Rêver sous le capitalisme

Un documentaire de Sophie Bruneau

Sophie Bru­neau, nous offre une sorte de suite quinze ans après à son puis­sant Ils n’en mour­raient pas tous, mais tous était frap­pés qui don­nait à voir les effets sur la san­té de l’organisation du tra­vail. La réa­li­sa­trice et anthro­po­logue pour­suit son explo­ra­tion de la manière dont le capi­ta­lisme conta­mine notre psy­ché et nous aliène, ici, jusque dans notre lit. Ce que nous croyons de plus intime, le rêve, est tra­vaillé par le tra­vail en dehors des heures de bureau.

Le film est com­po­sé du récit de douze per­sonnes qui racontent puis inter­prètent le sou­ve­nir d’un rêve de tra­vail. Du « tic-tic » des caisses comme bande-son de la nuit d’une cais­sière aux fenêtres dis­pa­rues du bureau — sym­bole d’enfermement — d’une res­pon­sable admi­nis­tra­tive. Des évè­ne­ments mal­heu­reux déniés (sui­cide, licen­cie­ment) qui res­sur­gissent bru­ta­le­ment au cau­che­mar de dévo­ra­tion par son bou­lot quand on lui donne trop. Et de la vio­lence sym­bo­lique qui se retournent en rêve en vio­lence phy­sique contre la hié­rar­chie… Car le mana­ge­ment par la ter­reur trouve une issue dans le monde de la nuit, un défou­le­ment, puisqu’au lieu de se tuer à la tâche, on peut tuer son boss… Les rêveurs et leurs rêves dressent ensemble le por­trait d’un monde domi­né par le capi­ta­lisme néo­li­bé­ral, le poids des dos­siers, des dys­fonc­tion­ne­ments, du manque d’écoute et la mau­vaise communication.

De longs tra­ve­lings sur des bâti­ments ou des chan­tiers déser­tés, un peu comme si David Lynch ren­con­trait Jacques Tati, rendent l’étrangeté et la dimen­sion oni­rique de ce qui est en réa­li­té un docu­men­taire de parole. Ain­si, les bureaux vides contrastent avec des récits de trop-plein. Trop-plein de frus­tra­tion, d’objectifs inat­tei­gnables, de petites et grandes humi­lia­tions de cadences infer­nales et de sur­me­nage alors que le sens de la tâche semble perdu…

Une parole intime qui est pour­tant émi­nem­ment sociale. Et qui per­met­tra à chacun‑e de se recon­naitre dans des frag­ments de ces dis­cours qui tra­duisent l’évolution vers un sur­croit de tra­vail et une orga­ni­sa­tion séquen­tielle, orien­tée vers le résul­tat, et qui ignore les employés. Ce docu­men­taire témoigne magis­tra­le­ment de notre socié­té du culte de la per­for­mance, de la mise sous contrôle et en concur­rence des tra­vailleurs-ses. D’un tra­vail qui devient machine à bouf­fer la patience, l’attention, la gen­tillesse, l’empathie ou la cha­leur humaine. Pour pré­pa­rer peut-être notre rem­pla­ce­ment à peu de frais par des robots. Ou quand le tra­vail nous fait « fonc­tion­ner » tout le temps, y com­pris la nuit…

Aurélien Berthier


Rêver sous le capitalisme
Un documentaire de Sophie Bruneau
Alter Ego films & Michigan Films
2018

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