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« Le plurilinguisme est une caractéristique de l’humanité »

Philippe Blanchet

llustration : Matilde Gony

Face aux hégé­mo­nies ou aux ten­ta­tions mono­lingues, le socio­lin­guiste Phi­lippe Blan­chet pointe la néces­si­té de défendre et déve­lop­per le plu­ri­lin­guisme, l’idée qu’il faut accep­ter comme nor­mal le fait de par­ler plu­sieurs langues, et pas seule­ment les langues de pres­tige comme l’anglais ou le fran­çais, toutes deux for­te­ment hégé­mo­niques. Cet entre­tien est aus­si l’occasion d’examiner notre rap­port à l’anglais, son rôle et ses usages sociaux et les moyens d’atteindre une véri­table diver­si­té linguistique.

La langue anglaise semble s’être immiscée dans de nombreux aspects de nos vies de francophones (au travail, en voyage, dans les médias, dans l’argot, etc.). Le français se fait-il grignoter par l’anglais ? Le français est-il en crise ou est-ce alarmiste de prétendre ça ?

Même si son pres­tige et sa dif­fu­sion sont moindres que celle de l’anglais, il ne faut quand même pas oublier que le fran­çais c’est la deuxième langue la plus répan­due au monde après l’anglais. Le fran­çais reste donc une langue de grande dif­fu­sion et de grand pres­tige. Il pos­sède une posi­tion très enviable par rap­port aux mil­liers d’autres langues du monde. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter d’une inca­pa­ci­té à évo­luer et à créer tous les mots dont on a besoin.

Par contre, depuis la fin de la Seconde Guerre mon­diale, l’anglais est deve­nu la pre­mière langue inter­na­tio­nale à la place du fran­çais qui l’était jusqu’alors. C’est notam­ment dû à la supré­ma­tie à la fois poli­tique, éco­no­mique et stra­té­gique des États unis après-guerre, mais aus­si aux renou­vel­le­ments sociaux et cultu­rels qui sont arri­vés par le monde anglo-saxon et qui ont por­té et appor­té la langue anglaise avec eux (par exemple la musique pop-rock venue d’Angleterre et des États-Unis, for­te­ment dif­fu­sée et appré­ciée en Europe dans les années 60). Tout cela a eu pour effet de don­ner à la langue anglaise un pres­tige sym­bo­lique qui a fait qu’en quelques décen­nies, l’anglais a été consi­dé­ré comme la langue inter­na­tio­nale (voire comme la seule langue inter­na­tio­nale) puis comme la langue du monde moderne et de l’innovation.

Beau­coup de gens se sont alors mis à apprendre l’anglais et à l’utiliser ̶ y com­pris dans des situa­tions où ils n’auraient pas été obli­gés de le faire. Mais ça a aus­si entrai­né la mode d’emprunter des termes anglais, parce que ça fait plus chic, plus moderne, plus neuf, plus bran­ché qu’un mot fran­çais, ita­lien ou autre. C’est pour­quoi on ren­contre à pré­sent ces usages très fré­quents à la fois de l’anglais dans cer­tains domaines et de mots anglais dans énor­mé­ment de domaines de la vie quotidienne.

Avec comme vous le savez des dif­fé­rences sui­vant les pays : en France on en uti­lise beau­coup, le fran­çais de Bel­gique encore plus tan­dis qu’il y en a très peu en fran­çais du Cana­da, notam­ment au Qué­bec où ils pra­tiquent une chasse assez sévère aux angli­cismes pour des rai­sons contex­tuelles, étant un ilot fran­co­phone dans un uni­vers anglophone.

L’anglais et son impérialisme supposé est une vieille question dans les milieux militants. Il est souvent perçu comme envahissant, détruisant d’autres langues, mais aussi symbole d’un impérialisme politique et culturel plus global, celui des États-Unis d’Amérique. Mais est-ce qu’il y a vraiment une volonté des États-Unis ou des anglophones d’imposer leur langue ?

