François Gemenne dirige à l’Université de Liège le Centre de recherches consacré aux migrations et à l’environnement. Il est aussi enseignant dans différentes universités en France et en Belgique. Il a coécrit, avec Pierre Verbeeren, directeur général de Médecins du Monde, « Au-delà des frontières. Pour une justice migratoire », qui trace des perspectives nouvelles pour les politiques d’asile et d’immigration, bien éloignées des attitudes de fermeture, de rejet, et d’instrumentalisation dont sont victimes les migrants. Il y a bien une alternative progressiste et humaniste face à une politique européenne de repli et de contrôle.
Comment pourriez-vous définir une politique migratoire de gauche ?
Pour moi, c’est d’abord une politique migratoire qui pose des questions qui ne sont pas des réponses aux questions posées par l’extrême droite. Il y a en effet eu une très grave démission intellectuelle de la gauche, qui a laissé complètement l’extrême droite s’emparer de l’agenda des migrations. Aujourd’hui, on a un peu l’impression que toutes les décisions en matière de migration sont des décisions qui sont strictement managériales parce qu’il s’agit avant tout de ne pas faire de vagues. C’est une orientation politique évaluée à l’aune de leur impact sur le score de l’extrême droite.
Ensuite, une politique migratoire de gauche, c’est une politique qui penserait le caractère structurel des migrations comme une transformation fondamentale de nos sociétés. Aujourd’hui encore, on a tendance à considérer l’immigration comme un problème conjoncturel à résoudre, comme une sorte de crise à gérer. Ce qui empêche de développer des directions positives sur cette question. On est donc dans une optique défensive où il va sans cesse s’agir de réagir, voire de limiter les migrations. Un peu comme si on considérait toujours les migrations comme une anomalie qui n’existerait pas dans un monde idéal. Je crois que la priorité justement d’une politique migratoire de gauche, ce serait de reconnaitre à la fois le caractère structurel des migrations et le fait qu’il s’agit d’un droit fondamental de la personne.
Vous proposez notamment la possibilité de tirer au sort les candidats à la migration vers la Belgique ou vers l’Union européenne. Quels seraient les avantages de cette proposition ?
Le tirage au sort, on en est bien conscient, c’est la proposition la plus controversée, celle qui risque d’apparaitre comme la plus choquante et la plus heurtante. N’y a‑t-il pas quelque chose de très déshumanisé à imaginer que le sort des uns et des autres se joue finalement sur un tirage au sort ? La solution la plus juste, c’est l’ouverture pure et simple des frontières. C’est celle qui donne, à mon sens, les meilleures chances à tout le monde. C’est la mesure qui réduirait le plus les inégalités en matière de mobilité.
Maintenant, le but du livre était justement de ne pas aborder la question de l’ouverture des frontières, mais de faire une sorte de guide de mesures qui pourraient être appliquées immédiatement, dès la prochaine législature. Et donc de réfléchir par rapport au contexte politique actuel. Ne pas se lancer dans de grands projets métaphysiques d’ouverture des frontières que la Belgique serait de toute façon incapable de réaliser seule. À partir de là, on s’est dit : il faut parvenir à ouvrir des voies sûres et légales pour l’immigration dite « économique », c’est-à-dire pour les gens qui ne répondent pas aux critères de la Convention de Genève, mais qui fuient la misère et cherchent simplement une vie meilleure.
Une première possibilité, c’était celle de définir une politique de points ou de quotas comme le font le Canada, la Nouvelle-Zélande ou l’Australie, mais à ce moment-là, on tombe dans le piège de l’immigration choisie. C’est-à-dire qu’on rentre dans la logique qui veut que ce soit l’État de destination qui choisisse les migrants en fonction de critères souvent arbitraires. Cela nous paraissait fondamentalement injuste. Et aussi économiquement absurde parce que l’économie a autant besoin de balayeurs que de chirurgiens. Donc finalement, la voie la plus équitable nous semble être le tirage au sort, tout en reconnaissant le caractère un peu choquant de cette voie. Par rapport à toutes les injustices de la migration, c’était finalement la mesure qui nous paraissait permettre un certain nombre d’arrivées dites économiques sans être trop discriminante. Avec l’idée aussi que cela réduirait sans doute le nombre de naufrages en Méditerranée, en se disant que si les gens savent qu’ils ont une possibilité d’arriver par le tirage au sort, donc par des voies sûres et légales, ils risqueraient sans doute moins leur vie et dépenseraient moins d’argent.
Il y a une démission de la gauche depuis les années 80 sur la question des migrations. À quels facteurs identifiez-vous cela ? Et au profit de quels autres sujets ?
