Présence des Congolais à Bruxelles et postcolonialismes

 Matonge (Quartier de Bruxelles où réside une grande partie de la diaspora congolaise)Photo : CC BY-SA 2.0 par Genom4hire

Toute ancienne métro­pole ne peut échap­per au rap­port post­co­lo­nial. Quelles sur­vi­vances ou dépla­ce­ments de prin­cipes colo­niaux ont pu se faire en Bel­gique ? Com­ment se jouent les rap­ports entre post­co­lo­niaux et post­co­lo­ni­sés, Belges et Congo­lais ? Sarah Demart est socio-anthro­po­logue spé­cia­li­sée dans les études post­co­lo­niales et les migra­tions congo­laises (RDC), char­gée de recherche au FNRS et membre du Centre d’Études de l’Eth­ni­cite et des Migra­tions de l’ULg. Elle nous indique ici quelques élé­ments impor­tants pour appré­hen­der la dimen­sion post­co­lo­niale des rap­ports sociaux en Belgique.

En quoi le passé colonial belge s’invite-t-il dans le présent ?

Tout dépend du point de vue que l’on adopte. Du point de vue du débat public ou des ques­tions de socié­té, le pas­sé colo­nial belge semble dura­ble­ment can­ton­né dans les marges de la socié­té et des sujets non poli­ti­que­ment cor­rects. Des reven­di­ca­tions asso­cia­tives ont bien lieu, de même que des ini­tia­tives muséo­lo­giques, cepen­dant le pas­sé colo­nial de la Bel­gique et sur­tout ses éven­tuelles logiques de conti­nui­té à date contem­po­raine et sur le ter­ri­toire belge ne semblent pas faire par­tie des sujets de socié­té ni du récit natio­nal. Mal­gré un renou­veau signi­fi­ca­tif dans le monde de la recherche depuis le milieu des années 1990, on peut dire que le pas­sé colo­nial est absent de l’historiographie natio­nale et jusqu’à un cer­tain point de la mémoire col­lec­tive notam­ment chez les jeunes et alors même que, para­doxa­le­ment, des liens forts per­durent entre les ins­ti­tu­tions belges et le Congo. On est dans une situa­tion étrange où des évè­ne­ments inédits au niveau euro­péen se donnent à voir, comme la com­mé­mo­ra­tion du cin­quan­te­naire de l’indépendance du Congo, qui mobi­li­sa qua­si­ment toutes les ins­ti­tu­tions du pays, mais sans par­ve­nir à poser la ques­tion des rap­ports bel­go-congo­lais ici et main­te­nant, et plus géné­ra­le­ment la place des citoyens issus de l’histoire colo­niale ou tout sim­ple­ment des Noirs en Bel­gique. L’avènement d’une his­toire offi­cielle fai­sant jus­tice aux dif­fé­rentes mémoires de l’histoire par­ta­gée est aus­si loin d’être posée, excluant de fac­to, y com­pris par le biais de l’école, la pos­si­bi­li­té pour cer­tains citoyens de se retrou­ver dans les grands récits natio­naux, notam­ment ceux rela­tifs aux fon­de­ments démo­cra­tiques de la socié­té, dont le mul­ti­cul­tu­ra­lisme fait par ailleurs partie.

Y a‑t-il des mécanismes de manifestation de cette dimension postcoloniale en Belgique, des exemples (faits divers, affaires, évènement etc.) où elle s’incarnerait ?

La ques­tion de l’accès à l’emploi est cen­trale en ce qu’elle (re)produit une situa­tion d’asymétrie hié­rar­chi­sante, évo­quant le temps colo­nial pour un cer­tain nombre d’observateurs, citoyens héri­tiers de l’histoire colo­niale ou tout sim­ple­ment Noirs de Bel­gique. Les Congo­lais et bien d’autres « immi­grants post­co­lo­niaux » se dis­tinguent en effet du reste de la popu­la­tion par un niveau d’étude signi­fi­ca­tif en même temps qu’un taux de chô­mage record.

