Repolitiser le débat sur la technique plutôt que s’adapter

Illustration : Ivonne Gargano

Dans Accé­lé­ra­tion, l’ouvrage majeur qui l’a fait connaitre au début de la décen­nie 2010, le pen­seur du temps Hart­mut Rosa s’interroge : l’Etat peut-il agir sur « l’accélération du temps » qui carac­té­rise notre époque dans les champs sociaux, éco­no­miques et poli­tiques ? Peut-on encore mai­tri­ser une révo­lu­tion au départ infor­ma­tion­nelle dont l’impact anthro­po­lo­gique remet radi­ca­le­ment en cause le pro­jet d’émancipation et d’autonomie de l’individu propre à la modernité ?

Très tôt, au moment même où ils devaient « subir » la mise en place des ins­ti­tu­tions et de l’autorité de l’Etat social, dès avant la Seconde Guerre mon­diale et juste après, les théo­ri­ciens du néo­li­bé­ra­lisme (Wal­ter Lipp­mann, Hayek, Fried­man…) se sont employés non seule­ment à défi­nir les condi­tions du libre fonc­tion­ne­ment du mar­ché, mais ils se sont éga­le­ment enten­dus pour éla­bo­rer une théo­rie infor­ma­tion­nelle de l’économie basée sur « la cal­cu­la­bi­li­té inté­grale du monde qui a géné­ré petit à petit ce dans quoi nous vivons aujourd’hui » : la digi­ta­li­sa­tion de toutes les acti­vi­tés, la ges­tion pré­dic­tive des popu­la­tions par le vec­teur des algo­rithmes et des tech­no­lo­gies de tra­çage, et le para­doxe tem­po­rel d’un manque per­ma­nent de temps à dis­po­si­tion alors même que l’on en gagne tou­jours plus.

C’est dans ce bain, défi­ni éga­le­ment par la valo­ri­sa­tion exclu­sive de l’entreprise indi­vi­duelle, que s’est for­mée une expé­rience exis­ten­tielle désor­mais omni­pré­sente, voire alié­nante : l’idée selon laquelle la réa­li­sa­tion du plus grand nombre pos­sible d’activités (qu’elles soient pro­fes­sion­nelles, fami­liales, rela­tion­nelles, ludiques, tou­ris­tiques…) et le déve­lop­pe­ment per­son­nel des capa­ci­tés qui y conduisent sont les condi­tions d’une vie accom­plie. Ce qui compte, c’est ce qui se compte… en nombre de vues ou de likes, par exemple.

L’emprise de ce com­plexe impen­sé de « valeurs » et de croyances sociales est d’autant plus forte que l’organisation des socié­tés, comme c’est le cas depuis une qua­ran­taine d’années, s’articule autour d’un logi­ciel de com­pé­ti­tion mas­si­ve­ment inté­gré non seule­ment par les acteurs de l’économie pro­duc­tive, mais éga­le­ment par les indi­vi­dus mis en concur­rence les uns avec les autres : « Ce qui donne du cré­dit, c’est d’en impo­ser »1. Cha­cun se sent pous­sé à un déploie­ment d’énergie de plus en plus impor­tant pour être vu ou recon­nu, ou sim­ple­ment pour main­te­nir son rang face à la menace d’un déclas­se­ment social ou/et sym­bo­lique. L’impératif d’activité, l’entretien d’un rap­port constant à l’action, au mou­ve­ment, la pro­hi­bi­tion du temps mort (jusque dans la retraite som­mée d’être active) consti­tuent un des prin­cipes… moteurs, si l’on ose dire, de la « socié­té malade de la mobi­li­té »2.

La puissance collective des données crée la dépendance

Les tech­no­lo­gies et les infra­struc­tures du numé­rique occupent une place pré­pon­dé­rante dans cette pro­fonde révo­lu­tion « infor­ma­tion­nelle » de la manière d’être au monde et au reste de la société…

C’est de la cap­ta­tion algo­rith­mique des traces numé­riques lais­sées par les pro­ta­go­nistes de cette com­pé­ti­tion sym­bo­lique dont se nour­rit l’économie de rente des pla­te­formes. Dans Tech­no­féo­da­lisme3, le phi­lo­sophe Cédric Durand montre que la rente du numé­rique excède les seuls pro­fits issus de la moné­ti­sa­tion des don­nées per­son­nelles. Ce qui est visé par le capi­ta­lisme numé­rique, dit-il, c’est ce que les don­nées « recèlent de puis­sance sociale », car c’est elle qui contri­bue à créer de nou­veaux « ser­vices », de nou­veaux pro­duits, de nou­velles dépen­dances avec le suc­cès que l’on sait : « Les ser­vices que nous vendent ces entre­prises consistent pour l’essentiel à retour­ner notre puis­sance col­lec­tive en infor­ma­tion adap­tée et per­ti­nente pour cha­cun d’entre nous et, de la sorte, à atta­cher notre exis­tence à leurs ser­vices ».

