Depuis mars 2018 se créent partout dans le monde des antennes locales du Game Workers Unite ! (GWU), dont le nom (littéralement « Travailleurs du jeu vidéo, unissez-vous ! ») renvoie explicitement au fameux mot d’ordre du Manifeste du Parti Communiste écrit en 1848 par Karl Marx.
Le lancement de ces groupes d’action s’accompagne souvent d’un rassemblement festif, qui permet d’une part à des travailleurs isolés de se rencontrer quand le statut d’indépendant et la sous-traitance sont la norme. Mais aussi de sortir la lutte sociale de l’image austère et obsolète à laquelle elle est souvent associée dans ces milieux.
Le GWU n’est pas à proprement parler un syndicat mais plutôt une communauté qui encourage ses membres à prendre conscience de leur exploitation, à témoigner, à se structurer, à apprendre à défendre leurs droits, à échanger et diffuser leurs idées et à les mettre en pratique au sein de leur entreprise « en vue de construire une industrie du jeu vidéo syndiquée » comme on peut le lire sur leur site. Né sur internet, le mouvement s’y déploie avec énergie et communique intensément sur les réseaux sociaux comme auprès des médias dédiés et généralistes, avec une efficacité impressionnante. À tel point que Liz Shuler, représentante de la AFL-CIO, principale fédération syndicale des Etats-Unis avec 12 millions de membres, a salué le travail du GWU en février 2019.
En France, c’est le Syndicat des travailleurs du jeu vidéo (STJV), qui s’est rapidement imposé comme un acteur incontournable concernant les droits des travailleurs du secteur. Au point de les faire figurer au programme d’un groupe d’étude parlementaire français sur le jeu vidéo. Pas mal pour un syndicat né seulement en 2017. Même si cela n’a pas été au goût de tout le monde, le représentant des studios français les qualifiant de « paléo-marxistes ».
Une industrie née libertarienne
Mais que s’est-il donc passé pour que l’industrie vidéoludique, cet avant-poste de la numérisation de l’économie capitaliste, cède aux sirènes de la lutte des travailleurs ? Historiquement et intellectuellement, elle s’est effectivement construite loin des mouvements ouvriers.
Née sur les campus américains et baignée des idéaux libertaires des années 60 et 70, elle a pris corps autour de nombreux mythes partagés par la suite avec le néolibéralisme. Ainsi : l’entrepreneur porteur d’une vision à même de changer le monde, la pratique d’un métier-passion, l’innovation remplaçant la manufacture industrielle comme moteur économique, un capitalisme humain comme source de progrès, la neutralité de la technologie dont le numérique à même de proposer des solutions efficaces capables de dépasser les conflits politiques, une méfiance marquée de toute intervention de l’État…1
Nombre d’acteurs du jeu vidéo s’inscrivent également dans l’idéologie anti-étatiste, antifiscaliste, anti-interventionniste du libertarianisme, cette version anglo-saxonne, intégriste et politique, d’un libéralisme de marché total, où les entreprises et la main invisible du marché doivent assurer, seules, l’harmonie sociale. Une idéologie qui irrigue par ailleurs largement la Silicon Valley et ses dirigeants.
Ces mythes ont construit une industrie au poids aujourd’hui gigantesque2 mais gangrenée par une multitude de problèmes. Des maux anciens comme le montre la contestation sociale au sein d’Ubisoft à la fin des années 1990 qui avait donné naissance au « syndicat virtuel » Ubi Free. Ou comme l’avait déjà révélé au grand public en 2004 les blogs EA Spouse et Rockstar wives tenus respectivement par l’épouse d’un employé d’Electronic Arts et celles de travailleurs du studio Rockstar, qui dénonçaient, sous le sceau de l’anonymat, des conditions de travail particulièrement difficiles chez les géants de ce secteur.
Les problèmes de l’industrie du jeu vidéo
Si cette libération de la parole dans les grandes compagnies a été portée par les réseaux sociaux numériques, c’est surtout la répétition des scandales et un changement d’état d’esprit des travailleurs·ses qui ont joué un grand rôle.
Des médias comme Kotaku dans le monde anglophone, et Médiapart, Canard PC ou encore Le Monde dans le monde francophone, ont réalisé plusieurs enquêtes de fond. Celles-ci ont mis en lumière, via de nombreux témoignages souvent anonymes, des problèmes profonds qui touchent les plus gros studios et éditeurs : sexisme et homophobie voire racisme latent soit autant de révélateurs d’une industrie encore très genrée et peu diversifiée dans son recrutement3. Mais aussi harcèlement4, salaires faibles et licenciements réguliers malgré les bénéfices des entreprises et les bonus conséquents pour les cadres supérieurs5, culture du silence dans cette petite industrie où tout le monde connait tout le monde et, surtout, tradition du « crunch ».
