Penser ailleurs

Par Jean Cornil

Photo : CC BY 2.0 par Jon Diez

À lire les com­men­taires média­tiques des temps pré­sents, la poli­tique moderne se serait éman­ci­pée de la tra­di­tion reli­gieuse et des dogmes trans­cen­dants. Les que­relles du sacré et du pro­fane appar­tien­draient désor­mais à notre pas­sé. La sécu­la­ri­sa­tion ayant réa­li­sé son œuvre his­to­rique, il convien­drait, comme nous le rap­pelle sans cesse l’actualité, de bien défendre les fron­tières de la laï­ci­té et de lut­ter pied à pied contre tout empiè­te­ment spi­ri­tuel au sein de l’espace public. Les balises du débat, en évo­lu­tion constante, sont bien connues et ali­mentent sou­vent la rai­son pri­maire du poli­tique, en termes de com­mu­nau­té, d’identité, d’appartenance ou de nation.

Ce qui est par compte rare­ment évo­qué, c’est l’arrière-fond théo­lo­gique de l’imaginaire poli­tique moderne. À la dif­fé­rence de la hié­rar­chie de la Grèce antique, il y a une paren­té de signi­fi­ca­tion entre la doc­trine chré­tienne et nos concep­tions du poli­tique. L’éthique com­mu­nau­taire chré­tienne a pro­fon­dé­ment impré­gné notre rap­port au pou­voir, à la légi­ti­mi­té, à la hié­rar­chie, à l’autorité. Toutes nos approches modernes de la démo­cra­tie, de l’anarchisme ou du com­mu­nisme, de Rous­seau à Marx, sont bai­gnées par les valeurs de liber­té, d’égalité, de fra­ter­ni­té, de paix uni­ver­selle ou de l’autonomie de la conscience cri­tique. De Jean-Marc Fer­ry à Michel Onfray, les démons­tra­tions comme les dénon­cia­tions ne se comptent plus. Des notions de sou­ve­rai­ne­té et de repré­sen­ta­tion aux exi­gences d’unité et d’autonomie, la pré­gnance du mes­sage divin sur notre orga­ni­sa­tion poli­tique confirme le prin­cipe selon lequel le monde sécu­la­ri­sé d’aujourd’hui est la tra­di­tion pro­fane du monde reli­gieux d’hier.

Affi­nons le trait à pro­pos de la crise éco­no­mique actuelle. S’appuyant sur les fameuses thèses de Max Weber sur l’éthique pro­tes­tante et l’esprit du capi­ta­lisme, Mona Chol­let remonte aux sources morales de l’austérité, très en vogue dans l’espace euro­péen. Car, sous le cou­vert de la ratio­na­li­té éco­no­mique, c’est en fait un sub­strat cultu­rel et reli­gieux qui déter­mine les choix posés. La rigueur fleure bon l’influence de l’ascèse cal­vi­niste et le péché de paresse tant hon­ni par Luther innerve nos plans d’accompagnement des chô­meurs ou l’allongement de l’âge de la retraite. Dans l’optique puri­taine, prendre du bon temps, se repo­ser ou pro­fi­ter de la vie devient mora­le­ment condam­nable. On ne peut plus « souf­fler » sans mau­vaise conscience. Après la laï­ci­sa­tion des États, la tâche sera à la démo­no­théi­sa­tion des esprits. L’obstination de la rigueur flir­te­rait-elle avec les ver­tus de la mor­ti­fi­ca­tion ? La cer­ti­tude éthique expli­que­rait bien plus le choix des mesures que l’apparente rai­son économique.

Wal­ter Ben­ja­min écrit que « le capi­ta­lisme est pro­ba­ble­ment le pre­mier culte qui n’est pas expia­toire mais culpa­bi­li­sant ». Pre­nez la dette. De sa limi­ta­tion à la règle d’or, elle aspire tout le débat poli­tique. Car, comme le raconte Alexandre Lacroix, « la dette est la struc­ture morale et méta­phy­sique pre­mière de notre culture ». Elle implique une vision linéaire de l’histoire qui va en s’améliorant. « La concep­tion judéo-chré­tienne du temps est en quelque sorte la condi­tion men­tale d’une action éco­no­mique pariant sur la crois­sance » écrit-il.

Aujourd’hui plus de Jésus venu rache­ter les dettes des hommes envers Dieu lors du péché ori­gi­nel. Mais des États qui sauvent avec l’argent public les conduites impré­voyantes. Plus de Bible ou de Pro­vi­dence qui garan­tissent les pro­messes célestes mais une Banque cen­trale qui assu­re­ra l’avenir des hommes et des gou­ver­ne­ments pour autant qu’ils expient dans la souf­france et la culpa­bi­li­té les forces pro­mé­théennes qui les ont conduits à croire qu’ils pou­vaient sans cesse se dépas­ser. Il s’agit bien de com­men­cer à pen­ser ailleurs.