Aus­si déplo­rés puissent-ils être, les situa­tions de mono­pole des GAFAM qui en résultent ne sont pour ain­si dire plus dis­cu­tables, pas davan­tage qu’elles ne semblent pou­voir être limi­tées par l’intervention publique : le rap­port de dépen­dance entre pla­te­formes et indi­vi­dus a pris une telle ampleur que la res­tau­ra­tion d’une forme d’autorité éta­tique « sou­ve­raine » en la matière parait irréa­liste eu égard aux coûts éco­no­miques et sociaux que cela impliquerait.

Quelques mois avant sa mort, le phi­lo­sophe Ber­nard Stie­gler notait pour sa part que, confron­tés aux impé­ra­tifs éco­lo­giques de trans­for­ma­tion struc­tu­relle du monde, les Etats et les mul­ti­na­tio­nales, « même s’ils le vou­laient, ne sau­raient pas com­ment répondre parce qu’ils n’ont pas les concepts pour chan­ger ». Il fau­drait, pour pou­voir le faire, une « nou­velle cri­tique de la science dans le monde indus­triel », alors que la science est « inté­gra­le­ment sou­mise au déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme indus­triel ».

Il faut y voir l’aboutissement du désen­cas­tre­ment du monde des affaires et de l’économie pri­vée du cadre régu­la­teur poli­tique et ins­ti­tu­tion­nel dans lequel il évo­luait depuis le tour­nant key­né­sien des décen­nies 1930 – 1940. Nos socié­tés sont deve­nues d’autant plus dépen­dantes de l’économie tech­no­lo­gique, puis numé­rique, que les poli­tiques natio­nales de libé­ra­li­sa­tion des sec­teurs des télé­com­mu­ni­ca­tions (leur ouver­ture à la concur­rence d’acteurs pri­vés sur un mar­ché « libre »), par­mi d’autres mono­poles publics, et les pro­ces­sus de déré­gu­la­tion de l’ensemble de l’économie ont liqui­dé, dès les années 1980, qua­si­ment tous les ins­tru­ments de maî­trise de leur évo­lu­tion… Ces pro­ces­sus, carac­té­ris­tiques du libé­ra­lisme à nou­veau triom­phant, ont été déci­dés, rap­pe­lons-le, au nom de la « libé­ra­tion de l’offre » (des entre­prises) comme nou­vel axe cen­tral des poli­tiques éco­no­miques de crois­sance au sein de la mon­dia­li­sa­tion émergente.

Réadapter les populations toujours en retard

L’avènement de la révo­lu­tion numé­rique, on le voit, s’appuie for­te­ment sur l’action « faci­li­ta­trice » de l’Etat. Lequel, dans l’approche des néo­li­bé­raux, voit sa puis­sance non pas effa­cée ou rame­née à por­tion congrue dans une logique de « lais­ser-faire », comme l’a trop long­temps sou­te­nu une cri­tique de gauche du néo­li­bé­ra­lisme, mais recen­trée et conver­tie au rôle essen­tiel de gar­dienne des condi­tions du déve­lop­pe­ment et de la sécu­ri­sa­tion du mar­ché. Dans la dia­lec­tique des rap­ports his­to­riques entre l’État moderne et le capi­ta­lisme, pointe à ce sujet la phi­lo­sophe Isa­belle Sten­gers, « une sorte de pacte asy­mé­trique défi­nit ce que, à chaque époque, l’État laisse faire au capi­ta­lisme et ce que le capi­ta­lisme fait faire à l’État ».

