Quand les travailleurs du jeu vidéo s’organisent

Photo : CC-BY-2.0 - はちよん

Sou­vent consi­dé­rée – même si c’est à tort – comme la pre­mière indus­trie cultu­relle en terme de chiffre d’affaires, en pointe sur les stra­té­gies éco­no­miques numé­riques, l’industrie du jeu vidéo est por­tée aux nues. Pour­tant, la contes­ta­tion gronde et les langues se délient doré­na­vant sur le prix payé par les tra­vailleurs dans cette réus­site. Jusqu’à l’impensable dans une indus­trie bai­gnée depuis tou­jours dans une culture liber­ta­rienne : la créa­tion d’un (presque) syn­di­cat des tra­vailleurs ! Comme dans d’autres sec­teurs dits des « nou­velles tech­no­lo­gies », les tra­vailleurs du jeu vidéo se ras­semblent (enfin) contre les injus­tices de leur industrie.

Depuis mars 2018 se créent par­tout dans le monde des antennes locales du Game Wor­kers Unite ! (GWU), dont le nom (lit­té­ra­le­ment « Tra­vailleurs du jeu vidéo, unis­sez-vous ! ») ren­voie expli­ci­te­ment au fameux mot d’ordre du Mani­feste du Par­ti Com­mu­niste écrit en 1848 par Karl Marx.

Le lan­ce­ment de ces groupes d’action s’accompagne sou­vent d’un ras­sem­ble­ment fes­tif, qui per­met d’une part à des tra­vailleurs iso­lés de se ren­con­trer quand le sta­tut d’indépendant et la sous-trai­tance sont la norme. Mais aus­si de sor­tir la lutte sociale de l’image aus­tère et obso­lète à laquelle elle est sou­vent asso­ciée dans ces milieux.

Le GWU n’est pas à pro­pre­ment par­ler un syn­di­cat mais plu­tôt une com­mu­nau­té qui encou­rage ses membres à prendre conscience de leur exploi­ta­tion, à témoi­gner, à se struc­tu­rer, à apprendre à défendre leurs droits, à échan­ger et dif­fu­ser leurs idées et à les mettre en pra­tique au sein de leur entre­prise « en vue de construire une indus­trie du jeu vidéo syn­di­quée » comme on peut le lire sur leur site. Né sur inter­net, le mou­ve­ment s’y déploie avec éner­gie et com­mu­nique inten­sé­ment sur les réseaux sociaux comme auprès des médias dédiés et géné­ra­listes, avec une effi­ca­ci­té impres­sion­nante. À tel point que Liz Shu­ler, repré­sen­tante de la AFL-CIO, prin­ci­pale fédé­ra­tion syn­di­cale des Etats-Unis avec 12 mil­lions de membres, a salué le tra­vail du GWU en février 2019.

En France, c’est le Syn­di­cat des tra­vailleurs du jeu vidéo (STJV), qui s’est rapi­de­ment impo­sé comme un acteur incon­tour­nable concer­nant les droits des tra­vailleurs du sec­teur. Au point de les faire figu­rer au pro­gramme d’un groupe d’étude par­le­men­taire fran­çais sur le jeu vidéo. Pas mal pour un syn­di­cat né seule­ment en 2017. Même si cela n’a pas été au goût de tout le monde, le repré­sen­tant des stu­dios fran­çais les qua­li­fiant de « paléo-marxistes ».

Une industrie née libertarienne

Mais que s’est-il donc pas­sé pour que l’industrie vidéo­lu­dique, cet avant-poste de la numé­ri­sa­tion de l’é­co­no­mie capi­ta­liste, cède aux sirènes de la lutte des tra­vailleurs ? His­to­ri­que­ment et intel­lec­tuel­le­ment, elle s’est effec­ti­ve­ment construite loin des mou­ve­ments ouvriers.

