la parole poli­tique, proche du « Tout est poli­tique » des années 60, on s’aperçoit que la dépo­li­ti­sa­tion sup­po­sée n’est pas réelle et les expres­sions poli­tiques nom­breuses. Si « par­ler poli­tique » est avant tout une manière de par­ler des choses qui peut inter­ve­nir à tout moment, alors, comme on l’a esquis­sé, la parole poli­tique s’immisce dans de nom­breux lieux de dis­cus­sions du réseau inter­net comme dans de nom­breux moments de dis­cus­sion dans la vie quotidienne.

Politisation clandestine

C’est donc peut-être plus par la mul­ti­pli­ca­tion des situa­tions de com­mu­ni­ca­tion, qui sont autant de pos­si­bi­li­tés pour une conver­sa­tion poli­tique d’éclore, que par la créa­tion d’espaces spé­ci­fiques de dis­cus­sions sur des sujets poli­tiques qu’internet apporte quelque chose aux échanges d’idées politiques.

C’est peut-être sur notre regard qu’il amène le chan­ge­ment le plus impor­tant. Que ce soit sur inter­net comme dans la vie quo­ti­dienne, on ne ren­contre fina­le­ment que rare­ment des indi­vi­dus n’ayant aucun avis sur des situa­tions sociales et ne pre­nant part à aucune des pos­si­bi­li­tés d’un réper­toire large d’actions politiques.

La dépo­li­ti­sa­tion n’est donc pas si pré­gnante qu’elle le semble si l’on prend le temps de s’interroger sur la nature poli­tique des conver­sa­tions ordi­naires et ce, quels que soient l’endroit où elles se déroulent.

  1. Pierre Ber­ret, « Dif­fu­sion et uti­li­sa­tion des Tic en France et en Europe », Culture Chiffres, 2008 – 2.
  2. Thier­ry Vedel, « L’idée de démo­cra­tie élec­tro­nique, ori­gines, visions, ques­tions » in Le désen­chan­te­ment démo­cra­tique, Per­ri­neau Pas­cal (dir). La Tour d’Aigues, Édi­tions de l’Aube, 2003, pp 243 – 266.)
  3. Vanes­sa Moli­na, « Par delà les gou­ver­ne­ments — Par­ler poli­tique dans les quar­tiers popu­laires d’Amérique latine », 2008, texte dis­po­nible ici

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