Les méca­nismes pré­si­dant à cette situa­tion post­co­lo­niale ne sont tou­te­fois pas objec­ti­vés. Et mal­gré des don­nées démo­gra­phiques, on ne peut plus expli­cites, posant la ques­tion des dis­cri­mi­na­tions raciales et post­co­lo­niales, aucune action publique ne per­met aujourd’hui de déce­ler de volon­té poli­tique par­ti­cu­lière. Les frus­tra­tions et reven­di­ca­tions qui en découlent ne semblent pas non plus être entendues.

Les mani­fes­ta­tions que d’aucuns qua­li­fièrent d’émeutes en décembre 2011, ne dénon­çaient par exemple, pas seule­ment la poli­tique inté­rieure du Congo, ni la poli­tique étran­gère de la Bel­gique, mais éga­le­ment les condi­tions de vie ici, le chô­mage, la déqua­li­fi­ca­tion et le racisme. C’est plus géné­ra­le­ment la rela­tive invi­si­bi­li­té des Noirs dans un cer­tain nombre de sec­teurs pro­fes­sion­nels et dans les ins­ti­tu­tions belges qui mani­feste de façon bru­tale et impli­cite la force de cette dimen­sion post­co­lo­niale. Reste à savoir quels sont les méca­nismes de ces dis­cri­mi­na­tions et ce qu’ils nous disent de l’imaginaire (post)colonial de la majo­ri­té et des rap­ports sociaux quo­ti­diens entre Belges et Congo­lais ou entre Blancs et Noirs.

Peut-on dire que les Congolais de Belgique sont les « indigènes du Royaume » ?

Le terme des « Indi­gènes de Royaume » emprun­té au mou­ve­ment fran­çais les « Indi­gènes de la Répu­blique » est en Bel­gique ini­tié par des citoyens d’origine magh­ré­bine, issus donc de l’histoire colo­niale fran­çaise. Jusqu’aujourd’hui d’ailleurs, aucun mou­ve­ment n’est par­ve­nu à fédé­rer Afri­cains du sud et du nord dans ces reven­di­ca­tions post­co­lo­niales. Des asso­cia­tions fon­dées par des per­sonnes d’origine sub­sa­ha­rienne ont par contre com­men­cé à se fédé­rer pour réflé­chir à ces ques­tions et faire entendre des reven­di­ca­tions notam­ment au sein du Musée de Ter­vu­ren. Un col­loque a, dans ce cadre, récem­ment mobi­li­sé des cher­cheurs, invi­tés par ce col­lec­tif mili­tant à mettre en pers­pec­tive l’articulation mémoire coloniale/discriminations raciales. Une ini­tia­tive ori­gi­nale et nova­trice qui mérite d’être soulignée.

Tou­te­fois, en dehors de l’intérêt de quelques indi­vi­dua­li­tés enga­gées, les exper­tises asso­cia­tives et les reven­di­ca­tions mili­tantes font l’objet d’une rela­tive indif­fé­rence de la part des pou­voirs publics et des poli­tiques non sans réaf­fir­mer la situa­tion de mar­gi­na­li­té de la Bel­gique à l’échelle euro­péenne en terme de non recon­nais­sance de son pas­sé colo­nial. Les négo­cia­tions et polé­miques enga­gées depuis des années pour l’avènement d’une rue ou d’une sta­tue Lumum­ba sont à cet égard signi­fi­ca­tives puisque mal­gré une com­mis­sion par­le­men­taire ayant abou­ti à des excuses publiques (concer­nant l’implication du gou­ver­ne­ment de l’époque dans l’assassinat du pre­mier Pre­mier ministre congo­lais), ce pan de l’histoire par­ta­gé n’aboutit pas à un ancrage ter­ri­to­rial et donc social. Cet épi­sode pour emblé­ma­tique qu’il soit n’épuise en outre pas le réper­toire des conten­tieux (post)coloniaux, ni des reven­di­ca­tions por­tées au sein de ces groupes.

