Pistes pour un commun numérique et un numérique en commun

Illustration : Vanya Michel

L’état de l’internet actuel, contrô­lé pour une large part par quelques géants du web, pose la ques­tion de la marge de manœuvre des Etats et des puis­sances publiques qui sont pour le moment pris dans une sorte de para­ly­sie. Ils conti­nuent en effet d’être confron­tés à un phé­no­mène jugé comme iné­luc­table mais qui est pour­tant hau­te­ment socio­po­li­tique. Pour évi­ter un capi­ta­lisme de sur­veillance, la ques­tion de la pro­prié­té des don­nées, aspi­rées par les GAFAM et des infra­struc­tures acca­pa­rées par le pri­vé, est à cet égard une ques­tion essen­tielle pou­vant abou­tir à un chan­ge­ment de para­digme qui pour­rait bien chan­ger la donne. Et si on en fai­sait des biens communs ?

La pan­dé­mie à laquelle nous venons d’être confron­tés a don­né un coup d’accélérateur à la mise en place du monde de la connec­ti­vi­té géné­ra­li­sée (intel­li­gence arti­fi­cielle, robo­ti­sa­tion, objets connec­tés, véhi­cules auto­nomes…). Les GAFAM ont ain­si pu colo­ni­ser encore plus chaque aspect de la vie : édu­ca­tion, san­té, poli­tique et vie quo­ti­dienne. Les géants tech­no­lo­giques ont ain­si pu pour­suivre le déve­lop­pe­ment de leur qua­si-mono­pole et déci­der en l’absence de tout pro­ces­sus déci­sion­nel démo­cra­tique qui peut dif­fu­ser quel conte­nu. Comme le résume Ben Cau­dron : « les auto­ri­tés, dési­gnées pour pré­voir des règles du jeu et des cade­nas, voient avec impuis­sance com­ment les normes et valeurs pri­vées deviennent de plus en plus pro­émi­nentes »1.

Cette emprise ten­ta­cu­laire se mani­feste éga­le­ment par l’imposition de plus en plus fré­quente du recours au tout numé­rique et à des appli­ca­tions (à l’image de QVAX ou Edwige, la nou­velle app de ges­tion de la mobi­li­té sur les routes wal­lonnes, cen­sée rem­pla­cer les postes télé­pho­niques de secours qui sont eux tout bon­ne­ment sup­pri­més). Hon­nis soient celles et ceux qui souffrent de la frac­ture numé­rique, qui vivent dans une zone blanche ou qui refusent ces évo­lu­tions. Et c’est ain­si que les GAFAM se muent de plus en plus en aspi­ra­teurs de don­nées. A un point tel que, comme l’observent Thier­ry Dis­ce­po­lo et Célia Izoard, « la figure de Big Bro­ther n’a plus de mous­tache mais les lunettes du sémillant Bill Gates, les sou­rires radieux de Lar­ry Page et de Ser­gei Brin (Google), la mâchoire mas­sive d’Elon Musk, le crâne chauve de Jeff Bezos, la sil­houette ath­lé­tique de Mark Zucker­berg » 2.

