Spectacle « La Convivialité »

Pour une orthographe à notre service

Illustration de Kevin Matagne, extraite de « La Faute de l’orthographe » (Textuel, 2017), avec l'aimable autorisation de son auteur.

Dans leur spec­tacle-confé­rence « La convi­via­li­té », Arnaud Hoedt et Jérôme Piron, tous deux profs en secon­daire et rom­pus en lin­guis­tique, retracent socio­lo­gi­que­ment, poli­ti­que­ment et his­to­ri­que­ment le par­cours sinueux de l’orthographe fran­çaise dans une forme claire et plai­sante. Leur objec­tif ? Que les spec­ta­teurs s’autorisent enfin à inter­ro­ger notre norme, ce code gra­phique de la langue orale. Et envi­sagent de l’améliorer pour la rendre plus acces­sible, contre tous les dog­ma­tismes des « curés de la langue ».

Avec plus de 50 repré­sen­ta­tions à son actif et plus d’une cen­taine à venir, La Convi­via­li­té laboure France et Bel­gique avec suc­cès alors que le texte de la pièce vient de paraitre aux édi­tions Tex­tuel sous le titre La faute de l’orthographe. Cette confé­rence théâ­tra­li­sée, pour ne pas dire ges­ti­cu­lée, nous révèle d’abord une his­toire un peu tue de l’orthographe, faite de hasard, d’erreurs, d’accidents, d’arbitraire, de rai­sons tech­niques ou de déci­sions poli­tiques. Ain­si en est-il par exemple des plu­riels en ‑x, dont l’origine pro­vient d’une mau­vaise inter­pré­ta­tion d’abréviations uti­li­sées par les moines copistes… L’orthographe n’est donc pas des­cen­due du ciel pour être révé­lée aux fran­co­phones mais résulte d’une construc­tion sinueuse.

La pièce montre aus­si à quel point des déci­sions poli­tiques ont visé à rendre déli­bé­ré­ment dif­fi­cile l’accès à l’orthographe. L’Académie fran­çaise ayant en effet tout fait, dès le 17e siècle, pour en faire un ins­tru­ment de sélec­tion et d’inégalité, de dis­tinc­tion et de pou­voir pour « dis­tin­guer les gens de lettres d’avec les igno­rants et les simples femmes ». Depuis 1835 envi­ron (où un nou­veau dic­tion­naire de l’Académie consacre les formes les plus com­pli­quées contre celles plus simples aupa­ra­vant en vigueur), nous écri­vons ain­si avec une ortho­graphe conte­nant énor­mé­ment d’exceptions, de fio­ri­tures, de chi­chis, de réfé­rences pom­peuses à l’étymologie, de lettres muettes et avec très peu de cor­res­pon­dances pho­né­tiques entre la langue écrite et la langue par­lée. Pour des rai­sons qui n’ont donc rien de natu­rel (l’orthographe, contrai­re­ment à la langue est rare­ment « natu­relle » puisqu’elle est un code choi­si), et dans de très nom­breux cas, rien de logique.

Sauf que l’opinion majo­ri­taire des pays fran­co­phones s’oppose à ce qu’elle évo­lue, à ce qu’on puisse y tou­cher, même si c’est pour l’améliorer comme l’a timi­de­ment ten­té la rec­ti­fi­ca­tion de 1990. Car, outre les ins­ti­tu­tions, ce sont éga­le­ment, nous, les gens, qui mon­trons un res­pect qua­si reli­gieux à son égard. Et qui rechi­gnons en majo­ri­té à ce qu’on puisse ima­gi­ner cor­ri­ger les erreurs de l’orthographe, notam­ment parce qu’il nous en a coû­té de l’apprendre. Com­ment chan­ger le rap­port qu’on entre­tient avec ce qui devrait être un outil de com­mu­ni­ca­tion et non une source d’oppression ?

« TOUT CELA N’EST PEUT- ÊTRE QUUN MALENTENDU »

Pour Arnaud Hoedt, « le tout pre­mier objec­tif de la pièce, c’était de déblo­quer la parole. On vou­lait que les gens se per­mettent de s’interroger sur l’orthographe en mon­trant qu’elle n’est pas une chose qu’on doit révé­rer et ser­vir sans réflé­chir, mais plu­tôt qu’elle nous sert à nous. Qu’elle est d’abord et avant tout un outil ».

Pour ce faire, il est néces­saire de lever un mal­en­ten­du fon­da­men­tal qui pré­side à la plus grande pas­sion et dérai­son dans les débats : la confu­sion entre la langue et l’orthographe, entre l’oral et l’écrit. « Car l’orthographe, c’est l’écriture de la langue, c’est-à-dire le code gra­phique qui sert à retrans­crire la langue orale. » Ce n’est donc pas la langue elle-même. C’est un outil au ser­vice de la langue « à la manière des par­ti­tions pour la musique ». Il est dès lors légi­time de se deman­der s’il s’agit d’un bon outil ou non, et com­ment on peut l’améliorer en rédui­sant la part d’absurdités, d’aberrations, d’exceptions et de dif­fi­cul­tés non fon­dées de l’expression écrite.

