Réalité virtuelle : machine à solidarité ou à réappropriation culturelle ?

Illustration : Emmanuel Troestler

L’empathie tech­no­lo­gique pro­mise par le jeu vidéo et la réa­li­té vir­tuelle consti­tue-t-elle une machine à créer de la soli­da­ri­té en sus­ci­tant la com­pré­hen­sion des situa­tions de domi­na­tion ? Ou nous condamne-t-elle à la réap­pro­pria­tion cultu­relle, les domi­nants expé­ri­men­tant la situa­tion des domi­nés et se bor­nant à com­pa­tir (ou s’amuser avec elle) sans jamais remettre en cause ce qui fonde leurs privilèges ?

Avec l’apparition des casques de réa­li­té vir­tuelle au début des années 2010 (de l’anglais Vir­tual Rea­li­ty soit VR), la pro­messe d’immersion totale et de res­sen­tie du panel des émo­tions (pro­messe que les jeux vidéo contiennent dès leur nais­sance) semble enfin être tenue. À tel point que les créa­teurs pro­mettent à pré­sent l’empathie, on pour­rait ain­si lit­té­ra­le­ment « voir le monde à tra­vers les yeux d’un autre ».

ÊTRE UN AUTRE GRÂCELA VR ?

Les artistes contem­po­rains se sont rapi­de­ment empa­rés de la VR. Ain­si, le col­lec­tif BeA­no­ther­Lab a par exemple créé « The Machine to be Ano­ther » qui vous pro­pose à tra­vers un dis­po­si­tif uti­li­sant notam­ment la VR de vous pla­cer dans le corps d’un autre, évi­dem­ment dif­fé­rent, comme celui d’une femme, d’un han­di­ca­pé ou encore dans la peau de parent d’un jeune noir tué par la police… Insis­tant comme les jeux vidéo sur l’empathie, ce genre d’installation et les autres artistes s’engouffrant dans ce phé­no­mène pro­mettent avec emphase de « nou­velles pers­pec­tives pour l’humanité » (pas moins !), doré­na­vant capable de s’ouvrir à la dif­fé­rence grâce à la tech­no­lo­gie. Le réa­li­sa­teur Chris Milk qua­li­fie par exemple la VR de « machine à empa­thie ultime ».1

On peut juger ce genre d’œuvres inté­res­santes mais aus­si fina­le­ment assez super­fi­cielles. Car comme sou­vent en art contem­po­rain, l’idée et le dis­cours dépassent le résul­tat. Est-ce qu’on ne donne pas, ce fai­sant, trop de pou­voir à l’image ? Est-ce qu’on ne confond pas, comme l’indique la cher­cheuse amé­ri­caine en Media stu­dies Ains­ley Suther­land, immer­sion et empa­thie ?2 L’empathie, jus­te­ment, ne consiste-t-elle pas en un peu plus que le simple par­tage d’une image fût-elle à 360°?

D’autres uti­li­sa­tions de la VR comme moyen de res­sen­tir la dou­leur de l’autre existe aus­si dans le monde uni­ver­si­taire. On pen­se­ra notam­ment au Vir­tual Human INter­ac­tion LAB de l’Université de Stan­ford. Celui-ci pro­pose de faire l’expérience de per­sonnes domi­nées socia­le­ment (per­son­nages âgés, réfu­giés, raci­sés…) et affirme qu’après avoir vécu leur quo­ti­dien, les par­ti­ci­pants seraient plus sus­cep­tibles d’être bien­veillants à leur égard.

LIMITES DE L’EMPATHIE ET RÉAPPROPRIATION CULTURELLE

Si ces recherches uni­ver­si­taires peuvent effec­ti­ve­ment ouvrir des pers­pec­tives cura­tives, en ce qui concerne les pers­pec­tives cultu­relles et poli­tiques, le doute demeure. Après tout, le roman, le ciné­ma et même le jeu vidéo ne pro­posent-ils pas ce genre d’expérience type « vis ma vie » depuis long­temps ? N’a‑t-on pas déjà tou­ché aux limites de « l’empathie grâce à la tech­no­lo­gie » dans ces médiums « traditionnels » ?

