Pourquoi s’emparer du jeu vidéo ?

Illustration : Gaëlle Gaëlle

Le jeu vidéo est un média polé­mique et mal connu mal­gré sa dif­fu­sion mas­sive. Pour­tant, il peut poten­tiel­le­ment deve­nir, à l’instar de son grand frère le ciné­ma, non seule­ment un sujet et un objet de réflexion, mais aus­si un outil effi­cace et por­teur, pour des ani­ma­tions d’éducation per­ma­nente (EP). Si le jeu vidéo accom­pagne la pro­duc­tion de la pen­sée cri­tique depuis déjà un moment à l’université, dans des luttes poli­tiques ou dans des actions pion­nières en matière d’éducation popu­laire, l’enjeu des années à venir pour le sec­teur de l’EP est celui de s’emparer de ce média de masse. En quoi le jeu vidéo nous per­met-il de pen­ser et de mobi­li­ser ? Quelques pistes de réflexion.

La plu­part des études, aus­si bien issues de l’industrie du jeu vidéo comme les dif­fé­rents rap­ports de l’ISFE que de la recherche uni­ver­si­taire1, ne cessent de le mon­trer : le joueur moyen est une femme de plus de 35 ans qui pra­tique des jeux sur son smart­phone. Loin de l’image tra­di­tion­nelle encore répan­due dans les médias géné­ra­listes, les pra­tiques vidéo­lu­diques actuelles s’étendent bien au-delà des quelques block­bus­ters et illus­trent un phé­no­mène de fond : la pra­tique doré­na­vant géné­ra­li­sée du jeu vidéo.

En effet, il existe tou­jours plus de joueurs et de joueuses, de tous genres, de toutes eth­nies et de toutes ori­gines sociales. Dans ces condi­tions, pour­quoi l’image du média et sa com­pré­hen­sion par le grand public comme par les acteurs et actrices sociaux res­tent-t-ils si dif­fé­rentes de cette réalité ?

Une diversité aveugle à elle-même

De nom­breuses rai­sons expliquent cela : l’origine uni­ver­si­taire du média2, l’exclusion des femmes des médias numé­riques lorsque ceux-ci se déve­lop­pèrent3, le choix de por­ter le mar­ke­ting sur les enfants puis les ado­les­cents mas­cu­lins, la ten­dance des block­bus­ters d’action à s’imposer média­ti­que­ment au détri­ment des autres types de jeux… Pour­tant, la diver­si­té des jeux comme des créa­teurs et créa­trices ain­si que des joueurs et joueuses est ancienne. Mais elle a été éclip­sée par ces chan­ge­ments réa­li­sés pour trans­for­mer le jeu vidéo en indus­trie du diver­tis­se­ment de masse.

Et puis sur­tout, parce que la plu­part des joueurs et joueuses s’ignorent. C’est-à-dire qu’iels ne se recon­naissent pas dans le cli­ché du gamer, ce que l’on peut com­prendre en rai­son de son carac­tère stig­ma­ti­sant et limi­té en termes d’identification. Iels ne se défi­nissent donc pas comme des « joueurs-euses », n’affirment pas leur pra­tique dans l’espace social et ne cochent pas cette case dans les enquêtes socio­lo­giques sur le sujet. Situa­tion par­ti­cu­liè­re­ment vraie pour les casual gamers, pour­tant prin­ci­pale source de reve­nus de l’industrie vidéo­lu­dique aujourd’hui, joueurs et joueuses qui s’ignorent, affir­mant de bonne foi ne pas jouer, que jouer c’est « pra­ti­quer des jeux de guerre sur la PlayS­ta­tion dans le salon ».4

Le jeu vidéo est dorénavant partout

Le jeu vidéo est doré­na­vant une pra­tique cultu­relle lar­ge­ment dif­fu­sée auprès de toutes les couches sociales, pro­ba­ble­ment équi­va­lente sur ce point aux autres pra­tiques cultu­relles. Comme le montrent la diver­si­té des pra­tiques, le suc­cès éco­no­mique du casual gaming, l’immense varié­té des créa­tions depuis 2008 et l’explosion du jeu indé­pen­dant, les témoi­gnages en ligne…

Cette diver­si­té, des pra­tiques et des joueur-euses, incom­plète mais réelle et crois­sante, doit nous inci­ter en tant que professionnel·les ancré·es dans le réel à s’intéresser aux jeux vidéo. Et, de la même manière que nous regar­dons le livre, la bande des­si­née, le théâtre, le ciné­ma, à les réima­gi­ner eux aus­si comme outils cultu­rels d’émancipation.