Non, il n’y a jamais eu aucune poli­tique de dif­fu­sion inter­na­tio­nale de l’anglais (ou à for­tio­ri de domi­na­tion lin­guis­tique) menée ni par les États-Unis ni par le Royaume-Uni. Ce n’est vrai­ment pas leur sou­ci ni leur culture, à l’inverse de la France, qui a tou­jours eu et qui a encore aujourd’hui une poli­tique très offen­sive de dif­fu­sion du fran­çais dans le monde et qui met à dis­po­si­tion des moyens finan­ciers et humains. En fait, ils n’en ont pas eu besoin : la puis­sance éco­no­mique, mais aus­si cultu­relle du monde anglo­phone (pas seule­ment des États-Unis) a été telle ces der­nières décen­nies que ça a suf­fi à convaincre de nom­breux non-anglo­phones à apprendre cette langue.

D’autant que beau­coup de gens exa­gèrent la pré­sence de l’anglais dans le monde en affir­mant par exemple que « la langue inter­na­tio­nale aujourd’hui, c’est l’anglais ». Or, quand on étu­die de près on se rend bien compte qu’il y en a plu­sieurs qui ont cette fonc­tion inter­na­tio­nale — dont le fran­çais d’ailleurs. Mais cette repré­sen­ta­tion domine et contri­bue à aug­men­ter la pré­sence de l’anglais puisque les gens font dès lors comme si c’était la langue d’adresse natu­relle envers les étran­gers. Or, on n’est pas du tout obli­gé de s’adresser aux gens spon­ta­né­ment en anglais quand on pense qu’ils parlent une autre langue. En s’adressant à eux en fran­çais, on aurait en effet une pro­ba­bi­li­té non négli­geable de réus­site. C’est vrai aus­si pour l’espagnol. On pour­rait donc essayer dans d’autres langues ou faire fonc­tion­ner des stra­té­gies d’intercompréhension [quand des locu­teurs d’une même famille lin­guis­tique – romane, ger­ma­niques, slaves… – parlent cha­cun dans leur langue, mais que tout le monde se com­prend. NDLR]. Et ne pas­ser à l’anglais qu’en der­nier recours.

Si en Belgique, les emprunts à l’anglais sont effectivement plus banals qu’en France, c’est surtout le rôle « diplomatique » de l’anglais qui est étonnant entre Belges néerlandophones et francophones. Il sert en effet de plus en plus fréquemment de lingua franca belge pour des raisons politiques, de langue « neutre » dans le cadre du conflit communautaire. Est-ce que l’usage massif et récurrent de l’anglais masque ou reflète d’autres phénomènes politiques et sociaux qui ont finalement peu à voir avec la langue anglaise en tant que telle ?

L’usage de l’anglais masque effec­ti­ve­ment un conflit lin­guis­tique, et plus que lin­guis­tique, à l’intérieur de la Bel­gique. Le fait de par­ler anglais peut aus­si mas­quer la sou­mis­sion à cer­tains modèles idéo­lo­giques ou poli­tiques rele­vant d’une idéo­lo­gie domi­nante et presque hégé­mo­niques qui est le néo­li­bé­ra­lisme nord-amé­ri­cain. L’usage de l’anglais peut ser­vir à cer­tains à dire sym­bo­li­que­ment ce posi­tion­ne­ment-là. C’est le cas typi­que­ment du pré­sident fran­çais Emma­nuel Macron. Même si, rap­pe­lons-le, l’anglais n’est pas seule­ment la langue du capi­ta­lisme nord-amé­ri­cain triom­phant. C’est aus­si la langue d’une par­tie des Afri­cains, des anciens esclaves noirs du sud des États-Unis, des rap­peurs new-yor­kais ou des chan­teurs jamaï­cains. L’anglais, c’est aus­si la langue des opprimés !

L’anglais peut-il aussi servir d’outil de distinction sociale ? À la fois, marquer l’entre-soi, l’appartenance sociale aux classes dominantes, servir de langue de reconnaissance, mais aussi rajouter une couche de codage de la langue pour la rendre peu compréhensible aux classes populaires ?