C’est jus­te­ment le pro­pos de Robert Yang, créa­teur de jeu vidéo3, mili­tant LGBTQ et pro­fes­seur au NYU Game Cen­ter, dans un article sur son blog4. Dans ce texte déton­nant, Yang remet en ques­tion le rap­port à la tech­no­lo­gie de la VR, la manière dont elle est conçue et par qui et ce qu’elle embarque comme idéo­lo­gies avec elle : « Com­ment savez-vous que vous res­sen­tez de l’empathie ? Avez-vous vrai­ment besoin d’un casque VR pour éprou­ver de l’empathie envers les autres ? Bor­del, ne pou­vez-vous pas sim­ple­ment les écou­ter et les croire ? Et il fau­drait en plus que vous soyez diver­ti ? Êtes-vous sûr que le pro­blème ne vien­drait pas plu­tôt de vous ? » En effet, si un appa­reillage oné­reux avec vision à 360° est réel­le­ment néces­saire pour appré­hen­der ce que vivent ces popu­la­tions, il est légi­time de se deman­der si le pro­blème ne réside pas plu­tôt dans un dés­in­té­rêt à la base de celui qui emploie cette tech­no­lo­gie pour les pro­blé­ma­tiques qui les touchent ?

Mieux, toute cette com­mu­ni­ca­tion autour de l’empathie ne masque-t-elle pas, une fois de plus, la réap­pro­pria­tion de la contes­ta­tion de l’ordre éta­bli par ce même ordre ? Loin de vou­loir diver­tir ou don­ner bonne conscience au bloc cultu­rel­le­ment domi­nant (ici hété­ro­sexuel), Yang constate en effet avec désar­roi le fait que ses jeux, conçus pour « valo­ri­ser la culture gay et la soli­da­ri­té queer », sont consi­dé­rés comme des sortes de « machine à empa­thie », à tel point que cer­tains hété­ros y jouant en arrivent même à fri­mer avec leur « bien­veillance » sup­po­sée et leur « tolé­rance » à l’égard des gays.« Je ne veux pas de l’empathie, je veux la jus­tice ! » leur répond Yang avant de reprendre les mots de la cher­cheuse Wen­dy HK Chun : « si vous mar­chez avec les chaus­sures de quelqu’un d’autre, c’est que vous les avez volées ». Yang pointe fina­le­ment le peu de per­ti­nence de « l’empathie par la tech­no­lo­gie » dans les com­bats cultu­rels, ne débou­chant pas sur de la soli­da­ri­té. Et même son aspect nui­sible puisqu’elle masque des désac­cords poli­tiques par une illu­sion d’empathie : « Les ‘’machines à empa­thie VR’’ sont juste des machines d’appropriation cultu­relle. Elles volent les expé­riences de souf­france de cer­tains pour ras­su­rer l’image d’eux-mêmes qu’ont ses uti­li­sa­teurs. (…) Une meilleure empa­thie devrait se cen­trer sur les gens, pas sur la tech­no­lo­gie, les indus­tries qui les créent ou les marques qui les vendent. »

  1. Décla­ra­tion lors de sa confé­rence « Com­ment la réa­li­té vir­tuelle peut créer un dis­po­si­tif empa­thique excep­tion­nel »
  2. Cité par Jen­ni­fer Alse­ver dans l’article de Wired « Is Vir­tual Rea­li­ty the Ulti­mate Empa­thy Machine ? »
  3. Voir chro­nique de son jeu vidéo « Radia­tor 2 »
  4. Les cita­tions sont extraites de son article de blog « If you walk in someone elses shoes, then you’ve taken their shoes »

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