Née sur les cam­pus amé­ri­cains et bai­gnée des idéaux liber­taires des années 60 et 70, elle a pris corps autour de nom­breux mythes par­ta­gés par la suite avec le néo­li­bé­ra­lisme. Ain­si : l’entrepreneur por­teur d’une vision à même de chan­ger le monde, la pra­tique d’un métier-pas­sion, l’innovation rem­pla­çant la manu­fac­ture indus­trielle comme moteur éco­no­mique, un capi­ta­lisme humain comme source de pro­grès, la neu­tra­li­té de la tech­no­lo­gie dont le numé­rique à même de pro­po­ser des solu­tions effi­caces capables de dépas­ser les conflits poli­tiques, une méfiance mar­quée de toute inter­ven­tion de l’État…1

Nombre d’acteurs du jeu vidéo s’inscrivent éga­le­ment dans l’idéologie anti-éta­tiste, anti­fis­ca­liste, anti-inter­ven­tion­niste du liber­ta­ria­nisme, cette ver­sion anglo-saxonne, inté­griste et poli­tique, d’un libé­ra­lisme de mar­ché total, où les entre­prises et la main invi­sible du mar­ché doivent assu­rer, seules, l’harmonie sociale. Une idéo­lo­gie qui irrigue par ailleurs lar­ge­ment la Sili­con Val­ley et ses dirigeants.

Ces mythes ont construit une indus­trie au poids aujourd’hui gigan­tesque2 mais gan­gre­née par une mul­ti­tude de pro­blèmes. Des maux anciens comme le montre la contes­ta­tion sociale au sein d’Ubisoft à la fin des années 1990 qui avait don­né nais­sance au « syn­di­cat vir­tuel » Ubi Free. Ou comme l’avait déjà révé­lé au grand public en 2004 les blogs EA Spouse et Rocks­tar wives tenus res­pec­ti­ve­ment par l’épouse d’un employé d’Electronic Arts et celles de tra­vailleurs du stu­dio Rocks­tar, qui dénon­çaient, sous le sceau de l’anonymat, des condi­tions de tra­vail par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­ciles chez les géants de ce secteur.

Les problèmes de l’industrie du jeu vidéo

Si cette libé­ra­tion de la parole dans les grandes com­pa­gnies a été por­tée par les réseaux sociaux numé­riques, c’est sur­tout la répé­ti­tion des scan­dales et un chan­ge­ment d’état d’esprit des travailleurs·ses qui ont joué un grand rôle.

Des médias comme Kota­ku dans le monde anglo­phone, et Média­part, Canard PC ou encore Le Monde dans le monde fran­co­phone, ont réa­li­sé plu­sieurs enquêtes de fond. Celles-ci ont mis en lumière, via de nom­breux témoi­gnages sou­vent ano­nymes, des pro­blèmes pro­fonds qui touchent les plus gros stu­dios et édi­teurs : sexisme et homo­pho­bie voire racisme latent soit autant de révé­la­teurs d’une indus­trie encore très gen­rée et peu diver­si­fiée dans son recru­te­ment3. Mais aus­si har­cè­le­ment4, salaires faibles et licen­cie­ments régu­liers mal­gré les béné­fices des entre­prises et les bonus consé­quents pour les cadres supé­rieurs5, culture du silence dans cette petite indus­trie où tout le monde connait tout le monde et, sur­tout, tra­di­tion du « crunch ».

Le terme « crunch », que l’on pour­rait com­pa­rer à la « char­rette » des archi­tectes, désigne l’habitude de l’industrie du jeu vidéo de recou­rir mas­si­ve­ment aux heures sup­plé­men­taires, sou­vent, pour ache­ver les jeux à temps. Réa­li­ser un jeu vidéo repré­sente un temps de tra­vail consé­quent éta­lé sur plu­sieurs années, à la fois pour en conce­voir le fonc­tion­ne­ment et en créer le conte­nu mais aus­si pour sur­mon­ter les contraintes tech­niques, arti­cu­ler les nom­breux élé­ments qui le com­posent, solu­tion­ner les bugs sans en géné­rer de nou­veaux, gérer les équipes dont la taille n’a ces­sé d’augmenter et qui s’étalent à l’occasion sur plu­sieurs conti­nents, faire col­la­bo­rer des métiers aux besoins par­fois anti­no­miques, etc.

Et il est de cou­tume que cha­cun, chef d’équipe comme simple employé, se donne ou se sente obli­gé de se don­ner tota­le­ment pen­dant la pro­duc­tion pour tenir les délais impo­sés par l’éditeur et sa com­mu­ni­ca­tion, ou tout sim­ple­ment par le bud­get. Cela donne des semaines de tra­vail qui peuvent, dans la der­nière ligne droite, mon­ter jusqu’à 60 ou 70 heures de tra­vail, voire 100 heures dans les cas les plus extrêmes. Et ce, sou­vent durant plu­sieurs semaines ou mois, par­fois même sur une année ! Des condi­tions épui­santes pour des tra­vailleurs qui choi­sissent régu­liè­re­ment de quit­ter l’industrie arri­vés à un cer­tain âge, exté­nués ou dans l’impossibilité de fon­der une famille. Des tra­vailleurs qui n’ont alors plus le cou­rage de valo­ri­ser leur expé­rience face à la pro­fu­sion des jeunes can­di­dats. Ce qui a comme consé­quence le règne d’un jeu­nisme ambiant dont cer­taines com­pa­gnies n’hésitent pas à tirer pro­fit (salaires faibles, flexi­bi­li­té, doci­li­té). Même si une lente prise de conscience de la perte du savoir-faire des tra­vailleurs plus anciens se déve­loppe ces der­nières années face à la com­plexi­té tech­nique tou­jours plus forte des indus­tries numériques.

