Qui dira le kaddish ? (des pavés pour la mémoire)

Un documentaire de Marian Handwerker

En 1993, l’artiste alle­mand Gun­ter Dem­nig a eu l’idée de pla­cer des « pavés de mémoire » sur les trot­toirs des mai­sons où vivaient les juifs quand ils ont été dépor­tés. Sur cha­cun de ces pavés, on peut lire : « Ici habi­tait untel, né en telle année, dépor­té en telle année, assas­si­né en telle année dans tel camp ». C’est tout. En près de 20 ans, Dem­nig a pla­cé 40.000 de ces pavés en Europe. Sous le titre « Qui dira le kad­dish ? », Marian Hand­wer­ker a réa­li­sé un docu­men­taire sur l’installation de ces pavés à Bruxelles et à Liège.
Dem­nig les appelle des « stol­per­stein », des pierres d’achoppement, allu­sion à un dic­ton alle­mand qui disait que là où quelqu’un tré­bu­chait sur une pierre, se trou­vait la tombe d’un juif. Et le film d’Handwerker est en effet un docu­men­taire sur l’achoppement. Com­ment ça achoppe quand, en face de votre mai­son, on plante la tombe du juif qui y vivait avant vous. Quand on ne peut plus mar­cher sur l’une des pierres de son entrée sans mar­cher sur le nom du mort. Même si évi­dem­ment on n’y est pour rien. Qu’on n’était pas né. Qu’on vient d’un vil­lage turc ou maro­cain, qu’on trouve que c’est dif­fi­cile à dire ces noms juifs polo­nais. Même Ausch­witz, on le lit de tra­vers. Et les juifs qui sont là, les enfants, les petits enfants du mort, ça leur fait bizarre de voir des gens qui ne savent pas pro­non­cer le mot Ausch­witz. Qui n’ont pas l’air de savoir. Alors, ils essayent d’expliquer. Ils sont vieux aujourd’hui les enfants des dépor­tés mais quand ils parlent de ce temps-là, ce sont des enfants. De vieux enfants. Par­fois, le vieil enfant juif demande s’il peut entrer. On dit oui, par poli­tesse. Il y a une femme en fou­lard à qui ça fait peur. Est-ce qu’il n’y aurait pas des fan­tômes dans la cave ? Est-ce qu’elle peut dor­mir tran­quille ? Et le vieil enfant juif tente de la ras­su­rer. Ailleurs, un homme écoute l’histoire que la femme juive lui raconte. Il en a les larmes aux yeux. Et la femme juive l’embrasse, tel­le­ment heu­reuse d’être enten­due, là, dans la cui­sine de la mai­son où le des­tin de sa famille a bas­cu­lé. Mais ce n’est pas tou­jours si facile. Devant cette autre mai­son, l’écrivain Adolphe Nysen­holc net­toie au sidol le pavé de ses parents que quelqu’un a ten­té d’effacer en le noir­cis­sant avec un pro­duit cor­ro­sif. Il est là, accrou­pi dans la rue. Il frotte. Un pavé, un seul pavé. Un seul pavé dif­fé­rent des autres pavés, un rien de mémoire qui s’obstine, c’est déjà trop. Alors, il s’obstine lui aus­si. Il frotte. Il efface l’effacement. Il fait reve­nir le sou­ve­nir de ses morts.

Michel Gheude

Qui dira le kaddish ? (des pavés pour la mémoire)
Un documentaire de Marian Handwerker
L’Atelier Alfred, L’Echange, 2013

 

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