Patrice Meyer-Bisch

« Le droit à la beauté pour tous ! »

Patrice Meyer-Bisch est le coor­di­na­teur de l’Institut inter­dis­ci­pli­naire d’éthique et des droits de l’homme, et de la chaire UNESCO des droits de l’homme et de la démo­cra­tie de l’Université de Fri­bourg. Ce phi­lo­sophe suisse est l’un des plus ardents défen­seurs de la notion poli­tique de droits cultu­rels sur laquelle il revient dans cet entre­tien et aus­si l’un des ini­tia­teurs de la Décla­ra­tion de Fribourg.

La notion de droits culturels est une notion qui parait un peu floue, est-ce que vous pouvez nous l’expliquer un peu plus ?

C’est tout ce qui touche à l’identité et à l’accès aux res­sources cultu­relles. On peut défi­nir ça comme les droits de cha­cun d’accéder aux res­sources cultu­relles néces­saires pour vivre son pro­ces­sus d’identification tout au long de la vie. Droit d’accès donc et en même temps, un droit de par­ti­ci­per à des acti­vi­tés cultu­relles. C’est le droit d’avoir du savoir. Parce que la culture, c’est toute la cir­cu­la­tion des savoirs dans la socié­té. Vous avez ça dans le droit à l’éducation qui est en quelque sorte le pre­mier droit cultu­rel. Dans la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’homme, c’est le « droit à par­ti­ci­per à la vie cultu­relle ». Et ensuite, on déploie cela dans toute une série de droits qui sont repris dans la Décla­ra­tion de Fri­bourg.

Pouvez-vous nous citer des exemples dans le quotidien où l’on pourrait rencontrer ces droits culturels ?

On peut citer le droit à la mémoire. On a par exemple, une assis­tante sociale qui s’occupait d’un groupe d’adolescents dans la région lyon­naise dont les parents venaient du Maroc ou d’Algérie mais aucun de ces ado­les­cents ne connais­sait l’histoire de ses parents. Il y avait un tabou des­sus. Ils vivaient avec un énorme trou de mémoire à par­tir duquel ils ne pou­vaient pas construire leur iden­ti­té. Ils étaient dès lors la cible de tous les gens qui ont des iden­ti­tés prêts-à-por­ter. Des fon­da­men­ta­listes de toutes sortes, pas seule­ment religieux.

Il y a éga­le­ment le droit lin­guis­tique. Le fait de par­ler la ou les langues de son choix, voir ces langues recon­nues. Ça ne veut pas dire qu’on peut en public uti­li­ser toutes les langues qu’on veut mais qu’on a le droit de par­ler avec sa famille, dans son quar­tier et d’avoir une édu­ca­tion dans sa langue. Même chose au niveau de la liber­té reli­gieuse. Et c’est évi­dem­ment toute la ques­tion de la liber­té artis­tique. Pour faire plus simple : c’est le droit à la beau­té ! On a tous besoin de vivre, d’expérimenter de l’admiration. Sinon on ne peut pas se déve­lop­per. Et c’est cette admi­ra­tion qui fait vrai­ment gran­dir la liber­té d’esprit et qui donne toutes les libertés.

Les droits cultu­rels ne viennent pas s’ajouter en der­nier, après les autres droits mais sont bel et bien à la base de tous les autres droits. C’est donc le contraire de ce qu’on pense habi­tuel­le­ment, que la culture est ce qui vient après, une fois qu’on a un loge­ment, à man­ger, du tra­vail, et après tant mieux si on a encore de l’argent pour aller au ciné­ma ou au théâtre. La réa­li­té du cultu­rel est beau­coup plus fon­da­men­tale. Pre­nez les gens qui ne font jamais l’expérience des repas de famille. Il n’y pas la culture d’une ali­men­ta­tion saine et d’un par­tage de l’amitié et de la vie sociale et aus­si du res­pect pour ce qu’on mange, du lien entre son corps et ce qu’on mange, de l’animal, du végé­tal, c’est aus­si un savoir extrê­me­ment impor­tant pour la vie. Le cultu­rel, c’est la cir­cu­la­tion des savoirs dans tous les domaines de la vie, tout ce qui donne du sens. La défi­ni­tion qu’on trouve dans la Décla­ra­tion de l’UNESCO dans la décla­ra­tion de 2001 : une acti­vi­té cultu­relle est une acti­vi­té por­teuse d’identité, de valeur et de sens.

Pourquoi selon vous, cette dernière décennie, cette notion fait l’objet de beaucoup d’attention ? Est-ce que cela répond à une menace née dans la mondialisation ?