Le diag­nos­tic ren­voie à la thèse défen­due par la phi­lo­sophe Bar­ba­ra Stie­gler depuis la publi­ca­tion de son ouvrage majeur Il faut s’adapter4 et les appli­ca­tions qu’elle en a pro­po­sées dans ses ana­lyses du mou­ve­ment des Gilets jaunes5 et de l’épidémie de Covid-196. Ce qu’elle met en exergue, c’est l’emprise de la pen­sée poli­tique néo­li­bé­rale qui répète qu’« il faut s’adapter » à un nou­vel envi­ron­ne­ment désor­mais régi par une com­pé­ti­tion mon­diale aux rythmes accé­lé­rés. « Tel serait, dit-ellele sens iné­luc­table de l’histoire », confé­rant à l’Etat la mis­sion de « faire table rase de tous les héri­tages du pas­sé et de réqui­si­tion­ner tous les temps de la vie pour les inclure dans ce grand jeu de la com­pé­ti­tion mon­diale ». Ce sont les consé­quences de cette poli­tique que les pro­fes­sion­nels de l’éducation et de la san­té éprouvent de plus en plus dure­ment… depuis bien avant l’entrée en pandémie.

L’argument qui, pour Bar­ba­ra Stie­gler, sous-tend cette fabrique de « l’acceptabilité socié­tale » de l’innovation et des « efforts néces­saires », c’est que les popu­la­tions seraient tou­jours en retard sur le pro­grès et qu’il fau­drait, en consé­quence, les réadap­ter aux flux inces­sants de la moder­ni­sa­tion, dans la mesure où elles ne dis­po­se­raient pas, par elles-mêmes, des com­pé­tences néces­saires à leur sur­vie dans l’environnement ouvert, instable et impré­vi­sible de la com­pé­ti­tion mon­diale. « Tel est le cœur des réformes », tou­jours pré­sen­tées comme « néces­saires », explique la fille de Ber­nard Stie­gler, et leur « lien essen­tiel » avec le pou­voir des experts et avec le leit­mo­tiv de la « péda­go­gie »7 (que les déci­deurs et les médias s’évertuent à pen­ser comme le remède miracle en regard de l’indiscipline ou des réflexes irra­tion­nels des « gens ») : il faut « réédu­quer l’espèce humaine », comme l’a défen­du Wal­ter Lipp­mann dans les années 1930, pour lui don­ner le sens de la flexi­bi­li­té, le goût de la mobi­li­té et du chan­ge­ment. Avec le concours des mana­gers de la gou­ver­nance publique que deviennent trop sou­vent les ministres, et celui des gou­rous de l’agilité numérique.

Non seule­ment les popu­la­tions, mais aus­si les auto­ri­tés et les ins­ti­tu­tions publiques elles-mêmes, en tant qu’émanations de la sou­ve­rai­ne­té col­lec­tive… appa­raissent inadap­tées (pas assez « effi­cientes », dit-on) en rai­son de leurs « lour­deurs » de fonc­tion­ne­ment. Sans que cela ne soit jamais expri­mé comme tel, un des socles de la cri­tique est à cher­cher du côté de la désyn­chro­ni­sa­tion que l’on peut consta­ter du temps ins­ti­tu­tion­nel et démo­cra­tique, demeu­ré plus lent, par rap­port à l’accélération tech­no­lo­gique, éco­no­mique et sociale débridée.

Ain­si détaillée, l’injonction dif­fuse à l’adaptation de la socié­té à la direc­tion qu’elle est sup­po­sée devoir prendre per­met de mieux sai­sir, nous semble-t-il, la puis­sance du ver­rouillage socio­cul­tu­rel du régime capi­ta­liste contem­po­rain… À côté des ver­rous tech­no-éco­no­miques bien mis en lumière par Cédric Durand ci-des­sus. En un sens, la confi­gu­ra­tion pré­sente de notre rap­port au monde évoque ce que le phi­lo­sophe Hei­deg­ger appelle le para­digme de la « tech­nique »… au sens non pas seule­ment des pièces et des machines, mais de la manière dont la réa­li­té se découvre à nous. Être, à l’heure de la tech­nique, c’est être pro­duc­tible, machi­nable, mal­léable, dis­po­nible8.

La continuité pour désamorcer le « monde d’après »

C’est ce que le bas­cu­le­ment de l’économie pri­vée comme des ser­vices publics dans le (presque) tout-numé­rique démontre depuis le pre­mier confi­ne­ment : ce qui appa­raît, en toute luci­di­té, comme un bou­le­ver­se­ment majeur, d’un point de vue social, cultu­rel, voire anthro­po­lo­gique, s’est dérou­lé comme une simple trans­la­tion frap­pée du sceau de l’évidence ou peu s’en faut…

En déployant toutes sortes de « solu­tions d’optimisation », les entre­prises high-tech et autres start-ups ont mis à pro­fit la situa­tion d’urgence et les besoins créés par la pan­dé­mie de Covid-19 pour offrir leurs ser­vices comme de grandes amé­lio­ra­tions par rap­port aux limites (sup­po­sées) des admi­nis­tra­tions publiques et des ins­ti­tu­tions « ges­tion­naires » de l’Etat. Celles-ci ont d’ailleurs sou­vent été mises entre paren­thèses et court-cir­cui­tées au pro­fit de consul­tants jugés plus experts et d’acteurs éco­no­miques esti­més plus réac­tifs… sans qu’il ait même été besoin de le dire ou de le justifier.