Oui, abso­lu­ment, ça sert de dis­tinc­tion. On le voit déjà très bien avec la manière dont les plu­ri­lin­guismes sont consi­dé­rés : cer­tains sont valo­ri­sés comme plu­ri­lin­guismes de dis­tinc­tion et d’élite et d’autres sont péjo­rés, mépri­sés parce que popu­laires. Si vous par­lez fran­çais et anglais, c’est bien per­çu. Si vous par­lez fran­çais et turc, ce n’est pas valorisant.

Par ailleurs, l’anglais peut ser­vir de mar­queurs dif­fé­ren­tiels d’appartenance aux classes domi­nantes. En fait, dans cer­taines classes domi­nantes, l’idée d’être anglo­phone est presque consi­dé­rée comme une évi­dence, alors que pour les gens de milieux popu­laires, l’anglais est une langue très étran­gère et très rare : on en entend un peu à la radio, dans les chan­sons, mais elle est très peu pré­sente dans la vie quo­ti­dienne. Il y a peu d’anglophones dans ces milieux-là parce qu’on ne vit pas à l’international, au contraire des élites « mon­dia­li­sées ». Dans les emplois sous-qua­li­fiés, on se fiche com­plè­te­ment de par­ler anglais. Cette langue sert à des emplois et des situa­tions socio­pro­fes­sion­nelles et éco­no­miques de pres­tige. C’est pour­quoi l’anglais est per­çu comme la langue de dis­tinc­tion, comme la langue des classes éco­no­miques supérieures.

Les promoteurs d’une francophonie conquérante ont-ils un discours schizophrénique en voulant à la fois défendre la diversité linguistique tout en imposant le français ? Ou en se contentant du bilinguisme français/anglais en guise de « diversité » ?

Il y a un double dis­cours dans le chef des tenants de la dif­fu­sion du fran­çais dans le monde. Pour moi, ça ne relève pas de la schi­zo­phré­nie, mais de la dupli­ci­té. Ain­si, on pré­tend s’appuyer sur la défense de la diver­si­té lin­guis­tique pour sou­te­nir la place du fran­çais dans le monde contre l’anglais. Or, dans un cer­tain nombre de pays fran­co­phones, et sur­tout en France, qui reste le lea­der post­co­lo­nial du monde fran­co­phone, le fran­çais est vrai­ment l’instrument d’une poli­tique d’éradication de la diver­si­té lin­guis­tique ! Quoi qu’en disent les dis­cours, en France, le mono­pole de la langue fran­çaise et l’exclusion des autres langues est abso­lu­ment mas­sif. Il y a donc de la dupli­ci­té à dire qu’on est pour la diver­si­té lin­guis­tique, qu’il faut qu’il y ait le fran­çais à côté de l’anglais, et en même temps, à l’intérieur du monde fran­co­phone, et notam­ment de la France, de dire que la diver­si­té lin­guis­tique, c’est mal, et que nous devrions tous n’avoir qu’une seule langue : le fran­çais, avec une seule norme du « bon » français.

Par ailleurs, au sein des élites poli­tiques et éco­no­miques, là encore, ça ne relève pas de la schi­zo­phré­nie, mais consiste en une sorte de Yal­ta, de grand par­tage entre langues domi­nantes. On recon­nait la domi­na­tion de l’anglais dans cer­tains domaines à condi­tion qu’on nous laisse celle du fran­çais dans d’autres domaines, afin que nous conti­nuions à exer­cer notre domi­na­tion lin­guis­tique sur le monde. Le fran­çais est une langue hégé­mo­nique. C’est une langue de domi­na­tion et d’ostracisation des autres langues dans le monde fran­co­phone avec un fonc­tion­ne­ment socio­lin­guis­tique par­fai­te­ment com­pa­rable à la domi­na­tion de l’anglais au niveau mondial.

L’espéranto, cette langue artificielle qui se veut universelle et qui a été développée comme un outil d’équité linguistique pour justement éviter les hégémonies peut-il constituer une alternative ?

