Entretien avec Pascal Chabot

Chances et dangers de la culture du nombre

Illustration : Alice Bossut

Pas­cal Cha­bot est phi­lo­sophe et ensei­gnant à l’IHECS. Il réflé­chit au rap­port des hommes à la tech­no­lo­gie et au tra­vail, et vient de sor­tir Chat­Bot le Robot, Drame phi­lo­so­phique en 4 ques­tions et 5 actes. Nous lui avons deman­dé ce que lui évo­quait la ques­tion des nombres, de leur pou­voir, et du rap­port entre qua­li­ta­tif et quantitatif.

Est-ce qu’on entre dans une espèce d’idolâtrie du nombre ? Le quantitatif a‑t-il gagné sur la qualitatif ?

Le pas­sage du qua­li­ta­tif au quan­ti­ta­tif est un pas­sage de la sin­gu­la­ri­té à la pré­vi­si­bi­li­té. Ce triomphe du nombre a été regar­dé par une série de pen­seurs du 20e siècle comme la vic­toire d’une abs­trac­tion, d’une culture super­po­sée au réel, qui nous fai­sait perdre de vue ce que Hus­serl appe­lait le « monde de la vie » ou Berg­son la visée de « l’intuition ». La qua­li­té peut effec­ti­ve­ment être le sup­port d’un rap­port pri­vi­lé­gié, d’une rela­tion où l’on s’intéresse à la part incal­cu­lable et intrin­sè­que­ment sin­gu­lière du réel. Entre la quan­ti­té et la qua­li­té, il y a toute la dif­fé­rence, mais aus­si la rela­tion, entre l’âge d’une per­sonne et la jeu­nesse réelle de son esprit.

Il ne faut tou­te­fois pas oublier que le sin­gu­lier peut aus­si être divi­ni­sé. Si l’on connaît actuel­le­ment une ido­lâ­trie du nombre, il faut rap­pe­ler que les régimes pré­cé­dents fonc­tion­naient plu­tôt par ido­lâ­trie de la qua­li­té, ce qui n’est pas for­cé­ment mieux. Ain­si, les argu­ments invo­qués pour légi­ti­mer un pou­voir sym­bo­lique, quel qu’il soit, qui n’a pas à se jus­ti­fier sont des argu­ments par la qua­li­té. Le « Chef » l’est en ver­tu de ses qua­li­tés de « Force » ou d’ « Auto­ri­té », et les majus­cules, ici, tra­hissent la part par­fois irra­tion­nelle des régimes qua­li­ta­tifs. Par ailleurs, les contes­ta­tions démo­cra­tiques de ce pou­voir, sont quant à eux des argu­ments que l’on appelle ad quan­ti­ta­tem, par la quan­ti­té, ou ad nume­rum, par le nombre : c’est la voix du plus grand nombre qui prime. La démo­cra­tie est donc aus­si une quan­ti­cra­tie, et tout triomphe du nombre est aus­si un triomphe de la démo­cra­tie. Les choses sont donc très para­doxales et il faut, me semble-t-il, le gar­der en tête, sous peine de tom­ber dans une sorte de roman­tisme de la qualité.

Qu’est-ce que l’on fait de la part d’incalculable dans notre société marquée par une culture du nombre ?

Le pro­blème est que toute culture du nombre sup­pose un com­pa­ra­tisme. Si l’on chiffre, c’est pour com­pa­rer, pour ordon­ner, par­fois pour noter ou cal­cu­ler des moyennes et, plus géné­ra­le­ment pour ins­crire un évè­ne­ment dans un ensemble d’autres évè­ne­ments. Le dan­ger réside donc plus dans le com­pa­ra­tisme uni­ver­sel que le nombre en lui-même. On est actuel­le­ment dans une socié­té de la com­pa­rai­son géné­rale. Et toute com­pa­rai­son sup­pose que l’on s’accorde sur ce que l’on com­pare et donc que l’on réduise les phé­no­mènes à leur part chif­frable. On cal­cule le nombre d’amis, de « likes », l’audience d’une émis­sion, les per­for­mances d’une entre­prise, le poids d’un indi­vi­du, son quo­tient intel­lec­tuel et le nombre de calo­ries dont il a besoin. Mais quid de ce qui fait la saveur et la réa­li­té du rap­port au monde ? Si la culture du nombre peut être vio­lente, c’est parce qu’elle fait oublier tout ce qu’on ne peut pas chif­frer. Il y a aus­si là un enjeu poli­tique, comme on le voit dans la culture de l’évaluation au tra­vail. On peut, sur base de toute une série de para­mètres, éva­luer des tra­vailleurs en assi­gnant une note à cha­cune de leurs actions. Mais qui aura défi­nit l’échelle, les aspects à prendre en compte et ceux qui ne sont pas per­ti­nents ? Ce peut être violent car tout l’aspect plus sub­til du rap­port au monde, au tra­vail, et à tout ce que, humai­ne­ment, on y inves­tit, n’est pas for­cé­ment vu par les chiffres.

Le robot, le supercalculateur participe à cette prégnance du nombre dans nos vies. Dans votre livre ChatBot le Robot, vous faites le récit d’un robot à qui on apprend la philosophie et qui passe un examen pour valider ses qualités de philosophe devant un jury d’humains. Comment vous est venue cette idée ?