De manière révé­la­trice, l’extension du domaine digi­tal du « sans contact » s’est faite au nom du devoir de « conti­nui­té » (péda­go­gique, médi­cale, judi­ciaire, poli­tique, éco­no­mique, média­tique, sociale…). Le concept n’est pas le fruit d’une créa­tion spon­ta­née de la part des déci­deurs qui l’ont invo­qué, explique encore Bar­ba­ra Stie­gler : il émane des « plans de conti­nui­té des acti­vi­tés », tra­duc­tion fran­çaise pour les « busi­ness conti­nui­ty plans ». Ceux-ci sont conçus depuis les années 1990 par les théo­ri­ciens du mana­ge­ment du risque, à tra­vers notam­ment le Busi­ness Conti­nui­ty Ins­ti­tute qui pro­pose des for­ma­tions sui­vies par les diri­geants du monde entier. Dans la période de catas­trophes inces­santes où nous sommes entrés, le but avoué de ces « plans » est de pla­ni­fier les moda­li­tés d’intervention et d’organisation dans des situa­tions excep­tion­nelles de manière à ce que les ins­ti­tu­tions concer­nées, qu’elles soient pri­vées, publiques ou non mar­chandes, puissent pour­suivre leur action par d’autres voies, sans qu’il n’y ait rien à chan­ger au sens de la conduite des affaires…

La conti­nui­té pro­cla­mée est ain­si sup­po­sée ras­su­rer les popu­la­tions et col­ma­ter les effets du choc social et indi­vi­duel adve­nu. Mais, ce fai­sant, le dis­cours du « busi­ness as usual » induit une véri­table schi­zo­phré­nie col­lec­tive entre ce qui est vécu d’une part (tout change), et ce qui est pro­mu d’autre part (tout conti­nue) : plus que la peur du virus ou les effets du confi­ne­ment, sans doute, c’est ce « men­songe » fon­cier qui génère le trau­ma social pro­fond dont les effets ne font que commencer…

Dans des moments de désta­bi­li­sa­tion poten­tiel­le­ment pro­fonde du corps social et de l’organisation de la socié­té, l’instrument de la conti­nui­té a pour « avan­tage », on l’a vu, de prendre de vitesse ou de désa­mor­cer les vel­léi­tés de trans­for­ma­tion de l’ordre social dans la pers­pec­tive d’un « monde d’après »… C’est une manière, sou­tient Bar­ba­ra Stie­gler, de « détruire la socié­té » en tant que corps col­lec­tif sus­cep­tible de déli­bé­ra­tion, de conflit et de résis­tance dans des temps de catas­trophes qui sont tou­jours des moments « cri­tiques », au sens d’un renou­veau envi­sa­geable : la rup­ture des fonc­tion­ne­ments rou­ti­niers que pro­voquent de tels moments de bou­le­ver­se­ment majeur est en effet une condi­tion-clé qui per­met d’ouvrir bien plus lar­ge­ment l’espace du débat, les champs ima­gi­naires du pos­sible et le péri­mètre des luttes.

L’ « anti­dote » des forces de pou­voir, en pareille cir­cons­tance, est d’utiliser ces mêmes catas­trophes et leur effet de sidé­ra­tion sur les esprits pour reprendre en main et gérer « une popu­la­tion qui ne doit pas se mêler de ce qui la regarde »9. Ceci, « à par­tir de direc­tives qui partent des ins­tances diri­geantes et qui se dif­fusent dans tous les organes de direc­tions publics et pri­vés, et qui per­mettent de pour­suivre la trans­for­ma­tion des socié­tés » au ser­vice des mêmes inté­rêts domi­nants10.