Dans les années 70, on avait une atten­tion pour le droit cultu­rel des mino­ri­tés exclu­si­ve­ment et on pen­sait que pour la majo­ri­té c’était la culture natio­nale. Et on avait une céci­té com­plète sur la pau­vre­té. Parce que quand les gens sont très pauvres, de fait, ils n’ont pas accès à la vie cultu­relle. Les choses ont chan­gé autour de 2001 avec les débats sur l’exception cultu­relle et l’adoption de la Décla­ra­tion de l’UNESCO sur la diver­si­té cultu­relle. À par­tir de là, il y a un ren­ver­se­ment de pers­pec­tive. Cette diver­si­té cultu­relle aupa­ra­vant consi­dé­rée comme un obs­tacle (au pro­grès, au mar­ché, aux droits de l’Homme…) devient patri­moine com­mun de l’humanité, devient une res­source qu’on va cher­cher. C’est l’aspect macro­po­li­tique. Mais il y a aus­si une dimen­sion moins écla­tante, au niveau des Droits de l’homme, on conçoit bien que pour faire les guerres, on est obli­gé de vio­ler toute une série de droits cultu­rels et de laver les cer­veaux des sol­dats pour qu’ils acceptent de tuer. Et même chose pour la pau­vre­té, on s’aperçoit petit à petit que les dimen­sions cultu­relles sont cen­trales à la pau­vre­té. On le savait déjà pour l’éducation, ce qui ne veut pas dire pour autant que l’on prenne cela assez au sérieux. On dit dans des pays où le droit à l’éducation est très peu res­pec­té, qu’on n’a pas d’écoles parce qu’on est très pauvre alors qu’en réa­li­té on reste pauvre parce qu’on ne fait pas d’écoles. On a por­té à par­tir de 2005 l’idée d’un 4e pilier du déve­lop­pe­ment après l’écologique, l’économique et le social : le pilier cultu­rel. Main­te­nant, petit à petit, on déve­loppe l’idée que ce n’est pas le 4e pilier mais bien la base du déve­lop­pe­ment. Rien que parce que les gens doivent avoir la liber­té de choi­sir le déve­lop­pe­ment qu’ils veulent. Ce n’est pas sim­ple­ment parce qu’on a un meilleur PIB qu’on est plus déve­lop­pé. Ce sont ces dif­fé­rents fac­teurs qui inter­viennent et qui font que pro­gres­si­ve­ment ces droits cultu­rels viennent sur le devant de la scène. Et c’est une vraie révo­lu­tion même si nous n’en sommes qu’aux balbutiements.

Qu’est-ce qui empêche cette mise en avant du culturel ?

C’est parce que c’est trop effi­cace ! Ça exige beau­coup plus de démo­cra­tie aus­si. Si on prend le droit à l’alimentation, au loge­ment : fina­le­ment, on a l’impression que l’État doit faire des efforts pour four­nir plus de loge­ments, la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale doit faire des efforts contre la mal­nu­tri­tion. On rai­sonne en terme de besoins. Avec les droits de l’Homme, on n’est pas au niveau des besoins. Par une approche fon­dée sur les besoins, on comble un manque. Dans les approches fon­dées sur le droit, on déve­loppe une capa­ci­té. La dimen­sion cultu­relle, c’est la capa­ci­té fon­da­men­tale. Si vous pre­nez l’exemple de l’alimentation, les popu­la­tions qui ont faim, ça ne suf­fit pas de leur envoyer du blé, il faut leur appor­ter des outils, mais aus­si du savoir : une bonne gou­ver­nance, une bonne agri­cul­ture, une bonne culture de son envi­ron­ne­ment. Ça veut donc dire qu’on va faire confiance dans la liber­té des personnes.

C’est cet aspect qui serait révolutionnaire…

Oui, ça implique qu’on ait une approche beau­coup plus démo­cra­tique. Au niveau de la vie cultu­relle au sens plus étroit, ce n’est pas l’État qui peut garan­tir la vie cultu­relle à sa popu­la­tion. C’est sa popu­la­tion qui doit déve­lop­per sa propre vie cultu­relle même si elle a besoin des acteurs publics. Mais la res­pon­sa­bi­li­té est d’abord dans les mains des per­sonnes et de tous les acteurs cultu­rels de la société.

C’est une manière de dépasser l’opposition État/Marché ?

Les per­sonnes ont cha­cune trois cas­quettes. On est des asso­ciés : on par­ti­cipe à la vie civile et on peut faire par­tie d’une asso­cia­tion par exemple. On est aus­si dans le mar­ché : on achète, on peut ache­ter des disques, des places de théâtre, des livres. Et puis on est aus­si citoyen. Donc ce n’est pas l’État ou le Mar­ché mais ce sont les per­sonnes qui sont aux centres et qui ont trois res­pon­sa­bi­li­tés : asso­cia­tive, citoyenne et éco­no­mique. On est dans une approche basée sur des Droits de l’homme qui met vrai­ment les per­sonnes au centre.