Le but, en rendre l’accès plus facile pour tous, et uti­li­ser le temps gagné à son appren­tis­sage pour acqué­rir d’autres res­sources lan­ga­gières. « Les détrac­teurs des réformes ortho­gra­phiques parlent de « sim­pli­fi­ca­tion », un mot qui induit une idée de perte et de paresse. En réa­li­té, on va amé­lio­rer, on ne va pas faire moins, on va faire mieux. » Les deux auteurs pro­posent en effet que tout ce temps gagné soit conver­ti dans l’apprentissage d’autres res­sources lin­guis­tiques : « Tout le temps qu’on ne consa­cre­rait plus à « choux-hiboux-cailloux » ou à des dic­tées, on pour­rait le consa­crer au non ver­bal, à la syn­taxe, à écou­ter l’autre, à argu­men­ter, à apprendre les syl­lo­gismes, à détri­co­ter les impos­tures intel­lec­tuelles et faire en sorte que nos enfants soient moins vic­times des fake news. » Bref : déve­lop­per l’esprit cri­tique et l’expression plu­tôt que de se far­cir des listes d’exception.

DISCRIMINER PAR L’ORTHOGRAPHE

« L’esprit cri­tique semble s’arrêter au seuil de l’orthographe », nous rap­pelle la pièce. Et ce, y com­pris dans les milieux pro­gres­sistes. Il y a une céci­té à ne pas arri­ver à lier ensemble la ques­tion de l’orthographe et des enjeux d’égalité. Car les consé­quences de ces dif­fi­cul­tés que cer­tains tra­ves­tissent en « sub­ti­li­tés » , de cette com­plexi­té de l’orthographe, c’est qu’elle devient un filtre social. Car avec l’orthographe, rap­pelle Arnaud, « il y a ceux qui l’ont et ceux qui ne l’ont pas. Les enfants s’identifient très tôt à leur camp. »

Du côté des per­dants : « Une fois que l’enfant a com­pris que c’est que c’était trop dif­fi­cile pour lui, parce qu’il est dys­lexique ou qu’il n’arrive pas à com­prendre la logique ortho­gra­phique, il a ten­dance à jeter le bébé avec l’eau du bain et à se dire « le fran­çais, c’est pas pour moi ». Et du coup, à éva­cuer tout ce qui fait la richesse de la com­mu­ni­ca­tion, la lit­té­ra­ture, la lec­ture, la beau­té de la langue, et peut-être même la culture fran­co­phone en géné­ral ». De l’autre côté, on a les gagnants qui « vont s’identifier à cette culture patri­mo­niale tra­di­tion­nelle et deve­nir eux-mêmes les bour­reaux, les nou­veaux gar­diens de l’église ortho­gra­phique, en répé­tant que l’orthographe c’est la langue, que la langue c’est la culture et qu’il n’est donc pas ques­tion d’y toucher. »

Par cette com­plexi­té entre­te­nue, on empêche cer­taines caté­go­ries venant d’un milieu moins favo­ri­sé, notam­ment des immi­grés, d’avoir accès à la langue : « Le fait que l’orthographe, porte d’entrée sur la langue, soit fer­mée à double tour ou exige un code hyper bis­cor­nu est pro­blé­ma­tique ». On parle d’écriture inclu­sive pour évo­quer la fémi­ni­sa­tion de la langue mais « en fait, c’est toute l’écriture qui n’est pas inclu­sive, qui exclut une par­tie de gens qui vou­draient s’intégrer, qui exige d’eux qu’ils montrent patte blanche avant d’avoir le droit de pou­voir s’exprimer, à qui on dit : « tu es mau­vais en ortho­graphe donc tu es mau­vais en fran­çais donc tu es mau­vais dans la culture fran­çaise ». »

Outre ces enjeux d’intégration, c’est évi­dem­ment en tant qu’outil de repro­duc­tion sociale des classes sociales que l’orthographe joue, car on n’est pas socia­le­ment égaux devant elle : « C’est tout le pro­pos du livre Les Héri­tiers de Bour­dieu, plus les enfants dis­po­se­ront de condi­tions de tra­vail à la mai­son qui per­mettent l’apprentissage, de parents qui parlent fran­çais et pas une autre langue à la mai­son, eux-mêmes ayant une bonne ortho­graphe et un rap­port sacra­li­sant à la langue, meilleur sera l’apprentissage de l’orthographe par l’enfant. » Bref, « les dif­fi­cul­tés de l’orthographe vont accen­tuer les inéga­li­tés sociales à l’école ». Phé­no­mène qui se pour­sui­vra ensuite pour l’accès à l’emploi, car la mai­trise de l’orthographe sera sou­vent un cri­tère d’embauche implicite.