Prétendue inéluctabilité

Il n’en a pas tou­jours été ain­si, les GAFAM ne sont pas que des outils tech­niques : les machines infor­ma­tiques, les logi­ciels et les pla­te­formes qui struc­turent les inter­ac­tions entre indi­vi­dus sont en fait des construc­tions sociales, his­to­riques et poli­tiques. Et ce qui a été fait peut être défait. Pour le dire autre­ment et avec le socio­logue Phi­lippe de Gros­bois qui déve­loppe lar­ge­ment cette ques­tion, inter­net n’est pas un « cybe­res­pace » dés­in­car­né, mais un réseau de câbles, de ser­veurs et de centres de sto­ckage des don­nées, soit une infra­struc­ture mode­lée par des jeux de pou­voir éco­no­miques et géo­po­li­tiques. Inter­net est en fait un réseau de télé­com­mu­ni­ca­tion inter­na­tio­nal reliant des ordi­na­teurs à l’aide du pro­to­cole IP. Il sert de sup­port à la trans­mis­sion de nom­breuses don­nées, notam­ment des pages web, des cour­riels et des fichiers. Et, par exten­sion, il désigne aus­si les appli­ca­tions créées sur le réseau. His­to­ri­que­ment, il est bon de rap­pe­ler qu’il s’agissait ini­tia­le­ment d’un pro­jet public essen­tiel­le­ment natio­nal car il pour­sui­vait des buts mili­taires (ARPANET, lan­cé en 1966) et que les pre­mières connexions concer­naient sur­tout des agences gou­ver­ne­men­tales ou des uni­ver­si­tés. Les entre­prises com­mer­ciales se sont déve­lop­pées par la branche four­nis­seur d’accès et le web dans les années 1990. Par consé­quent, cela veut donc dire que « le déve­lop­pe­ment des tech­no­lo­gies de com­mu­ni­ca­tion du ving­tième siècle fut lar­ge­ment finan­cé par les Etats (ce qui dément le mythe liber­ta­rien selon lequel Inter­net est un espace auto-orga­ni­sé par la socié­té civile, le mar­ché ou même la nature) »3. Pour le dire autre­ment, les mono­po­listes d’aujourd’hui ont pu déve­lop­per leur posi­tion grâce à la bien­veillance du pou­voir public qu’ils aiment détes­ter, par la mise en place d’un cadre légal per­met­tant de contrer les risques inhé­rents à une vraie innovation.

Commun et/ou services publics ?

Au début, Inter­net s’est déployé dans la pers­pec­tive sédui­sante d’accès illi­mi­té et gra­tuit à la connais­sance, aux échanges, à l’information, autant de gages d’un monde plus tolé­rant, altruiste et ouvert. Puis le modèle a évo­lué pour deve­nir ce pro­to­type d’aspirateur de don­nées tout à fait dif­fé­rent où le pro­fit est deve­nu pré­do­mi­nant. Or, ces outils ne peuvent être aban­don­nés aux caprices du mar­ché et aux inté­rêts des hommes d’affaire. Ils sont un bien com­mun, voire un com­mun. Ce qui revient à dire tout de go que les GAFAM devraient, dans le cadre du plu­ra­lisme visé, deve­nir des entre­prises publiques acces­sibles à tous avec une ges­tion des don­nées par les usa­gers. Nous revien­drons sur chaque mot.

En effet, nous pour­rions plai­der pour que les tech­no­lo­giques numé­riques deviennent des ser­vices publics. Mais force est de consta­ter que c’est déjà le cas en Chine et le modèle chi­nois n’est pas néces­sai­re­ment ins­pi­rant ; en effet, ce modèle se carac­té­rise par un « contrôle géné­ra­li­sé et bru­ta­le­ment répres­sif, appuyé sur des tech­niques numé­riques à l’emprise lit­té­ra­le­ment tota­li­taire (c’est le cas du cré­dit social ou social ran­king, vaste comp­ta­bi­li­té infor­ma­ti­sée des moindres infrac­tions et actions méri­tantes de chaque citoyen, ain­si jugé oui ou non digne de confiance et pou­vant de ce fait, béné­fi­cier d’avantages ou au contraire, se voir refu­ser le droit de voya­ger, l’accès à un emprunt ou à un loge­ment, etc) » comme le décrit Jérôme Baschet4. Cela étant, comme le note Evge­ny Moro­zov, force est de consta­ter que le sys­tème actuel en vigueur en Occi­dent « génère déjà beau­coup de débor­de­ments {de la part de l’Etat}, que nous conti­nuons de trai­ter comme des excep­tions et non comme les règles du jeu éta­tiques, même après les révé­la­tions d’Edward Snow­den. »