L’exigence de réponses structurelles

Face à ces pro­blèmes, les tra­vailleurs et les struc­tures qui les accom­pagnent exigent doré­na­vant des réponses. Et ce qui frappe dans leurs reven­di­ca­tions, en par­ti­cu­lier de la part de la GWU, c’est leur radi­ca­li­té et leur aspect structurel.

La radi­ca­li­té s’exprime sur­tout dans la com­mu­ni­ca­tion adop­tée, très tran­chée et qui n’hésite pas à citer Marx et d’autres pen­seurs de la contes­ta­tion de l’ordre social. Loin, donc, du ton plus consen­suel adop­té par nombre d’acteurs du « dia­logue social entre par­tie-pre­nantes » depuis plu­sieurs décen­nies. Quant à leur aspect struc­tu­rel, il res­sort par­ti­cu­liè­re­ment dans la volon­té affi­chée d’aborder ces pro­blèmes comme un ensemble, sans dis­so­cier les acteurs concer­nés selon leur genre, leur eth­nie ou leur posi­tion pro­fes­sion­nelle. Une re-poli­ti­sa­tion de la lutte syn­di­cale par l’attention accor­dée à ses dif­fé­rents volets sans se limi­ter à la seule aug­men­ta­tion salariale.

La ques­tion sociale a donc fait irrup­tion dans un sec­teur qu’on jugeait, à tort, peu­plé d’individualistes réfrac­taires à toute lutte col­lec­tive. Des mou­ve­ments pour l’amélioration des condi­tions de tra­vail qui font écho aux luttes des tra­vailleurs-ses en cours dans de grandes pla­te­formes web comme Uber ou Deli­ve­roo). Comme le résu­mait avec panache la déve­lop­peuse Katha­rine Neil devant un par­terre de créateur·trices lors d’une confé­rence au fes­ti­val ADDON/Stunfest 2019 : « Il y a beau­coup d’argent dans cette indus­trie mais pas dans cette pièce. Ce que je veux, c’est la redis­tri­bu­tion de l’argent et du pou­voir ! ».

  1. Une socié­té comme Ata­ri et son patron Nolan Bush­nell incarne par­fai­te­ment cela dans les années 1970. Nolan Bush­nell dont les idées semblent pour­tant éloi­gnées de celles des néo­li­bé­raux de la révo­lu­tion conservatrice.
  2. Près de 135 mil­liards $ de chiffre d’affaire pour 2018 selon la socié­té d’analyse Newzoo.
  3. Une récente grève chez RIOT, le stu­dio der­rière le très popu­laire League Of Legends, l’un des plus grands suc­cès de ces dix der­nières années, vient encore de l’illustrer. Voir cet article
  4. Le stu­dio fran­çais Quan­tic Dream est pour­sui­vi par plu­sieurs ex-employés pour avoir ins­tau­ré une culture interne toxique et a répli­qué… en pour­sui­vant les médias qui avait révé­lé ces faits.
  5. Acti­vi­sion, cin­quième édi­teur mon­dial, a annon­cé début 2019 des béné­fices his­to­riques au moment-même où 800 employés étaient licen­ciés. Leur salaire total repré­sen­tait l’équivalent des bonus ver­sés au direc­teur de l’entreprise.

Au sujet des conditions de travail et les luttes dans le jeu vidéo

Du sang, des larmes et des pixels, un livre de Jason Schreier (Mana Books, 2018) et ses articles sur le site Kotaku.com (en anglais) où Schreier appelle depuis de nombreuses années les travailleurs du jeu vidéo à se syndiquer pour améliorer leurs conditions de travail.

Comment se fabriquent les jeux vidéo, un documentaire de Thomas « Game Spectrum » Versaveau sur les conditions de travail dans l’industrie du jeu vidéo :

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