Pascal Chabot

La philosophie dans la vie

Pas­cal Cha­bot est phi­lo­sophe. Son der­nier livre, Les sept stades de la phi­lo­so­phie est lumi­neux. Un livre que cha­cun peut s’approprier dans sa réflexion per­son­nelle et son enga­ge­ment de citoyen bien éloi­gné des aus­tères trai­tés de phi­lo­so­phie, réser­vés aux spé­cia­listes. Il montre avec émo­tion et convic­tion que la phi­lo­so­phie est un acte simple, immer­gé dans notre vie, loin des abs­trac­tions théo­riques et des débats académiques.

Henri Bergson, que vous citez souvent, écrivait : « Philosopher est un acte simple. Plus nous nous pénétrerons de cette vérité, plus nous inclinerons à faire sortir la philosophie de l’école et à la rapprocher de la vie ». En quoi la philosophie peut-elle nous aider à mieux vivre ?

Une tra­di­tion assez répan­due en phi­lo­so­phie vou­drait que cette dis­ci­pline soit inutile, car ce serait pour elle déchoir que d’avoir une uti­li­té. Je prends le contre-pied de cette thèse, car dans ma vie la phi­lo­so­phie s’est révé­lée néces­saire, et même indis­pen­sable. C’est pour­quoi j’ai vou­lu, dans ce livre, explo­rer les liens entre la vie et la théo­rie, ce qui mène en effet à rap­pro­cher la phi­lo­so­phie de la vie, comme le dit Berg­son. Si la phi­lo­so­phie peut nous aider à mieux vivre, c’est d’abord parce qu’elle inter­roge ce que serait une bonne vie. Mais elle n’en reste pas à l’interrogation. À mon sens, elle opère, elle a des fonc­tions qu’elle applique à une ques­tion : élu­ci­der, libé­rer, se connaître, trans­mettre, pros­pec­ter, trans­for­mer et réjouir. Être phi­lo­sophe, c’est pen­ser que ces opé­ra­tions intel­lec­tuelles per­mettent de mieux vivre.

Michel Serres écrit que « Philosopher, c’est anticiper la civilisation à venir ». J’ai beaucoup aimé le stade « Prospecter » et l’exemple d’Emmanuel Kant sur son projet de paix perpétuelle ou de devoir d’hospitalité. La philosophie peut-elle modestement nous éclairer sur les chemins des alternatives à la pesanteur du présent ?

Il me semble, oui. Et vous avez rai­son d’utiliser l’adverbe « modes­te­ment », tant il est vrai que c’est sou­vent sans aucune modes­tie, mais avec la convic­tion de déte­nir une véri­té incon­tes­table, que la phi­lo­so­phie a pro­duit des uto­pies et des mondes pos­sibles. L’acte phi­lo­so­phique de pros­pec­ter n’est pas une ten­ta­tive neutre de connaître les grandes lignes du futur, si tant est que cela soit pos­sible. Il me paraît au contraire un acte très enga­gé, dans lequel le phi­lo­sophe exprime sa « pré­fé­rence ». Toute uto­pie est nour­rie par un désir, lequel indique ce que le phi­lo­sophe pré­fère pour lui et pour les autres. Nous avons besoin d’utopie, d’imaginer des pos­sibles. Aujourd’hui, les nou­velles uto­pies sont celles qui cherchent à réin­ven­ter notre lien avec la nature et avec la technique.

Vous écrivez que la philosophie peut transformer le plomb de l’existence en or du sens. Cette métamorphose de soi, dont parlent aussi Pierre Hadot ou Christian Arnsperger, et qui me paraît essentielle, peut-elle conduire à une véritable transformation sociale et culturelle ?

Trans­for­mer le plomb de l’existence en or du sens est en effet une méta­phore pour expri­mer la trans­for­ma­tion de soi par soi que cherche le phi­lo­sophe. Par ses ques­tions, le phi­lo­sophe se met sou­vent dans la posi­tion de devoir for­mu­ler ce qu’il en est, pour lui, du sens de son exis­tence. Il me semble que sa réponse, si elle est sin­cère, ne peut qu’avoir un impact sur sa manière de vivre, laquelle a peut-être même dic­té cette réponse. Entre vie et théo­rie, les inter­ac­tions sont constantes. Mais peut-on de là infé­rer que cette méta­mor­phose de soi condui­ra à une trans­for­ma­tion sociale et cultu­relle ? C’est une ques­tion dif­fi­cile… Et d’abord, il faut dis­tin­guer les cas. Si pour un phi­lo­sophe, la vie est absurde, il est peut-être pré­fé­rable que sa réponse reste une véri­té pri­vée, sans impact social ou cultu­rel… Dans d’autres cas, il serait sou­hai­table que l’impact soit impor­tant. Mais on ne peut pré­voir cet effet. La phi­lo­so­phie s’exerce sous le signe de la trans­mis­sion, laquelle n’est pas une contrainte mais un passage.

Les impasses, écologiques, économiques, sociales, culturelles, s’accumulent. Certains nous prédisent la catastrophe. D’autres le salut par les techno-sciences. Peut-on penser un monde post-industriel, post-occidental et post-matérialiste ?

Au sens strict, non. Je n’imagine pas un humain sans indus­trie, puisque faire des outils est une de ses pre­mières noblesses et qu’il y a 7 mil­liards de bouches à nour­rir, ni sans Occi­dent, car alors il per­drait aus­si l’Orient, ni sans matière, car ce serait sa fin… Il faut d’abord prendre acte du réel, de ses lois, de ce qu’il impose… Mais par contre, ce que l’on peut ten­ter de chan­ger, c’est notre rela­tion au réel. Et là, comme vous le dites, le tra­vail est immense. J’ai l’impression que nous devons apprendre à sor­tir de l’âge des extrêmes, qui a carac­té­ri­sé le 20e siècle, et à médi­ter la ques­tion de l’équilibre. Le monde est deve­nu tel­le­ment com­plexe qu’aucune solu­tion extrême ou fré­né­tique ne me paraît salu­taire, sans comp­ter le fait que les extré­mismes sont alié­nants et asser­vis­sants. Mais se deman­der ce que serait aujourd’hui un équi­libre, voi­là une piste qui me tente intel­lec­tuel­le­ment. Le « post- » dont vous par­lez pas­se­ra néces­sai­re­ment par un rééqui­li­brage, tant il est vrai que notre rela­tion à la nature ou à l’économie est aujourd’hui dés­équi­li­brée et instable. Mais l’humain est capable de nouveauté…

Pascal Chabot
Les sept stades de la philosophie
PUF, 2011
www.chabot.be

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