L’écueil chi­nois et la sur­veillance éta­tique en occi­dent ne devraient tou­te­fois pas faire office de repous­soir à toute vel­léi­té de reso­cia­li­ser ces outils. Les argu­ments, en effet, ne manquent pas pour un sys­tème sous contrôle démo­cra­tique. Les GAFAM sont des opé­ra­teurs pri­vés qui, par le fonc­tion­ne­ment d’algorithmes, déter­minent et fixent ce qui est dit dans l’espace public, ils défi­nissent en quelque sorte ce qui peut être dit ou pas. « L’idée d’un espace public par­ta­gé comme base de la démo­cra­tie est morte.» note Ico Maly à pro­pos du web5. Indé­pen­dam­ment de la ges­tion des conte­nus, il faut avoir une atten­tion simi­laire pour les tuyaux : par consé­quent, il serait oppor­tun, comme le déve­loppe Phi­lippe de Gros­bois, de « muni­ci­pa­li­ser ou natio­na­li­ser l’accès à Inter­net. Il est aber­rant qu’une infra­struc­ture d’une telle impor­tance pour nos socié­tés soit lais­sée entre les mains du pri­vé. Le réseau de fibres optiques est une richesse col­lec­tive »6. Et il s’agirait de pro­mou­voir la neu­tra­li­té du réseau, inter­net étant d’utilité publique au même titre qu’un réseau rou­tier ou élec­trique. Mais le pou­voir capi­ta­liste per­çoit de plus en plus les dan­gers, en témoignent les rap­ports de pro­prié­té oli­go­po­lis­tiques qui touchent l’infrastructure de la toile alors que la neu­tra­li­té per­met que « la sélec­tion et le clas­se­ment des dis­cours s’effectuent a pos­te­rio­ri, dans l’affrontement poli­tique libre et non faus­sé »7.

Dans ce cadre et à cette fin, deux pistes poli­tiques per­met­tant de garan­tir cette neu­tra­li­té consistent à faire de la toile un com­mun inalié­nable, voire un véri­table ser­vice public indis­po­nible à l’accumulation par dépos­ses­sion mise en œuvre par le trust oli­go­po­lis­tique des opé­ra­teurs pri­vés : la mise en com­mun du réseau d’une part et la socia­li­sa­tion des don­nées d’autres part.

L’internet en commun

« Tout le monde devrait avoir accès à un ordi­na­teur et à Inter­net de façon indis­cri­mi­née : ce qui sup­pose d’évincer le capi­tal des réseaux de télé­com­mu­ni­ca­tions » pointe Clé­ment Séné­chal8. Conce­voir ain­si les espaces numé­riques de com­mu­ni­ca­tion comme des com­muns per­met­trait de déve­lop­per « une éco­no­mie dans laquelle les don­nées appar­tiennent à la com­mu­nau­té et ne peuvent doré­na­vant plus faire l’objet d’une exploi­ta­tion uni­la­té­rale »9. Cela per­met­trait aus­si, comme le pointe Sho­sha­na Zuboff, de « révo­quer le per­mis de voler notre expé­rience et nos droits épis­té­miques accor­dé au capi­ta­lisme de sur­veillance ».

Ain­si, le prin­cipe du com­mun, tel que défi­ni par Dar­dot et Laval, c’est « le prin­cipe poli­tique d’une co-obli­ga­tion pour tous ceux qui sont enga­gés dans une même acti­vi­té »10 où « seule la copar­ti­ci­pa­tion à la déci­sion pro­duit une co-obli­ga­tion dans l’exécution de la déci­sion »11. Le com­mun est une construc­tion poli­tique qui consiste à réin­tro­duire par­tout de l’autogouvernement, fon­dé sur la par­ti­ci­pa­tion de tous aux règles qui les gou­vernent. L’engagement dans la lutte est le moteur de notre propre chan­ge­ment : les sujets du com­mun doivent se consti­tuer et nous devons nous for­mer nous-mêmes comme sujets du chan­ge­ment. Il faut faire fonc­tion­ner l’imaginaire poli­tique afin de faire bouillir les mar­mites de l’avenir.

