Planète interdite ou la frontière des espèces

Par Denis Dargent

Réa­li­sé par Fred McLeod Wil­cox et sor­ti en 1956, le film Pla­nète inter­dite est une œuvre vision­naire. Dix ans avant la série Star Trek et ses esca­pades vers la fron­tière de l’infini (l’ultime fron­tière en VO), ce long-métrage posait les jalons du space ope­ra moderne, ani­mé par de grandes ques­tions exis­ten­tielles, et non plus obsé­dé par l’invasion com­mu­niste, comme le furent la plu­part des pro­duc­tions de science-fic­tion US des années 50.

Tour­né en ciné­ma­scope et en cou­leur (ce qui est rare dans le genre à l’époque), Pla­nète inter­dite nous entraîne au-delà du sys­tème solaire, depuis long­temps colo­ni­sé et admi­nis­tré par les Pla­nètes-Unies. Nous sommes au 23e siècle et la maî­trise de l’hyper-espace (le voyage à la vitesse de la lumière) a repous­sé les limites de l’univers connu. C’est donc sur Altaïr 4, en l’année 2257, que débarque une équipe de sau­ve­tage à la recherche des sur­vi­vants de l’expédition scien­ti­fique arri­vée 20 ans plus tôt à bord du Bel­lé­ro­phon (le vain­queur de la Chi­mère dans la mytho­lo­gie grecque), et dont on a per­du tout signal.

Nos mili­taires sont accueillis par la star incon­tes­tée du film : un robot, Rob­by, aus­si ser­viable qu’ingénieux, pré­fi­gu­ra­tion évi­dente du R2-D2 de Star Wars. À sa suite, nous ren­con­trons Mor­bius, le seul res­ca­pé de l’expédition, et sa fille née sur cette pla­nète loin­taine (et qui n’a donc jamais vu d’autres hommes que son père…)

L’intérêt prin­ci­pal du film (outre sa BO qui est tout à fait pion­nière dans l’usage des sono­ri­tés élec­tro­niques) tient à l’originalité de son scé­na­rio, libre­ment ins­pi­ré de La Tem­pête de William Sha­kes­peare, sans doute la der­nière pièce du dra­ma­turge anglais, écrite vers 1610. Pour rap­pel : Pros­pe­ro, Duc de Milan, vic­time d’une cabale, s’est réfu­gié avec sa fille sur une île déserte où, des années durant, il va s’initier aux mys­tères des forces sur­na­tu­relles, domi­nant tour à tour les esprits du lieu : Ariel, le génie du bien, et Cali­ban, le démon. Trois per­son­nages clefs qui, dans Pla­nète inter­dite, seront incar­nés res­pec­ti­ve­ment pas Mor­bius, Rob­by et cette créa­ture invi­sible qui consti­tue la dimen­sion ter­ri­fiante du film…

Pros­pe­ro de l’ère high-tech, Mor­bius a décou­vert et exploi­té les secrets scien­ti­fiques d’une civi­li­sa­tion dis­pa­rue, les Krells, doués d’un niveau de connais­sance tel, qu’ils pou­vaient créer toute chose par la seule force de leur pen­sée, aidés par des cap­teurs sen­so­riels. Néan­moins, mal­gré un degré de déve­lop­pe­ment inima­gi­nable pour un cer­veau humain, les Krells avaient négli­gé une chose essen­tielle : les recoins obs­curs et refou­lés de l’inconscient, indi­vi­duel et col­lec­tif. De fait, la maté­ria­li­sa­tion de la pen­sée créa­trice entraî­na dans son sillage son envers des­truc­teur : le sur­gis­se­ment dans la réa­li­té des monstres cachés en cha­cun de nous (les monstres venus du « Ça » freu­dien). Et voi­là com­ment la mau­vaise conscience cachée d’une socié­té tech­no­lo­gi­que­ment avan­cée eut rai­son de ses habi­tants en une nuit

Cela ne vous rap­pelle rien ? Moi si. Mais je cherche tou­jours à quoi pour­raient res­sem­bler ces monstres enfan­tés par notre magni­fique civi­li­sa­tion. À moins que…