Une langue unique et uni­ver­selle — sachant que l’espéranto n’est pas si uni­ver­sel que ça puisque son lexique et son alpha­bet sont clai­re­ment euro­péens — ne me semble pas consti­tuer la bonne solu­tion. Je crois que la seule bonne solu­tion, peut-être beau­coup plus com­plexe à mettre en œuvre, c’est de prendre en compte la diver­si­té lin­guis­tique telle qu’elle est, telle que les humains l’ont construite et telle qu’ils la repro­duisent en per­ma­nence (puisque même quand ils par­tagent une langue, ils se mettent à la par­ler d’une manière dif­fé­rente les uns des autres). Il s’agirait donc plu­tôt de trou­ver des moda­li­tés de vivre ensemble avec cette diver­si­té lin­guis­tique, qui est aus­si une diver­si­té cultu­relle et sociale, et que l’espéranto tente d’une cer­taine façon de contourner.

Quels sont les enjeux et outils de ce plurilinguisme ?

Le plu­ri­lin­guisme est une carac­té­ris­tique de l’humanité puisque la plu­part des humains sont plu­ri­lingues. C’est un phé­no­mène puis­sant et iné­luc­table. Aller contre le plu­ri­lin­guisme est voué à l’échec car il est spon­ta­né­ment beau­coup plus puis­sant que le mono­lin­guisme dans la vie des per­sonnes et des com­mu­nau­tés. L’enjeu, c’est donc jus­te­ment celui de mener des poli­tiques lin­guis­tiques, édu­ca­tives et sociales qui prennent en compte cette carac­té­ris­tique majeure des humains au lieu d’essayer de la contourner.

En matière d’éducation d’abord. Non seule­ment l’éducation n’en serait que plus effi­cace puisqu’on sait que l’alphabétisation et l’éducation qui s’ensuit est bien meilleure quand les enfants sont alpha­bé­ti­sés et sco­la­ri­sés dans une langue qu’ils parlent déjà quand ils arrivent à l’école plu­tôt que dans une langue offi­cielle qu’ils ne parlent pas.

Mais aus­si, on sait que les humains ont ten­dance à ins­tru­men­ta­li­ser leur dif­fé­rence pour créer des ten­sions, des conflits voire des guerres. Or, une édu­ca­tion plu­ri­lingue, en fai­sant de la diver­si­té lin­guis­tique une don­née banale et un fait accep­té, empê­che­rait cette ins­tru­men­ta­li­sa­tion. De la même façon en somme qu’en édu­quant les gens à accep­ter la diver­si­té des appa­rences phy­siques des humains, on rend impos­sible d’instrumentaliser le fait que les gens ont la peau plus fon­cée ou plus claire. Il fau­drait pou­voir trans­for­mer l’éducation que nous rece­vons pour arri­ver à trou­ver nor­mal de par­ler plu­sieurs langues et que des gens autour de nous parlent une série de langues dif­fé­rentes. En déve­lop­pant par exemple l’apprentissage des langues, les pra­tiques d’intercompréhension, les pra­tiques de tra­duc­tion, etc.

Il y a des mesures poli­tiques qu’on peut prendre pour faire en sorte que nos socié­tés soient des socié­tés qui légi­ti­ment, qui auto­risent, qui encou­ragent le plu­ri­lin­guisme, tous les plu­ri­lin­guismes – et pas seule­ment les plu­ri­lin­guismes de pres­tige –, au lieu d’essayer de les res­treindre. Qu’on fasse en sorte que les droits lin­guis­tiques soient effec­ti­ve­ment res­pec­tés et qu’on lutte acti­ve­ment contre les dis­cri­mi­na­tions lin­guis­tiques. Qu’on accueille les gens avec leurs langues, quelles qu’elles soient.

Par ailleurs, on conti­nue à avoir sur les langues des croyances com­plè­te­ment moyen­âgeuses du même type que « la Terre est plate ». Les connais­sances scien­ti­fiques et ration­nelles sur les langues ont du mal à se dif­fu­ser dans la socié­té. Les gens croient les choses absurdes comme le fait qu’on a une langue mater­nelle, qu’il y a des langues supé­rieures aux autres, qu’il existe des langues de la clar­té, qu’il y a des langues d’un côté et des dia­lectes ou patois de l’autre… On aurait vrai­ment besoin d’une révo­lu­tion coper­ni­cienne, d’une vraie édu­ca­tion scien­ti­fique aux langues pour sor­tir des croyances et des superstitions.