Ce qui n’a pas de prix

Annie Lebrun

« Pour­quoi n’y aurait-il plus d’êtres assez déter­mi­nés pour s’opposer par tous les moyens au sys­tème de cré­ti­ni­sa­tion dans lequel l’époque puise sa force consen­suelle ? » Dès l’introduction de son livre Du trop de réa­li­té, paru en 2000, Annie Lebrun annon­çait la cou­leur : un rouge sang qui écla­bous­se­rait la livi­di­té cada­vé­rique d’une époque où toute extra­va­gance de la pen­sée devien­drait un délit. Avec Ce qui n’a pas de prix, l’intellectuelle indomp­table et impré­vi­sible qu’elle est, par­achève sa cri­tique radi­cale de cette contem­po­ra­néi­té écra­sante dont elle cherche sans relâche les lignes de fuite. Et parce que la langue d’Annie Lebrun est tout à la fois ardue et magis­trale, qu’elle sinue telle la lave résul­tant d’une érup­tion per­ma­nente de la pen­sée, ce livre brûle, lit­té­ra­le­ment. C’est le mani­feste de la révolte contre ce qu’elle nomme le réa­lisme glo­ba­liste, nou­veau mode de pen­sée tota­li­taire résul­tant de la col­lu­sion des puis­sances de l’argent – à tra­vers le com­merce du luxe et de la mode notam­ment –, des médias et d’un cer­tain art contem­po­rain qu’il est urgent de dénon­cer à l’ère de la crise de la cri­tique. Là où l’art réa­liste socia­liste fon­dait sa légi­ti­mi­té sur des repré­sen­ta­tions et des cli­vages idéo­lo­giques, sa ver­sion néo­li­bé­rale n’a pour objec­tif que de contri­buer à la finan­cia­ri­sa­tion du monde. « À croire que sous la déno­mi­na­tion d’art contem­po­rain, pré­cise l’auteure, se mani­feste une poli­tique de grands tra­vaux, menée à l’échelle pla­né­taire, dans un but d’uniformisation, venant confor­ter et aggra­ver celle qui se pro­duit à tra­vers la mar­chan­dise. » En s’attaquant au stade esthé­tique de la consom­ma­tion, dans lequel l’artiste « acquiert l’avantage de pou­voir pas­ser pour cri­tique de ce dont il est en train de pro­fi­ter sans avoir besoin de dénon­cer quoi que ce soit », l’essayiste s’interroge : « Jusqu’à quand assis­te­rons-nous, sans rien dire, à cette colo­ni­sa­tion de nos pay­sages inté­rieurs ? »

Denis Dargent

Ce qui n’a pas de prix
Annie Lebrun
Stock, 2018

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