La littérature des ravins

Annie Epelboin & Assia Kovriguina

La Shoah à l’ouest, ce furent les camps d’extermination. La Shoah en Ukraine, en Bié­lo­rus­sie, en Rus­sie, ce fut l’extermination par balle. 2.900.000 juifs abat­tus au bord de ravins. Ces assas­si­nats de masse se dérou­lèrent au vu et au su de toute la popu­la­tion et, pen­dant la retraite des armées nazies, les sol­dats russes furent des dizaines de mille à décou­vrir ces char­niers en bor­dure des villes et des vil­lages recon­quis. Pour­tant, la mémoire de la Shoah se heur­ta rapi­de­ment à la cen­sure stalinienne.

D’abord parce qu’elle n’entrait pas dans le récit de la « Grande guerre patrio­tique » qui sup­po­sait un peuple sovié­tique uni et héroïque. Pas ques­tion de mettre en avant les souf­frances des popu­la­tions civiles, liées à la débâcle de 1941. Pas ques­tion d’admettre que si les Alle­mands avaient fait des mil­lions de vic­times, les Juifs, eux, avaient été sys­té­ma­ti­que­ment exter­mi­nés. Pas ques­tion d’admettre qu’une par­tie non négli­geable des popu­la­tions avaient collaboré.

Et puis, à par­tir de 1948, le pou­voir sovié­tique se lance dans une vio­lente cam­pagne anti­sé­mite. Les Juifs sont dénon­cés à la fois comme « cos­mo­po­lites » et « sio­nistes ». Sous le nom de sio­no­lo­gie, le Krem­lin forge tous les grands thèmes de l’antisionisme : colo­nia­lisme, apar­theid, racisme, liens secrets avec le nazisme… Les syna­gogues sont fer­mées, les juifs chas­sés de l’enseignement et de l’administration. Les poètes juifs sont assas­si­nés, les méde­cins juifs accu­sés d’un com­plot visant à tuer les dirigeants.

Dans un tel contexte, les témoins et les res­ca­pés de la Shoah par balle se taisent, les écri­vains sont cen­su­rés, les archives sont détruites. Le Livre Noir pré­pa­ré par Ehren­bourg et Gross­man, mille pages de témoi­gnages, ne sera publié qu’après la chute du mur comme nombre de textes lit­té­raires, qui entre 45 et 89, n’ont cir­cu­lé que sous le man­teau. La lit­té­ra­ture de témoi­gnage fera par­tie du samiz­dat, poèmes appris par cœur réci­tés dans les soi­rées pri­vées, romans cachés, textes publiés à l’étranger. Epel­boin et Kovri­gui­na nous racontent la tra­gique aven­ture de leurs auteurs et nous font décou­vrir, outre quelques textes célèbres publiés pen­dant le dégel krout­che­vien, le Babi Yar de Koutz­net­sov, les poèmes de Oze­rov et de Galitch, le Sable lourd de Ryba­kov. Même si ces œuvres res­tent lar­ge­ment mécon­nues dans la Rus­sie de Pou­tine, la fin du com­mu­nisme aura libé­ré cette « lit­té­ra­ture des ravins » et la mémoire du mar­tyr des juifs du Yid­di­sh­land, per­pé­tré par Hit­ler, occul­té par Staline.

Michel Gheude

La littérature des ravins
Ecrire sur la Shoah en URSS
Annie Epelboin & Assia Kovriguina
Robert Laffont, 2013

 

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