On évoquait les langues ou l’expression religieuse, est-ce qu’il y a des bornes à cette liberté culturelle ? Notamment afin d’éviter qu’elle favorise l’éclosion d’une multiplicité de chapelles qui ne communiquent pas ensemble.

Bien sûr que toutes les liber­tés sont dan­ge­reuses. Alors, on peut soit les réduire, soit au contraire, déve­lop­per leur res­pon­sa­bi­li­té. Les réduire, ça veut dire qu’on va les limi­ter et qu’on va avoir une concep­tion agres­sive de la laï­ci­té par exemple. Ou au contraire avoir une concep­tion plus ouverte en pen­sant que quelqu’un qui a une concep­tion faible de sa reli­gion, au sens de peu­reuse, de pas assez ins­truite, va être très vite into­lé­rant. Si au contraire, quelqu’un a une concep­tion suf­fi­sam­ment pro­fonde, ins­truite de sa reli­gion, il sait très bien que musul­mans et chré­tiens ont le même dieu, ce qui peut créer une cer­taine fra­ter­ni­té. C’est par la pro­fon­deur des réfé­rences cultu­relles qu’on vit l’hospitalité mutuelle, parce que toute réfé­rence cultu­relle, c’est un lieu de ren­contre : c’est vrai d’une reli­gion, un cou­rant lit­té­raire, un genre musi­cal, une science… Les liber­tés cultu­relles sont les plus dan­ge­reuses car non seule­ment on a le droit de s’exprimer mais en plus on a le droit de chan­ger les codes d’expression. Mais d’un autre côté, une liber­té cultu­relle doit être une liber­té ins­truite. Ins­truite de ses res­pon­sa­bi­li­tés. Le déve­lop­pe­ment, c’est faire beau­coup plus confiance aux per­sonnes en leur disant « oui, vous pou­vez être libres mais en même temps res­pon­sables ». C’est ce qu’on apprend aux enfants à l’école : vous allez à l’école pour deve­nir plus libres mais en même temps il faut faire ses devoirs, vous com­pre­nez que la liber­té a un prix. Ce n’est pas exac­te­ment une limite à la liber­té au sens du « ma liber­té s’arrête là où com­mence celle des autres » qui est une devise un peu bour­geoise, nous on dit l’inverse : « ma liber­té com­mence là où com­mence celle des autres » Quand l’enfant doit apprendre à se taire pour écou­ter les autres, ce n’est pas seule­ment pour limi­ter son temps de parole mais c’est aus­si pour écou­ter ce que dit l’autre, ou l’instit, et deve­nir plus intel­li­gent. Ta liber­té va être aug­men­tée par celle de l’autre.

C’est dialectique ?

Exac­te­ment. Et c’est ça la base même de la démo­cra­tie. Nos liber­tés s’appuient les unes sur les autres. Plus nous sommes culti­vés dans ce sens-là, c’est-à-dire que nos liber­tés sont plus ins­truites, sont plus intel­li­gentes, alors, plus elles sont res­pon­sables. Vous avez donc deux dimen­sions : les droits cultu­rels pro­pre­ment dits et la dimen­sion cultu­relle de tous les autres droits de l’homme. La dimen­sion cultu­relle du droit à l’alimentation, du droit au tra­vail, du droit au loge­ment mais aus­si de la liber­té d’expression. Si vous avez la liber­té d’expression mais que vous ne savez pas maî­tri­ser une langue, tenir un pin­ceau ou un ins­tru­ment de musique, votre liber­té d’expression ne veut pas dire grand-chose. C’est bien le cultu­rel qui va vous don­ner la matière, la capa­ci­té de vous expri­mer. Si chaque droit de l’homme est une capa­ci­té (de se nour­rir, de tra­vailler, de se loger, etc.), les droits cultu­rels ce sont des capa­ci­tés de capa­ci­tés, des connais­sances néces­saires pour savoir exer­cer ses autres droits.

C’est révo­lu­tion­naire parce que si vous êtes en face de gens qui sont pauvres, la réac­tion habi­tuelle c’est de dire, ils sont pares­seux, irres­pon­sables ou ils ne connaissent rien, on va leur appor­ter quelque chose. Tan­dis que dans cette approche, quelqu’un de pauvre, c’est quelqu’un dont les capa­ci­tés sont humi­liées, mécon­nues. On va d’abord essayer d’aller les recueillir et les restaurer.

De cette restauration de capacité peut déboucher une sortie de la pauvreté ?

Oui, même si ce n’est pas for­cé­ment l’idée de richesse qu’on obtien­drait. C’est à cette per­sonne-là de choi­sir quel type de déve­lop­pe­ment elle sou­haite. On va cher­cher à l’intime du sujet. Les droits cultu­rels c’est la digni­té à l’intime du sujet. Mais c’est en même temps dans ses rela­tions sociales ‑parce que vous choi­sis­sez vos amis, etc. C’est à la fois intime et social, c’est comme ça que la socié­té se construit.

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