Mais de quelle manière le jeu vidéo peut-il plus exac­te­ment per­mettre d’accompagner la pro­duc­tion col­lec­tive d’une pen­sée cri­tique ? Pour appor­ter quelques élé­ments de réponses, nous devrons par­cou­rir l’angle uni­ver­si­taire des games stu­dies, l’angle poli­tique et social des batailles cultu­relles actuelles, et enfin l’angle pra­tique des usages d’éducation popu­laire déjà en cours sur le terrain.

Games studies : Quand le jeu vidéo devient objet d’étude

Alors que la pra­tique du jeu est pro­ba­ble­ment aus­si ancienne que l’humanité, son étude appa­rait très récem­ment. Publié en 1938, Homo Ludens, de l’historien néer­lan­dais Johan Hui­zin­ga, pro­pose pour la pre­mière fois une ana­lyse uni­ver­si­taire du jeu comme phé­no­mène cultu­rel. Il faut attendre le début des années 1990 pour voir émer­ger les games stu­dies, dans le monde anglo­phone tout du moins. Elles ana­lysent les jeux en géné­ral et les jeux vidéo en par­ti­cu­lier en uti­li­sant conjoin­te­ment plu­sieurs domaines scien­ti­fiques. Dans le monde fran­co­phone, elles appa­raissent au début des années 2000 (avec l’OMNSH en France, Ludi­verse puis le Liège Game Lab et le Lou­vain Game Lab en Belgique…).

Par­mi leurs sujets de recherche, on peut rele­ver l’impact édu­ca­tif des jeux vidéo via la gami­fi­ca­tion5 (Jane McGo­ni­gal) ou le serious game (Julian Alva­rez) voire le tra­vail cog­ni­tif sus­ci­té par la pra­tique des jeux, mais aus­si, ce qui est par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant pour l’EP, des pro­blé­ma­tiques comme la place des femmes et des non-Blancs dans l’histoire du média, que ce soit leurs repré­sen­ta­tions sou­vent pro­blé­ma­tiques ou leurs apports créa­tifs et tech­niques invi­si­bi­li­sés, les formes d’économie qui se mettent en place dans les jeux en ligne, la mili­ta­ri­sa­tion de l’imaginaire via une repré­sen­ta­tion par­ti­cu­liè­re­ment posi­tive de l’armée, la varié­té des rela­tions amou­reuses pos­sibles dans les visual novels japo­naises6

À tra­vers ces décen­nies de recherches et de résul­tats, les games stu­dies montrent com­bien les jeux vidéo sont un média, et, qu’en tant que tels, ils portent des visions du monde. Des dis­cours idéo­lo­giques dont l’analyse prend tout son sens dans les pra­tiques d’animation en EP.

Les jeux vidéo comme terrain de combat politique

Très tôt, le jeu vidéo a sus­ci­té des débats publics, notam­ment autour de l’incitation sup­po­sée à la vio­lence puis d’une addic­tion éven­tuelle et du poids éco­no­mique gran­dis­sant de l’industrie. Mais ces débats ont long­temps sem­blé épar­gner les joueurs et joueuses entre eux, comme si ceux-ci et celles-ci for­maient une com­mu­nau­té uni­forme et unie contre les attaques exté­rieures des médias.

Cette image trom­peuse a volé en éclats en 2014 avec le #Gamer­gate7, révé­la­teur des diver­gences internes et du jeu vidéo comme ter­rain de lutte cultu­relle et poli­tique. Au départ, il s’agit d’une his­toire pri­vée, puis d’un scan­dale à pro­pos des médias spé­cia­li­sés. Très rapi­de­ment, ce terme devient un signe de ral­lie­ment pour celles et ceux qui s’opposent aux chan­ge­ments inter­ve­nus dans le sec­teur, comme la pré­sence plus affir­mée de femmes, de non blanc·hes, de LGBTQ+… par­mi les joueur-ses et créa­teur-trices de JV. Ce mot-dièse devien­dra enfin le signe de recon­nais­sance d’une extrême-droite par­ti­cu­liè­re­ment active en ligne. Signe de recon­nais­sance qui mobi­li­se­ra par exemple un élec­to­rat jeune en faveur de l’élection de Donald Trump en 2016 ou, plus près de nous, répand ses idées sur des endroits comme le popu­laire forum « 18 – 25 » du site www.jeuxvideo.com, l’un des plus actifs en fran­co­pho­nie8.