Cela fai­sait long­temps que j’avais envie d’écrire sur la ques­tion de l’intelligence arti­fi­cielle. Je me suis dit que la meilleure façon de le faire était d’être le plus para­doxal pos­sible et d’organiser la ren­contre entre deux réa­li­tés dia­mé­tra­le­ment oppo­sées : l’intelligence arti­fi­cielle et l’intuition phi­lo­so­phique. Ce que per­met la fic­tion. En créant un être, le Chat­Bot, qui réuni­rait ces deux points de vue, il deve­nait pos­sible de poser la ques­tion réflexi­ve­ment, et d’échapper au fan­tasme typique énon­cé comme « j’ai peur de l’intelligence arti­fi­cielle ». Car l’existence de nou­velles intel­li­gences va obli­ger la phi­lo­so­phie à se redé­fi­nir et à cher­cher à nouer de nou­velles rela­tions avec la machine, moins pho­biques, moins uti­li­ta­ristes, mais plus « tech­no­po­li­tiques », pour employer un néologisme.

Chatbot finit par choisir de se mettre au service de la philosophie qui n’a pas de valeur utilitaire. Mais dans nos sociétés, est-ce que ces intelligences artificielles ne sont pas développés avant tout par et pour le secteur financier ?

Tout à fait. C’est à cela que beau­coup d’intelligences arti­fi­cielles per­fec­tion­nées servent : elles sont déve­lop­pées pour les mar­chés et le tra­ding à haute fré­quence. La vitesse de cal­cul ou la tech­no­lo­gie de trans­mis­sion d’informations par fibres optiques a été moti­vée par la néces­si­té d’être le pre­mier à conclure une opé­ra­tion finan­cière sur un mar­ché. Les robots sont de tous nou­veaux acteurs qui changent les règles et rendent obso­lètes les pra­tiques humaines. Ils faussent tout, d’un cer­tain point de vue. Dans Chat­Bot, je fais une pro­po­si­tion : comme il y a des joueurs com­pul­sifs qui doivent être inter­dits de casi­no, les super­cal­cu­la­teurs devraient être inter­dits de mar­chés. Ce ne sont pas des simples aides au pla­ce­ment ou au tra­ding, mais bel et bien des tra­ders non-humains, qui ont leur marge de déci­sion. On doit donc édic­ter des règles qui ne sont pas les mêmes que pour les humains. Et c’est peut-être ce que la fic­tion, en se ser­vant du para­doxe, per­met d’exprimer.

Dans Chatbot est-ce qu’il y a aussi l’idée de la place que prennent les technologies. Vous parlez d’une certaine déification comme on parlait d’une certaine idolâtrie du nombre ? Est-ce qu’on n’idolâtre pas non plus les machines et l’intelligence artificielle ?

Com­plè­te­ment, on les fan­tasme, on les ido­lâtre, on leur délègue beau­coup trop de nos dési­rs, on les rend garante de cer­taines de nos croyances. Le pro­ces­sus de délé­ga­tion aux machines de nos dési­rs, de nos manières de tra­vailler est abso­lu­ment ver­ti­gi­neux. Je pense qu’on est dans une phase de très grande accé­lé­ra­tion. On le voit en méde­cine avec des résul­tats superbes qui sont des résul­tats qui sont per­mis par les tech­nos­ciences — je pense à des opé­ra­tions du genou a ou du cer­veau assis­tées par ordi­na­teur ou effec­tuées par des robots qui ont une finesse d’action qu’un chi­rur­gien n’aurait pas. C’est cer­tain que c’est assez pro­di­gieux et que c’est le début avec tou­jours ce grand risque, cette grande peur, que de voir d’autres domaines encore colo­ni­sés par des intel­li­gences artificielles.

Mais ce n’est pas de cela dont j’ai peur. Ce dont j’ai peur, ce sont les pou­voirs que servent ces intel­li­gences arti­fi­cielles. C’est vrai­ment cela la ques­tion. En tant que telle, je trouve que l’œuvre humaine visant à créer une sorte de répli­ca­tion de l’intelligence est pro­di­gieuse et fait par­tie d’un très bon but cultu­rel. Et d’ailleurs on a tou­jours vou­lu s’imiter soi-même. Main­te­nant quels sont les pou­voirs ? Quels sont les pou­voirs — sur­tout éco­no­miques- qui sont der­rière ces intel­li­gences arti­fi­cielles ? Qu’est-ce qu’une robo­cra­tie dans le monde du tra­vail ? Les vraies ques­tions sont là.

Quelle question pose la robocratie ?

C’est la ques­tion de l’emploi : c’est-à-dire l’obligation de redé­fi­nir la valeur tra­vail et de redé­fi­nir ce qu’est le tra­vail véri­ta­ble­ment. En dehors de cela, je trouve beau­coup de robots tout à fait sym­pa­thiques. Mais quand les tra­vailleurs perdent leur emploi à cause d’un pro­grès tech­nos­cien­ti­fique, qu’ils doivent culpa­bi­li­ser de perdre leur emploi dans une socié­té qui fait du chô­mage la pire des hontes, et qu’on ne réin­vente pas le tra­vail, alors on est devant un vrai problème.

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