Faire des données un bien public

Comme le sou­ligne Evge­ny Moro­zov dans son célèbre article « Pour un ser­vice public des don­nées », il fau­drait même pro­cé­der à un véri­table bas­cu­le­ment. Au lieu de lais­ser les GAFAM conti­nuer à exploi­ter nos don­nées à des fins publi­ci­taires, il faut au contraire « trou­ver un moyen pour que ces entre­prises paient pour avoir accès à nos don­nées, qui seraient consi­dé­rées comme une pro­prié­té col­lec­tive et non indi­vi­duelle ». Par­tant, ce débat sur les don­nées est éga­le­ment un ouvroir de réflexion sur l’adaptation au chan­ge­ment : « com­ment orga­ni­ser l’aide sociale à l’ère de l’analyse pré­dic­tive, com­ment orga­ni­ser la bureau­cra­tie et le sec­teur public à une époque où les citoyens sont équi­pés de cap­teurs, voire de tech­no­lo­gies plus avan­cées, com­ment orga­ni­ser de nou­veaux syn­di­cats alors que l’automatisation se géné­ra­lise, com­ment orga­ni­ser un par­ti poli­tique cen­tra­li­sé à l’ère des com­mu­ni­ca­tions décen­tra­li­sées et hori­zon­tales ? »

D’autant qu’il y a néces­si­té pour que de trois scé­na­rios poli­tiques esquis­sés par Moro­zov, le plus pro­gres­siste advienne. On pour­rait en effet connaitre pro­chai­ne­ment d’une part, un sta­tu quo : main­tien du régime actuel avec acca­pa­re­ment par les géants tech­no­lo­giques de mis­sions tra­di­tion­nel­le­ment dévo­lues à l’Etat. D’autre part, une deuxième voie qui serait « celle d’un anti-mon­dia­lisme dou­teux incar­né par Steve Ban­non, visant à retrou­ver une cer­taine auto­no­mie vis-à-vis des géants de la tech­no­lo­gie en don­nant un pou­voir exces­sif au sec­teur finan­cier ». Enfin, la mise en place d’une « poli­tique véri­ta­ble­ment décen­tra­li­sée et éman­ci­pa­trice, par laquelle les ins­ti­tu­tions de l’État (du niveau natio­nal au niveau muni­ci­pal) seront déployées pour recon­naître, créer et favo­ri­ser de nou­veaux droits sociaux aux don­nées ». Cette ges­tion par­ti­ci­pa­tive sous la forme d’un com­mun per­met­trait de remé­dier au sen­ti­ment d’aliénation vis-à-vis de la vie publique et du jeu poli­tique, par­ta­gés par tant d’individus à tra­vers le monde.

  1. Ben Cau­dron, « Den­ken over digi­taal dic­taat », Apache, lente 2021, p. 70, Ma traduction.
  2. Thier­ry Dis­ce­po­lo et Célia Izoard, Post­face à 1984, de George Orwell, Agone, 2021, p. 510.
  3. Phi­lippe de Gros­bois, Les batailles d’internet, assauts et résis­tances à l’ère du capi­ta­lisme numé­rique, Eco­so­cié­té, 2018, p. 44.
  4. Jérome Baschet, Bas­cu­le­ments, mondes émer­gents, pos­sibles et dési­rables, La Décou­verte, 2021, p.25.
  5. Ico Maly, Nieuw Rechts, Epo, 2018, p. 274, Ma traduction.
  6. Phi­lippe de Gros­bois, op. cit. , p. 87.
  7. Idem, p. 184.
  8. Clé­ment Séné­chal, Médias contre Médias, la socié­té du spec­tacle face à la révo­lu­tion numé­rique, Les Prai­ries ordi­naires, 2014, p.195.
  9. Ben Cau­dron, op. cit, p.72.
  10. Pierre Dar­dot et Chris­tian Laval, Com­mun, essai pour une révo­lu­tion du XXIème siècle, La Décou­verte, 2014, p. 23.
  11. Idem, p. 87.

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