Rencontre avec Edith Maruéjouls

Pour des espaces communs égalitaires

Illustration : Emmanuel Troestler

« Faire je(u) égal » est un ouvrage dont on rêve­rait qu’il soit lu par toutes les direc­tions d’école, mais sur­tout par toutes les per­sonnes en charge des ques­tions d’enseignement et d’égalité de genres au sein de nos gou­ver­ne­ments. Pour­quoi ? Parce sur la base de cen­taines d’heures d’observation, de débats, mais sur­tout d’expérimentations sur le ter­rain, Édith Marué­jouls déve­loppe des pistes de réflexion pour décloi­son­ner les usages que font les enfants de leurs espaces communs.

Qu’il s’agisse de la cour de récréa­tion, du préau ou encore des toi­lettes, cette géo­graphe du genre pro­pose de revoir tout le sys­tème (à ce jour très peu ques­tion­né) de l’occupation des espaces au sein des écoles. Non seule­ment pour offrir une répar­ti­tion plus éga­li­taire de ceux-ci, mais sur­tout parce que selon elle, si les filles et les gar­çons res­sen­taient la même liber­té à occu­per leurs lieux com­muns, le risque d’agressions et autres har­cè­le­ments s’en ver­rait réduit d’autant. Nos esprits sont façon­nés et nos per­cep­tions biai­sées en rai­son de l’espace que l’on se sent légi­time et en sécu­ri­té d’occuper. Édith Marué­jouls se fait force de pro­po­si­tion pour décloi­son­ner les ter­ri­toires. Ou com­ment jouer la carte de la mixi­té pour une meilleure per­méa­bi­li­té des mondes dans l’intérêt de toustes…

Pourriez-vous en quelques mots résumer votre travail, en tant que géographe spécialisée dans les questions de genre et de mixité afin que notre lectorat puisse vous situer ?

Je suis direc­trice d’un bureau d’études – L’Atelier Recherche Obser­va­toire Éga­li­té (L’ARObE) – et je tra­vaille sur le ter­rain en immer­sion. Mes mis­sions visent à éta­blir un diag­nos­tic et à pré­fi­gu­rer les espaces dans le sens d’un amé­na­ge­ment éga­li­taire favo­ri­sant le par­tage et la mixi­té filles/garçons. En géné­ral, j’interviens dans les écoles et les col­lèges pour ques­tion­ner la cour de récréa­tion et les lieux inter­mé­diaires des jeunes (can­tine, toi­lettes, foyer etc.). Il m’arrive d’étudier éga­le­ment les espaces publics.

Vous dites lutter en premier lieu contre les systèmes de classification, qu’est-ce que cela signifie concrètement ?

On parle ici d’identité d’appartenance. C’est l’idée que la rela­tion filles/garçons est faus­sée dès l’enfance par des sté­réo­types de sexe (Qu’est-ce qu’être une fille ? Qu’est-ce qu’être un gar­çon ?). Une sorte de vête­ment social qui dis­tri­bue des com­pé­tences, des savoirs-être et des savoirs-faire à prio­ri. Par exemple, les jeux des filles et les jeux des garçons.

Comment expliquez-vous que ces classifications influent sur l’espace dont nous disposons (ici, en l’occurrence, pour jouer) ?

En réa­li­té cette clas­si­fi­ca­tion jeux de filles/jeux de gar­çons entraine une hié­rar­chie dans l’occupation de l’espace de cour. C’est par exemple l’idée que les gar­çons ont besoin d’espace pour leurs jeux, les grands jeux qu’il faut orga­ni­ser. Alors que les filles font des « petits jeux » qui s’auto-organisent. Elles n’ont pas de lieu dédié ni bien sou­vent d’adulte pour les accom­pa­gner. Elles ne sont pas prises en consi­dé­ra­tion lorsqu’il s’agit d’organisation de l’espace ni d’animation. Elles souffrent donc sym­bo­li­que­ment d’une double dis­qua­li­fi­ca­tion : ne pas pou­voir jouer avec les gar­çons et ne pas pou­voir jouer à leurs jeux.

Vous parlez de mobilité « contrainte », qu’est-ce que cela suppose ?

C’est l’apprentissage dès l’enfance des « mobi­li­tés de bord ». Les des­sins des enfants montrent que les filles et les autres (cel­leux qui n’occupent pas l’espace cen­tral) éla­borent des stra­té­gies de mobi­li­té pour ne pas « déran­ger (dégen­rer) » le jeu des gar­çons, de peur aus­si de se faire bous­cu­ler, de prendre un bal­lon. En outre, les filles signi­fient des mobi­li­tés « uti­li­taires », elles se déplacent avec un but (aller aux toi­lettes, s’asseoir sur un banc etc.). Les gar­çons (en par­ti­cu­lier les grands) eux occupent tout l’espace de manière insou­ciante. Cet état de fait est durable au col­lège puis à l’âge adulte où l’on retrouve les mêmes phé­no­mènes dans l’espace public.