Dans un article de Migration Magazine N°7 vous dites : « Peu visibles dans les institutions publiques, peu présents dans les mondes académiques et médiatiques, les Congolais sont peu subsidiés lorsqu’ils s’organisent en mode associatif ». À quoi cela est-il dû selon vous ?

Com­ment ne pas relier cette invi­si­bi­li­té à l’Histoire ? Les Congo­lais, puis les Rwan­dais et les Burun­dais, n’étaient pas les bien­ve­nus en métro­pole. Leur main‑d’œuvre était hau­te­ment mobi­li­sée en colo­nie, et le modèle ségré­ga­tif de la colo­ni­sa­tion belge était incom­pa­tible avec toute forme de mélange racial. Puis lorsqu’à l’indépendance les Congo­lais sont venus en nombre se for­mer en Bel­gique, rien ne lais­sait pré­sa­ger leur ins­tal­la­tion durable, ni pour eux-même, ni pour les Belges. Les Rwan­dais et les Burun­dais sont arri­vés plus tar­di­ve­ment et en moindre nombre. Cela étant, ces trois groupes consti­tuent la majo­ri­té des migrants issus de l’Afrique sub­sa­ha­rienne, une popu­la­tion dont la séden­ta­ri­sa­tion n’était ni pré­vue, ni dési­rée. Jusqu’aujourd’hui, ce groupe, et en par­ti­cu­lier les Congo­lais, ren­voyant à la colo­nie unique, au grand Congo dont l’apport en termes de déve­lop­pe­ment de la Bel­gique fut ines­ti­mable (en termes éco­no­mique, sym­bo­lique et géo­po­li­tique), semble rele­ver de l’impensé post­co­lo­nial. Un impen­sé ren­for­cé par la car­to­gra­phie colo­niale qui refu­sa de pen­ser et de for­mer des élites.

Aujourd’hui, le dis­cours des indi­vi­dus fai­sant par­tie de la mino­ri­té d’origine congo­laise donne à voir de signi­fi­ca­tives trans­ver­sa­li­tés. Qu’il s’agisse des milieux reli­gieux, poli­tiques, asso­cia­tifs ou artis­tiques, toute géné­ra­tion confon­due, le racisme est énon­cé comme quo­ti­dien et durable comme si de manière impli­cite, sans qu’il soit pour autant pos­sible d’établir le carac­tère inten­tion­nel des pra­tiques, l’intégration, et a for­tio­ri la mobi­li­té sociale, des Congo­lais était inconcevable.

Est-ce à dire que le « développement parallèle » perdurerait ?

Cer­tai­ne­ment, même si plu­sieurs études sou­lignent de manière géné­rale les efforts que doit four­nir la Bel­gique en matière d’intégration des étran­gers (d’origine ou de fait), dans le sec­teur de l’emploi par exemple, ou en termes d’égalité des chances, dans le domaine sco­laire, notamment.

Cepen­dant ce « déve­lop­pe­ment paral­lèle » pour­rait aus­si s’énoncer en termes de face-à-face post­co­lo­nial. Car les reven­di­ca­tions des Congo­lais échappent aux reven­di­ca­tions « clas­siques » dans le sens où la dette maté­rielle et morale de l’État et des ins­ti­tu­tions, voire des pri­vés, pré­side et s’imbrique avec les ques­tions liées à la situa­tion (post)migratoire.

Comme d’autres socié­tés post­co­lo­niales la Bel­gique est tra­vaillée par une his­toire dont les fron­tières raciales et colo­niales sont la trace, et dont la mise à jour est indis­pen­sable à leur dépassement.

Les individus issus de l’immigration marocaine en Belgique connaissent également des problèmes de disqualification sociale ou de racisme. Si la Belgique n’a pas eu de relation coloniale avec leur pays d’origine, cela veut-il dire qu’il n’existe pas de dimension postcoloniale dans cette relation-ci ?