Néan­moins, la dis­cri­mi­na­tion par la langue ne dis­pa­rai­tra jamais tota­le­ment, se recom­po­sant pro­ba­ble­ment ailleurs. Et s’il reste impor­tant de pou­voir déter­mi­ner qui écrit bien et qui n’écrit pas bien, « la vraie ques­tion, c’est sur quel cri­tère on base cette dis­tinc­tion. S’appuyer sur l’orthographe, sur les listes d’exception à apprendre par cœur est infon­dé, car on dis­cri­mine alors en fonc­tion des condi­tions de tra­vail et du fait d’avoir ou non une bonne mémoire. »

VERS UNE NORME PLUS CONVIVIALE

Le public est très récep­tif à ces argu­ments dépo­sés tout en dou­ceur. Y com­pris les « gram­mar nazis », ces obsé­dés de l’orthographe, ceux-là mêmes qui ne répondent jamais sur le fond sur les forums inter­net mais laissent des com­men­taires type « quand tu sau­ras écrire sans fautes, on dis­cu­te­ra ». Ils viennent voir le spec­tacle et en sortent per­tur­bés dans leurs fon­de­ments. La forme aide à cet effet : « on a mis trois ans pour écrire ce spec­tacle, car on a vrai­ment pesé et pen­sé chaque mot. On vou­lait que ce soit le plus doux et le moins mili­tant pos­sible. On vient vrai­ment en posant les choses scien­ti­fi­que­ment, en disant « on a décou­vert que… vous en pen­sez quoi ? » Il n’y a aucune agres­si­vi­té ou volon­té de revanche dans le pro­pos. » Ce qui désa­morce les conflits habi­tuels lors des débats qui suivent chaque repré­sen­ta­tion : « comme tout le monde a bien com­pris la dif­fé­rence entre la langue et l’orthographe, les débats sont extrê­me­ment riches parce que les gens parlent vrai­ment d’orthographe. » Les échanges, paci­fiés, ne por­tant plus sur le fait de chan­ger ou pas l’orthographe mais sur ce qu’on change de l’orthographe, com­ment on le change et à quel rythme. « Ils se rendent bien compte qu’on ne veut pas que cha­cun écrive comme il le veut, mais qu’on veut une nou­velle norme commune ».

Si on faci­lite l’approche de l’orthographe en ren­dant les règles plus logiques et en cor­ri­geant cer­taines absur­di­tés, on amè­ne­ra plus de gens à mai­tri­ser la langue écrite, on don­ne­ra un accès plus direct à l’écriture… et on rédui­ra aus­si le nombre de fautes com­mises. « Il faut dire aux gens qui n’aiment pas les fautes d’orthographe que si on amé­liore l’orthographe, il y aura inévi­ta­ble­ment beau­coup moins de fautes ! En turc, où l’orthographe est par­fai­te­ment pho­né­tique, la faute d’orthographe n’existe pas ! Et les enfants l’apprennent en deux semaines ! » Même si ce n’est pas pos­sible que le fran­çais arrive à ce niveau-là, il pour­rait par exemple suivre le che­min de l’espagnol dont l’orthographe « est pra­ti­que­ment deve­nue pho­né­tique, à force de réforme, tous les 15 – 20 ans, sim­ple­ment parce qu’elle n’a pas ces­sé d’évoluer avec la langue. »

Rendre l’orthographe convi­viale, ce serait la mettre au ser­vice de l’homme et non l’inverse. Ça serait par exemple modi­fier l’accord du par­ti­cipe pas­sé avec l’auxiliaire avoir, une règle due à une mau­vaise inter­pré­ta­tion des gram­mai­riens d’erreurs de reco­pie des moines qu’Arnaud juge absurde et ultra com­plexe, alors même qu’à l’oral, l’accord n’est qua­si­ment plus mar­qué… « On pour­rait donc sim­ple­ment se dire qu’on accorde le par­ti­cipe avec l’auxiliaire être et qu’on n’accorde plus avec l’auxiliaire avoir. Tout d’un coup, avec une seule nou­velle règle, le niveau glo­bal de la popu­la­tion en ortho­graphe aug­men­te­rait signi­fi­ca­ti­ve­ment ! Et on arrê­te­rait de se fli­quer les uns les autres sur cette ques­tion. L’idée c’est d’arriver à une tolé­rance ortho­gra­phique assez grande pour que pen­dant une ou deux géné­ra­tions, on oublie pro­gres­si­ve­ment cer­taines fautes ».

La convi­via­li­té, c’est aus­si viser une socié­té qui res­pecte la liber­té d’expression, qui donne accès à l’expression par l’écriture à tout le monde. « L’écriture est un droit. On devrait tous avoir le droit d’écrire. Après, il y en a qui écri­rait bien, d’autres moins bien, mais avoir accès au code ça devrait être fon­da­men­tal. Si on veut vivre et com­mu­ni­quer ensemble, à quoi bon pas­ser son temps à regar­der com­ment l’autre écrit, inté­res­sons-nous plu­tôt à ce qu’il raconte. »

Infos, ressources et dates des spectacles sur www.laconvivialite.com

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