Vous dites que pour faire changer les choses, il faut convoquer la « capacibilité » collective, qu’est-ce que cela veut dire ?

Cela veut dire que seul·e vous ne pou­vez ni chan­ger cette struc­tu­ra­tion ni « vous impo­ser ». Un corps indi­vi­duel ne peut pas repré­sen­ter un corps social. Une contre dix n’est pas un rap­port éga­li­taire dans la rela­tion. Il faut donc que ce soit les adultes professionnel·les inter­ve­nant dans ces espaces qui régulent et garan­tissent une pro­tec­tion. Il s’agit de cas­ser le sen­ti­ment d’impunité et d’adopter une démarche pro­fes­sion­nelle proac­tive en faveur de la mixité.

Vous évoquez l’importance, à l’école, de l’aménagement des vestiaires sportifs et surtout, des sanitaires… Pourquoi ?

Parce que ce sont les lieux d’impunité et d’absence d’intimité qui pro­duisent des espaces vio­lents. En France, une enquête Har­ris Inter­ac­tive pro­duite en 2022 montre qu’un·e enfant sur deux se retient d’aller aux toi­lettes et huit sur dix n’y vont qu’à la der­nière limite. La dis­tinc­tion filles/garçons, en par­ti­cu­lier aux toi­lettes, a mas­qué les pro­blèmes et donc des solutions.

Vous dénoncez l’approche préventive pour prôner une approche constructive de redéfinition des espaces pour faire advenir l’égalité en réhabilitant les filles, en légitimant leur présence… C’est magnifique, mais n’est-ce pas un vœu pieux tant que la société n’aura pas profondément évolué ?

Faire évo­luer la socié­té c’est agir. L’école doit être un espace de chan­ge­ment socié­tal, de pro­jet col­lec­tif de rela­tions filles/garçons, bien plus que le miroir d’une socié­té struc­tu­rant les vio­lences de manière sys­té­mique. Tout l’enjeu se situe dans l’engagement pour un chan­ge­ment durable. C’est bien l’absence de rela­tion filles/garçons dès l’enfance qui fait vio­lence plus tard (dans le couple, dans le tra­vail, dans les loi­sirs, dans la rue etc.).

Dans votre conclusion, vous vous questionnez sur le fait que vous deviez sans cesse justifier vos propositions pour les légitimer… Avez-vous l’impression que c’est votre approche égalitaire qui interroge et qui suscite davantage de demandes d’évaluation ?

Oui. En pre­mier lieu parce que les autres poli­tiques publiques sont peu éva­luées. Dans mon livre, je cite l’exemple  city stades [Nom uti­li­sé en France pour qua­li­fier les ins­tal­la­tions urbaines com­po­sées d’un ter­rain de sport dotés d’une mul­ti­tude de lignes au sol pour déli­mi­ter divers ter­rains de sport. NDLR] et autres équi­pe­ments spor­tifs construits sur l’espace public. Au mieux, ces équi­pe­ments sont occu­pés par une poi­gnée de garçons/hommes ; au pire ils sont vides ou dévoyés. C’est une dépense qui ne sert abso­lu­ment pas à une grande majo­ri­té de la popu­la­tion. Pour­quoi alors conti­nuer à les construire ? Puis je m’interroge sur la ques­tion qu’on pose : Doit-on faire la preuve que la rela­tion filles/garçons, jouer ensemble, man­ger ensemble, rire ensemble peut avoir une valeur pour une socié­té humaine et démo­cra­tique ? Comme le disait si jus­te­ment Gene­viève Fraisse : « n’est-il pas venu le moment du non-consen­te­ment col­lec­tif à la norme de genre, aux vio­lences faites aux femmes ? ».

Faire je(u) égal - Penser les espaces à l'école pour inclure tous les enfants, Edith Maruéjouls, Double Ponctuation 2022.

A nous les cours d’école

C’est vrai ça nous sommes nous dit au sein de la collective… quand est-ce que finalement on arrêtera de faire des concessions, qu’on arrêtera de laisser croire à nos filles qu’elles sont moins légitimes, qu’on pourra enfin arrêter de rappeler le non ?  Ne serait-il pas temps que nos corps individuels prennent le pas sur nos têtes ; qu’ils s’organisent, se renforcent, s’agglutinent pour faire masse, une bonne fois pour toutes. Contrer toutes les ramifications, les organisations, les institutions, les règles, les normes patriarcales inscrites dans nos chairs, dans nos têtes, dans nos familles, nos institutions. Ça frissonne, ça bout, ça se tend, ça s’ébranle… mais encore trop souvent, nous devons nous justifier, démontrer, compter, rendre compte… Est-ce qu’on pourrait enfin se faire confiance, écouter nos enfants, nos filles (et nos garçons), observer, sentir, se donner les moyens financiers et humains et adapter nos pratiques, nos lieux de vie, nos espaces communs, nos manières de faire et de penser, pour que chacun·e trouve sa place… et il faudra sans cesse recommencer, parce qu’on évoluera, mais cette fois, toustes ensemble… si possible !

 

La collective Féminisme(s)

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