Il y a plu­sieurs niveaux de l’imaginaire post­co­lo­nial, en par­ti­cu­lier parce que la race, en tant qu’invention euro­péenne ayant ses fon­de­ments dans l’entreprise colo­niale qui inven­ta cette hié­rar­chi­sa­tion des cultures et des indi­vi­dus pour mieux jus­ti­fier des pra­tiques que l’Europe elle-même condam­nait sur son propre ter­ri­toire, n’a pas dis­pa­ru mal­gré les décons­truc­tions scien­ti­fiques et condam­na­tions morales et juri­diques. Et qu’à un cer­tain niveau le rap­port colo­nial dépasse le stade du par­ti­cu­lier pour concer­ner des rap­ports plus glo­baux, dits cultu­rels. Si la Bel­gique n’a pas d’histoire colo­niale au Maroc ou au Magh­reb, cela n’empêche que des per­sonnes issues d’une his­toire colo­niale autre peuvent res­sen­tir un rap­port colo­nial au tra­vers des dis­cri­mi­na­tions dont ils sont l’objet, d’autant qu’un cer­tain nombre de mou­ve­ments mili­tants ont aujourd’hui une dimen­sion trans­na­tio­nale. Même si les reven­di­ca­tions por­tées par un mou­ve­ment comme les « Indi­gènes du Royaume » ont fina­le­ment peu d’écho ici, rien ne prouve que dans l’intimité, les dis­cri­mi­na­tions ne soient pas vécues en ces termes. De même, en ce qui concerne les Sub­sa­ha­riens en géné­ral, d’une cer­taine manière qui, de par leur phé­no­type, sont pris dans le rap­port « belge » à la race et aux caté­go­ri­sa­tions coloniales.

Il semble délicat d’aborder le thème de la colonisation en Belgique sans entraîner (côté belge) des réactions épidermiques qui rechignent à condamner fermement le passé colonial de la Belgique ou à en reconnaitre la teneur et sa violence. Pourquoi les gens sont-ils encore autant à fleur de peau au sujet de ce passé colonial ?

Plu­sieurs inter­pré­ta­tions peuvent être avan­cées. Pre­miè­re­ment, la pro­por­tion de citoyens belges ayant dans leur paren­té des membres ayant par­ti­ci­pé à l’aventure colo­niale : comme admi­nis­tra­teurs, agents, mis­sion­naires, com­mer­çants, etc. Une pro­por­tion que le rap­port petite Belgique/grand Congo a sus­ci­té en des termes qui sin­gu­la­risent la situa­tion belge. Bien que l’on ne soit pas en mesure de quan­ti­fier cet inves­tis­se­ment, ni ce qui a été trans­mis d’un point de vue inter­gé­né­ra­tion­nel en termes de repré­sen­ta­tions, d’économie ou encore de sen­ti­ments, cette dimen­sion appa­raît fondamentale.

Deuxiè­me­ment, le scan­dale inter­na­tio­nal sus­ci­té par le régime de Léo­pold II (l’épisode des mains cou­pées) qui en mar­quant au fer rouge la colo­ni­sa­tion belge, crée une situa­tion par­ti­cu­lière, ren­for­cée par le sta­tut de petit pays de la Bel­gique. Ain­si, bien que la colo­ni­sa­tion puisse être consi­dé­rée de manière géné­rique comme un crime contre l’humanité, une cer­taine culpa­bi­li­té pour­rait bien sin­gu­la­ri­ser la situa­tion belge et pro­cé­der à une logique d’auto-défense sur le mode du déni.

La peur d’une demande de répa­ra­tion, en par­ti­cu­lier maté­rielle, mais aus­si morale (faire l’aveu d’une bar­ba­rie et de trans­gres­sions à sa propre éthique) peut aus­si pré­si­der aux réti­cences politiques.

Enfin, il faut aus­si comp­ter le lob­by colo­nial et plus glo­ba­le­ment la ou les géné­ra­tions socia­li­sées par la pen­sée colo­niale et pour les­quels, la pen­sée post­co­lo­niale, défi­nie comme volon­té de dépas­se­ment du rap­port colo­nial, ne pré­sente aucun inté­rêt, voire tout sim­ple­ment un dan­ger institutionnel.

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