Pour un conflit de mémoires

Par Jean Cornil

En ces temps à la mémoire courte, où l’évènement d’hier est chas­sé par la nou­velle du matin, et où l’esprit se rétré­cit à une jux­ta­po­si­tion de faits qui s’évanouissent dans cette socié­té si liquide, mon atten­tion est tou­jours mobi­li­sée par le petit détail qui me tire bru­ta­le­ment en arrière. J’ai un faible pour la longue durée et l’œil dans le rétroviseur.

Ain­si, en décembre der­nier, la déci­sion prise par le conseil muni­ci­pal de Rome, de réha­bi­li­ter, à l’unanimité, le poète latin Ovide, exi­lé, en l’an 8 de notre ère, au fin fond de la Rou­ma­nie d’alors, peut-être pour un Art d’aimer, jugé trop licen­cieux par un Auguste, sou­cieux de réta­blir les « bonnes mœurs ». Ou, en 2012, le refus de lever le herem, l’exclusion de Spi­no­za de sa com­mu­nau­té en 1656, par le grand rab­bin d’Amsterdam, au motif que le phi­lo­sophe n’avait jamais mani­fes­té le moindre repen­tir, et ce, mal­gré la sol­li­ci­ta­tion de nom­breuses per­son­na­li­tés juives.

De situa­tions sin­gu­lières, glis­sons vers des moments d’histoire. L’année 2018 peut faire res­sur­gir, par la magie sym­bo­lique des chiffres ronds, la fin du pre­mier conflit mon­dial, la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’Homme de 1948 ou le 50e anni­ver­saire de Mai 68. On pour­rait y ajou­ter, au choix, la révo­lu­tion ratée de 1848, le prin­temps de Prague, la nais­sance de Cha­teau­briand, la mort de Claude Fran­çois ou celle de Jacques Brel.

Que signi­fie cette lita­nie de dates ? Ces rap­pels régu­liers à la bonne sou­ve­nance du peuple par les médias et les auto­ri­tés ? Pour­quoi chaque année tant de célé­bra­tions, d’exhumations de morts célèbres et de nais­sances illustres ? « L’acte de com­mé­mo­rer tend à uti­li­ser le pas­sé pour jus­ti­fier le pré­sent » écrit le phi­lo­sophe Patrice Mani­glier à pro­pos de l’opportunité ou non de célé­brer la résur­rec­tion de Mai 68 dans les consciences. La ten­ta­tion est tou­jours très puis­sante d’instrumentaliser une figure ou un fait du pas­sé, qu’ils soient exem­plaires ou tragiques.

Les révo­lu­tions amé­ri­caine et fran­çaise du 18e siècle se sont parées de toutes les ver­tus de la Rome antique et les pre­miers révo­lu­tion­naires lati­no-amé­ri­cains des valeurs des ébauches du chris­tia­nisme. Com­pa­rez le gra­phisme d’un billet d’un dol­lar avec celui de cinq euros. Tout est dit entre l’âme de la civi­li­sa­tion d’outre-Atlantique, qui domine cultu­rel­le­ment le monde, et la froi­deur abs­traite du pro­jet euro­péen. Nul ne saute par-des­sus son époque et les réfé­rences au pas­sé, glo­rieux ou dra­ma­tique, forgent les des­tins des peuples.

Au-delà des lois mémo­rielles et des cou­ronnes offi­cielles sur les tombes solen­nelles, le rap­pel au sou­ve­nir entend confé­rer un sens au pré­sent. Et ce, ou ceux, dont on ne se sou­vient pas, les vain­cus de l’Histoire, y par­ti­cipent plei­ne­ment, par le ver­sant obs­cur de la mémoire col­lec­tive, entre non-dit, déni et oubli. Plai­dons pour la valo­ri­sa­tion des conflits de mémoire et pour les pos­si­bi­li­tés qu’ont expri­mées des humains et des situa­tions sans les avoir jamais réalisées.