Il me semble que la question de l’immigration est aujourd’hui devenue pour la gauche ce que la sécurité était dans les années 90, c’est-à-dire un sujet de préoccupation important pour l’électorat, mais un sujet sur lequel la gauche a du mal à se positionner, a du mal à dire quelque chose parce qu’elle craint de se trahir. Pour moi, le moment qui identifie ce mouvement de bascule, ce sont les élections européennes de 1984. Le FN en France remporte 10% des suffrages. Un score qui parait ridicule aujourd’hui mais qui semblait énorme à l’époque. Et Laurent Fabius, alors Premier ministre socialiste affirmera que « le Front national pose les bonnes questions, mais apporte les mauvaises réponses ». Et dès l’instant où un homme politique, de gauche de surcroit, dit ça, cela signifie qu’il abandonne complètement à l’extrême droite l’agenda politique, et qu’il place les autres partis en position, non plus de poser les questions, mais d’apporter les réponses. Ce basculement correspond au moment où on va commencer à discuter d’un espace de libre circulation au sein de l’Union européenne, qui va se doubler d’un renforcement des frontières extérieures. C’est à partir de ce moment-là qu’on va commencer à construire la forteresse Europe.
Avez-vous déjà soumis ces propositions aux responsables politiques ?
Précisons d’abord qu’on a essayé de présenter des propositions qui soient concrètes et opérationnalisables. Des propositions qui peuvent être réalisées par la Belgique seule, c’est-à-dire qui ne nécessitent pas forcément un grand accord européen ou international. Et de plus, ce sont de mesures à coût nul ou à coût très limité qui ne vont donc pas grever le budget de l’État.
On a évidemment envoyé ces propositions à toute une série de politiques. On a eu certains retours, mais essentiellement des retours de militant·es et de sections locales qui nous ont dit : « c’est très intéressant, peut-on mettre telle ou telle proposition dans le programme qu’on soumettra à l’assemblée locale ou régionale de telle ou telle ville ? » Donc on voit que certaines idées font leur chemin. Mais, par contre, on n’a pas encore été véritablement interpelé par un président de parti ou un parti de façon officielle. Et parfois, je dois dire qu’on a un peu l’impression que les médias préfèrent donner la parole sur ces questions à Alain Destexhe ou à Théo Francken plutôt qu’à des chercheurs qui mettent en avant des propositions progressistes.
En matière migratoire, ce qui est extrêmement choquant, c’est la passivité globale de la société, des médias et des politiques. Comment peut-on expliquer ce phénomène ? Et comment essayer malgré tout de faire bouger les choses ?
Je trouve que la mobilisation des citoyen·nes au parc Maximilien était assez incroyable. Et même encore plus spectaculaire que les mobilisations pour le climat parce qu’il s’agit là d’un engagement fort et de long terme : accueillir quelqu’un chez soi, c’est sans doute encore plus engageant qu’aller marcher un dimanche dans le froid et sous la pluie, même si c’est évidemment remarquable de se mobiliser aussi pour le climat.
Je suis aussi frappé de ce décalage complet entre d’une part l’empressement des politiques à se saisir de la question du climat et à en faire un vrai enjeu de campagne électorale, ce qui est très bien, et d’autre part, le fait que, sur l’immigration, cela ne bouge pas voire cela recule.
Comment l’expliquer ?
D’une part parce que la question du climat est relativement consensuelle dans la société, en tout cas tant qu’on ne gratte pas plus loin en termes de choix collectifs, mais il y a un consensus assez large dans la société sur les principes de base à savoir : il faut protéger le climat et réduire les émissions de CO2. Sur l’immigration, il n’y a pas du tout de consensus social. Qu’est-ce qu’il faut faire par rapport aux migrations ? Est-ce qu’il faut accueillir davantage de migrants ? Je pense que même sur la question de ce qu’il faut faire en Méditerranée pour réduire le nombre de morts, il n’y a pas de consensus social qui se dégage, on a d’ailleurs bien vu les attaques dont ont été victimes les ONG. C’est un sujet de tensions très vives au sein de l’Union européenne, au sein des gouvernements, au sein des partis politiques, et même au sein des familles, des cercles d’ami·es etc. Résultat, on a des partis qui vont essayer de se tenir à distance d’un sujet sur lequel ils estiment qu’ils n’ont que des plumes à perdre.
Le deuxième élément, c’est que la crise climatique apparait encore comme largement devant nous, tandis que pour beaucoup de gens, la crise des réfugiés, la crise humanitaire apparait comme étant derrière nous, en 2014 – 2015. Je pense que beaucoup de gens sont convaincus qu’il n’y a plus vraiment d’autres problèmes aujourd’hui en termes humanitaires et il y a un moindre sentiment d’identification à cette problématique.
Serait-il judicieux d’ouvrir le statut de réfugié à ceux qui fuient les catastrophes climatiques ?
Sur la question de l’ouverture ou de la réouverture de la Convention de Genève, je vais faire une réponse de Normand. Je pense que ce serait une excellente chose si on pouvait rouvrir la Convention de Genève et y inclure toute une série d’autres motifs de protection que ceux qui avaient été initialement listés en 1951. Je pense bien sûr à la question du changement climatique mais aussi à la question de l’orientation sexuelle ou du genre. Car toute une série de motifs de persécutions qui poussent les gens à partir de chez eux ne sont pas pris en compte par la Convention.