Cet exemple illustre la guerre cultu­relle en cours autour du jeu vidéo — et la réfé­rence à Gram­sci est expli­cite pour nombre de per­sonnes qui y par­ti­cipent -, deve­nu un front entre pro­gres­sistes et conser­va­teurs, gauche radi­cale et « droite alter­na­tive ». Et cette poli­ti­sa­tion touche tous les acteurs et actrices du média : créa­teurs et créa­trices qui affirment un pro­pos éga­li­ta­riste (le stu­dio Bliz­zard avec le jeu Over­watch9) ou mar­xiste (le col­lec­tif Mol­lein­dus­tria10), joueurs et joueuses qui détournent et se réap­pro­prient leurs jeux pré­fé­rés avec des fans fic­tions, ONG qui uti­lisent les codes du jeu vidéo pour pro­mou­voir une cam­pagne comme Han­di­cap Inter­na­tio­nal détour­nant le célèbre Démi­neur contre les mines anti­per­son­nelles, par­tis poli­tiques qui uti­lisent des jeux durant leur cam­pagne11, joueurs et joueuses pro­fes­sion­nels qui affichent leurs opi­nions à la manière du joueur répu­té Blitz­chung affir­mant son sou­tien aux mani­fes­tants de Hong-Kong durant une com­pé­ti­tion du jeu Hearths­tone12 (et sanc­tion­né pour cela par l’éditeur Bliz­zard), vidéastes en ligne et strea­meurs-euses13 qui lancent des évè­ne­ments vidéo­lu­diques en ligne pour affir­mer leur sou­tien à la lutte contre la réforme des retraites comme l’équipe autour du Stream Recon­duc­tible en 2019 et 2020… Autant de pistes pour le sec­teur de l’EP qui pour­rait lui aus­si inves­tir ces terrains.

Réappropriations émancipatrices d’un média commercial

De nom­breux sec­teurs sans but lucra­tif se sont réap­pro­priés les jeux vidéo, média pour­tant conçu par les mul­ti­na­tio­nales aujourd’hui à sa tête comme un pur pro­duit de diver­tis­se­ment commercial.

Ici aus­si les ini­tia­tives sont innom­brables, ini­tia­le­ment sur­tout por­tés par des indi­vi­dus et des ASBL, doré­na­vant rejointes par des struc­tures et des ins­ti­tu­tions offi­cielles : expo­si­tions retro­ga­ming pour reve­nir sur le pas­sé du jeu vidéo et y tra­vailler l’intergénérationnel ou pro­po­ser des ani­ma­tions socio-cultu­relles, ate­liers d’écriture et d’analyse pour mettre en pra­tique les com­pé­tences jour­na­lis­tiques, ren­contre de créa­tion de jeux vidéo ama­teurs qui ont notam­ment aidé à l’émergence des « jeux vidéo de l’intime » soit des auto­bio­gra­phies vidéo­lu­diques abor­dant d’autres thé­ma­tiques que celles des block­bus­ters, mais aus­si de construire à la manière des films d’atelier des jeux vidéo col­lec­tifs pour se mettre en scène en tant que groupes autre­ment, créa­tion de machi­ni­mas c’est-à-dire des vidéos créées à par­tir de par­ties de jeux vidéo puis mon­tées pour être trans­for­mées en films… Comme par exemple The French Demo­cra­cy d’Alex Chan, uti­li­sant le jeu The Movies pour racon­ter les émeutes des quar­tiers popu­laires de 2005 en France consé­cu­tives à la mort de Zyed Ben­na et de Bou­na Trao­ré.14