Le terme « crunch », que l’on pourrait comparer à la « charrette » des architectes, désigne l’habitude de l’industrie du jeu vidéo de recourir massivement aux heures supplémentaires, souvent, pour achever les jeux à temps. Réaliser un jeu vidéo représente un temps de travail conséquent étalé sur plusieurs années, à la fois pour en concevoir le fonctionnement et en créer le contenu mais aussi pour surmonter les contraintes techniques, articuler les nombreux éléments qui le composent, solutionner les bugs sans en générer de nouveaux, gérer les équipes dont la taille n’a cessé d’augmenter et qui s’étalent à l’occasion sur plusieurs continents, faire collaborer des métiers aux besoins parfois antinomiques, etc.
Et il est de coutume que chacun, chef d’équipe comme simple employé, se donne ou se sente obligé de se donner totalement pendant la production pour tenir les délais imposés par l’éditeur et sa communication, ou tout simplement par le budget. Cela donne des semaines de travail qui peuvent, dans la dernière ligne droite, monter jusqu’à 60 ou 70 heures de travail, voire 100 heures dans les cas les plus extrêmes. Et ce, souvent durant plusieurs semaines ou mois, parfois même sur une année ! Des conditions épuisantes pour des travailleurs qui choisissent régulièrement de quitter l’industrie arrivés à un certain âge, exténués ou dans l’impossibilité de fonder une famille. Des travailleurs qui n’ont alors plus le courage de valoriser leur expérience face à la profusion des jeunes candidats. Ce qui a comme conséquence le règne d’un jeunisme ambiant dont certaines compagnies n’hésitent pas à tirer profit (salaires faibles, flexibilité, docilité). Même si une lente prise de conscience de la perte du savoir-faire des travailleurs plus anciens se développe ces dernières années face à la complexité technique toujours plus forte des industries numériques.
L’exigence de réponses structurelles
Face à ces problèmes, les travailleurs et les structures qui les accompagnent exigent dorénavant des réponses. Et ce qui frappe dans leurs revendications, en particulier de la part de la GWU, c’est leur radicalité et leur aspect structurel.
La radicalité s’exprime surtout dans la communication adoptée, très tranchée et qui n’hésite pas à citer Marx et d’autres penseurs de la contestation de l’ordre social. Loin, donc, du ton plus consensuel adopté par nombre d’acteurs du « dialogue social entre partie-prenantes » depuis plusieurs décennies. Quant à leur aspect structurel, il ressort particulièrement dans la volonté affichée d’aborder ces problèmes comme un ensemble, sans dissocier les acteurs concernés selon leur genre, leur ethnie ou leur position professionnelle. Une re-politisation de la lutte syndicale par l’attention accordée à ses différents volets sans se limiter à la seule augmentation salariale.
La question sociale a donc fait irruption dans un secteur qu’on jugeait, à tort, peuplé d’individualistes réfractaires à toute lutte collective. Des mouvements pour l’amélioration des conditions de travail qui font écho aux luttes des travailleurs-ses en cours dans de grandes plateformes web comme Uber ou Deliveroo). Comme le résumait avec panache la développeuse Katharine Neil devant un parterre de créateur·trices lors d’une conférence au festival ADDON/Stunfest 2019 : « Il y a beaucoup d’argent dans cette industrie mais pas dans cette pièce. Ce que je veux, c’est la redistribution de l’argent et du pouvoir ! ».
- Une société comme Atari et son patron Nolan Bushnell incarne parfaitement cela dans les années 1970. Nolan Bushnell dont les idées semblent pourtant éloignées de celles des néolibéraux de la révolution conservatrice.
- Près de 135 milliards $ de chiffre d’affaire pour 2018 selon la société d’analyse Newzoo.
- Une récente grève chez RIOT, le studio derrière le très populaire League Of Legends, l’un des plus grands succès de ces dix dernières années, vient encore de l’illustrer. Voir cet article
- Le studio français Quantic Dream est poursuivi par plusieurs ex-employés pour avoir instauré une culture interne toxique et a répliqué… en poursuivant les médias qui avait révélé ces faits.
- Activision, cinquième éditeur mondial, a annoncé début 2019 des bénéfices historiques au moment-même où 800 employés étaient licenciés. Leur salaire total représentait l’équivalent des bonus versés au directeur de l’entreprise.
Au sujet des conditions de travail et les luttes dans le jeu vidéo
Du sang, des larmes et des pixels, un livre de Jason Schreier (Mana Books, 2018) et ses articles sur le site Kotaku.com (en anglais) où Schreier appelle depuis de nombreuses années les travailleurs du jeu vidéo à se syndiquer pour améliorer leurs conditions de travail.
Comment se fabriquent les jeux vidéo, un documentaire de Thomas « Game Spectrum » Versaveau sur les conditions de travail dans l’industrie du jeu vidéo :