Le problème, dans l’état actuel du débat politique aujourd’hui, c’est qu’un grand nombre de pays industrialisés sont dirigés par des populismes d’extrême droite. Je crains donc que toute révision de la Convention ne puisse aboutir qu’à un détricotage complet des maigres protections qu’elle contient. Et qu’elle finisse à la poubelle ou se voit complètement vidée de sa substance.
C’est un état assez dramatique et lamentable du débat politique puisque tous les chercheurs et tous les politiques de bonne volonté, reconnaissent qu’on en est aujourd’hui à travailler avec un instrument qui n’est plus adapté aux réalités des migrations contemporaines, mais que personne n’ose remettre sur la table par peur de le voir disparaitre.
C’est pourquoi je plaiderais plutôt en termes de solutions qui conservent la Convention de Genève, mais à laquelle on ajoute un étage avec une autre Convention, un autre texte qui ajoute des protections humanitaires additionnelles au texte de la Convention de Genève. J’en profite pour dire que le fameux Pacte de Marrakech, tellement décrié en Belgique, prévoit quand même des dispositions intéressantes précisément dans ce sens. Une des grandes avancées de ce Pacte, dont on a parfois dit qu’il ne servait à rien, qu’il n’était pas contraignant etc., c’est qu’il concerne les personnes déplacées par le changement climatique. C’est donc l’un des premiers textes internationaux sur l’immigration qui reconnait dans une section spéciale le changement climatique comme un facteur de déplacement des gens.
Quel diagnostic faites-vous en tant que spécialiste de la philosophie politique sur le monde d’aujourd’hui ? Est-ce qu’il y a vraiment un Ancien Monde qui disparait et un Nouveau Monde qui se profile ?
Je pense qu’il est trop tôt aujourd’hui pour identifier ce que sera une tendance structurelle et ce que seront des tendances conjoncturelles. Je pense qu’il faut se méfier de cette approche. On voit malheureusement que l’Ancien Monde a souvent tendance à revenir et que le Nouveau Monde est parfois une nouvelle déclinaison de l’Ancien. Il n’y a qu’à voir la présidence d’Emmanuel Macron en France. Par contre, ce que qui me parait significatif, c’est qu’on reste aujourd’hui bloqué dans des structures et dans des cadres de pensée qui ont été mis en place dans le passé, il y a parfois très longtemps, et qu’on ne parvient pas vraiment à renouveler.
Ainsi, sur la question du modèle productiviste de croissance, on reste prisonnier du modèle des Goldens Sixties où la question de la croissance démographique ou économique était présentée comme une sorte d’idéal. Avec cette idée que la croissance apporte prospérité et bonheur. On a encore fort tendance aujourd’hui à lier la question à la croissance à celle du chômage c’est-à-dire à faire comme si un retour à la croissance signifiait la fin du chômage, alors que toutes les études montrent qu’il n’y a pas de relation automatique entre croissance et taux d’emploi.
Sur la question de l’immigration, je trouve que nous restons coincés dans ce que j’appelle le paradigme de l’immobilité. C’est-à-dire l’idée que dans un monde idéal, les gens ne migreraient pas, et donc que les migrations sont une sorte d’anomalie. Ce paradigme de l’immobilité, je le fais remonter aux traités de paix de Westphalie de 1648 qui vont définir l’État tel qu’on le connait aujourd’hui : à chaque territoire va correspondre une population à laquelle va correspondre un souverain, comme s’il y avait une sorte de superposition des frontières géographique, démographique et politique.
Or, aujourd’hui, ce qu’on voit, et je pense que c’est cela qui provoque les crispations et la crise de la démocratie qu’on connait actuellement, c’est que cette superposition de trois types de frontières ne tient plus du tout.
Ainsi, la mondialisation fait que les frontières du pouvoir politique ne recouvrent plus les frontières des États. On voit bien qu’aujourd’hui, il y a toute une série de décisions qui échappent complètement au contrôle des États. Je pense en particulier aux multinationales. Mais ce sont aussi les frontières démographiques qui sont complètement remises en cause par l’immigration : vous allez avoir sur un territoire plusieurs populations et vous allez avoir une même population qui va être dispersée sur plusieurs territoires. Il n’y a donc plus du tout d’équivalence entre un territoire et une nation. Les frontières géographiques sont aussi profondément remises en cause par le changement climatique. Par exemple, un mètre d’élévation du niveau de la mer signifie pour un pays comme le Vietnam la disparition de 26 000 km2 c’est-à-dire 10% de son territoire ! Que veulent encore dire les concepts essentiels des relations internationales comme les frontières, la puissance, la souveraineté face aux changements climatiques ?