À l’évidence, les jeux vidéo sont déjà uti­li­sés comme outils d’éducation per­ma­nente. Leur pra­tique lar­ge­ment dif­fu­sée auprès de popu­la­tions variées per­met de les uti­li­ser en par­tant jus­te­ment de cet usage, de là où se trouvent les per­sonnes avec qui on avance en ani­ma­tion. De plus, leur carac­tère inter­ac­tif et diver­tis­sant offre d’autres pos­si­bi­li­tés d’éducation per­ma­nente, d’autres angles et manières d’aborder les actions socio­cul­tu­relles. Enfin, la pen­sée cri­tique peut être tra­vaillée avec les jeux vidéo comme objet et sujet, notam­ment pour ques­tion­ner ses modèles éco­no­miques (« les free-to-play sont-ils vrai­ment gra­tuits ? »), ses repré­sen­ta­tions (« pour­quoi l’action de col­lec­ter se retrouve-t-elle dans tant de jeux ? »), ses pro­duc­teurs (« pour­quoi les mul­ti­na­tio­nales de cette indus­trie repré­sentent-elles si peu les ques­tions sociales ? »), sa pro­duc­tion (« quelle part les jeux vidéo portent-ils dans la numé­ri­sa­tion du réel ? »), sa dis­tri­bu­tion sociale (« les jeux faus­se­ment gra­tuits sont-ils plus pra­ti­qués par les classes sociales popu­laires ? »), ses inter­faces (« pour­quoi les jeux sur smart­phones sont-ils plus acces­sibles que les jeux avec manette ? ») etc.

Autant de rai­sons de se réap­pro­prier le média vidéo­lu­dique, de par­ti­ci­per aux débats qu’il sou­lève, de dif­fu­ser les œuvres pro­gres­sistes qu’il génère, d’utiliser les jeux pour déve­lop­per le sens cri­tique et enca­pa­ci­ter les indi­vi­dus, leur per­mettre d’interroger notre uni­vers social à par­tir de pra­tiques ludiques bien plus répan­dues et variées que ne le laissent entendre les médias mains­tream. Au sec­teur de l’éducation per­ma­nente main­te­nant de se sai­sir plus avant de ce média et de l’utiliser avec ses publics au ser­vice de ses missions !

  1. Comme Ludes­pace qui, via une large enquête en France, a éta­bli une géo­gra­phie sociale des pra­tiques vidéo­lu­diques dans toute leur diver­si­té. Voir le rap­port Jouer aux jeux vidéo en France, Ludes­pace, 2014.
  2. Damien Djaou­ti, Pré­his­toire du jeu vidéo, Pix’n Love, 2019.
  3. Voir Les oubliées du numé­rique d’I­sa­belle Col­let, Le Pas­seur, 2019.
  4. Pour prendre conscience du déca­lage entre cette affir­ma­tion et la réa­li­té des pra­tiques, lisez ce joli article du Monde à pro­pos de la com­pé­ti­tion senior autour de Wii Sports : « André, Ray­monde et les autres… stars seniors des cham­pion­nats de jeux vidéo ».
  5. Conce­voir une acti­vi­té non-ludique en uti­li­sant les codes du jeu en géné­ral et du jeu vidéo en par­ti­cu­lier pour la rendre plus attractive.
  6. Un genre de jeu ins­pi­ré des livres dont vous êtes le héros, qui repose beau­coup sur de longs textes et les rela­tions entre les per­son­nages, et qui met régu­liè­re­ment au cœur de ses his­toires des rela­tions amou­reuses où les choix du joueur / de la joueuse sont cruciaux.
  7. Pour plus de détails, voir notre article https://www.agirparlaculture.be/jeu-video-polemiques-enjeux-et-perspectives/.
  8. Voir le dos­sier du maga­zine Canard PC « Du Gamer­gate à l’é­lec­tion de Donald Trump : Pour­quoi la droite radi­cale a choi­si le jeu vidéo comme champ de bataille culturel »
  9. Un jeu d’action com­pé­ti­tif en ligne dans lequel les joueurs et joueuses peuvent choi­sir d’incarner un per­son­nage par­mi plu­sieurs très différent·es et dont les his­toires mettent par­ti­cu­liè­re­ment en avant la diver­si­té des genres, des sexua­li­tés et des ori­gines ethniques.
  10. Voir notre enca­dré sur Mol­lein­dus­tria mais aus­si les nom­breux jeux chro­ni­qués par Agir par la culture : Tonight We Riot, Path Out, Lit­tle Infer­no, Orwell
  11. Fis­cal Kom­bat pour la France Insou­mise en 2017, Cor­byn Run pour le Labour la même année, Pla­net Alert pour Éco­lo en 2019…
  12. Un jeu de carte com­pé­ti­tif en ligne très popu­laire, au cœur de nombre de com­pé­ti­tions internationales.
  13. Vidéastes en ligne qui dif­fusent en temps réel et en conti­nu des par­ties de jeu, des ana­lyses, des tables rondes, des rencontres…
  14. Nous vous conseillons aus­si le tra­vail d’animation socio­cul­tu­rel pré­cur­seur d’Isabelle Arvers (www.isabellearvers.com).

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