Le juriste Alain Supiot publie une magistrale analyse de notre difficulté à appréhender la crise profonde qui traverse notre époque. Non seulement la crise économique depuis quatre décennies mais également les interrogations et la méfiance grandissante des citoyens envers la Loi, la démocratie et l’État, traduisent ce désarroi face aux impasses du présent. Cette angoisse existentielle et la perte du sentiment d’un avenir meilleur conduisent certains dans le refuge inquiétant des identités fermées et agressives. D’autres essaient de décrypter ces bouleversements pour construire des alternatives plus solidaires et plus coopératives. Ce que met en cause Alain Supiot dans ce recueil de cours au Collège de France, c’est le rêve de l’harmonie par le nombre, le chiffre, le calcul, sous l’égide de la globalisation économique et financière. Le fondement du pouvoir ne réside plus dans l’imaginaire de l’obéissance à des lois justes mais dans la réalisation efficace d’objectifs mesurables et quantifiables. Cette nouvelle représentation de l’idéal sociétal imprègne non seulement les critères de la « bonne gouvernance » mais aussi toute la logique managériale et comptable, de l’évaluation continue ou coaching de nos existences sur base de programmes de données considérées comme neutres, objectives, mesurables. Le nombre a supplanté l’éthique, la quantité remplace la qualité, le classement et la régulation ont dévoré la norme de droit impersonnelle et juste. Ce rêve de mathématisation de la nature et de nos vies n’est pas neuf : il a inspiré la société idéale de Pythagore, des mystiques religieux ou le scientisme de la Renaissance jusqu’au néo-libéralisme qui domine actuellement. L’allégeance de nos imaginaires aux sciences exactes comporte le risque majeur de nous rendre aveugle à la singularité foncière de l’humain et de perdre le sens magique d’une justice émancipée des enfermements de la pure dictature du chiffre.
Jean CornilLa gouvernance par les nombres
Cours au Collège de France (2012-2014)
Alain Supiot
Fayard, 2015