Le lobby Digital Europe

C’est ce que l’essayiste et mili­tante cana­dienne Nao­mi Klein, qui a popu­la­ri­sé le concept de stra­té­gie du choc11, a immé­dia­te­ment appe­lé le risque du Screen New Deal : la volon­té des entre­prises du numé­rique d’ouvrir plus grand encore le mar­ché du digi­tal et de la tran­si­tion numé­rique comme axe cen­tral du Green New Deal, le nou­veau modèle de déve­lop­pe­ment éco­no­mique vert pro­mu tant par la Com­mis­sion euro­péenne que par l’administration Biden aux Etats-Unis. L’ambition rejoint les recom­man­da­tions de Digi­tal Europe, un groupe de grandes firmes numé­riques asia­tiques, état­su­niennes et euro­péennes qui s’organisent pour défendre leurs inté­rêts auprès de l’Union euro­péenne et influer sur la poli­tique digi­tale de celle-ci et des Etats membres12 : « L’un de leurs axes de tra­vail consiste à pré­sen­ter un argu­men­taire géné­ral pour don­ner du sens et de la légi­ti­mi­té à la trans­for­ma­tion digi­tale de la socié­té. » pointe Bru­no Pon­ce­let.

Les argu­ments, à vrai dire, n’ont rien de très ori­gi­nal. Ils s’apparentent à ceux émis lors de chaque contro­verse socio­cul­tu­relle qui accom­pagne l’apparition de toute nou­velle tech­no­lo­gie de la vitesse depuis des lustres : l’invocation du pres­tige natio­nal, l’identification de l’innovation au mieux-être, et l’épouvantail du retard sur les concur­rents. Au cœur de cet argu­men­taire sou­vent repris dans les rap­ports publics offi­ciels, on retrouve notam­ment l’idée du « solu­tion­nisme tech­no­lo­gique » : nos pro­blèmes col­lec­tifs sont cen­sés être réso­lus par un recours crois­sant à l’innovation tech­nique. En fait, sou­ligne note l’historien et spé­cia­liste des tech­no­cri­tiques Fran­çois Jar­rige, le concept révèle sur­tout l’incapacité de mettre en place une autre orga­ni­sa­tion de la socié­té moins des­truc­trice des res­sources du monde et de l’humanité. Les res­pon­sables poli­tiques y sont d’autant plus sen­sibles qu’ils donnent l’impression de pou­voir agir sur le réel de façon « posi­tive » plu­tôt qu’alarmiste.

C’est là, incon­tes­ta­ble­ment, l’apport déci­sif de la pen­sée néo­li­bé­rale au régime capi­ta­liste : il est moins d’avoir réduit le péri­mètre de l’action de l’Etat que d’avoir rame­né en grande par­tie les poli­tiques publiques à des pro­cé­dures tech­niques de gou­ver­ne­ment ou de « ges­tion », à une sorte d’art mana­gé­rial de gou­ver­ner (avec audits et cabi­nets pri­vés de consul­tance au bal­con, et contrôle par­le­men­taire à la cave).

Dans cette approche « mana­gé­riale », il faut encore poin­ter le modèle sécu­ri­taire qui s’est impo­sé au fil du temps comme la défi­ni­tion même de la démo­cra­tie dans nos socié­tés. Il par­ti­cipe, lui aus­si, à la manu­fac­ture du consen­te­ment. On peut obser­ver le phé­no­mène en agran­dis­se­ment à la faveur de la pan­dé­mie : si les citoyens, dans leur majo­ri­té, consentent aux mesures qui leur sont impo­sées, notam­ment aux appli­ca­tions numé­riques de contrôle et de sui­vi sani­taire, c’est en échange d’une garan­tie de pro­tec­tion, de sécu­ri­té, à l’égard d’un monde que l’individu per­çoit comme dan­ge­reux, incer­tain, et dont il sou­haite se sépa­rer. L’exigence sécu­ri­taire, qui est au cœur du fonc­tion­ne­ment néo­li­bé­ral, tra­duit en fait un « désen­chan­te­ment à l’égard du poli­tique »13 : on attend de l’Etat non plus qu’il œuvre aux condi­tions de l’émancipation sociale et démo­cra­tique, ou du pro­grès social, mais qu’il assure notre sécu­ri­té ou qu’il réta­blisse un ordre anté­rieur idéa­li­sé. Or, là réside le men­songe ou la carence du dis­cours sécu­ri­taire ins­ti­tu­tion­nel (qu’il soit poli­tique, média­tique ou scien­ti­fique), ce qui accroit aujourd’hui l’insécurité sociale, sani­taire et éco­lo­gique, ce sont pré­ci­sé­ment les poli­tiques menées dans l’esprit du néo­li­bé­ra­lisme qui a pour autre carac­té­ris­tique de valo­ri­ser les prises de risque.

Comment subvertir les logiques numériques ?

Dans une telle optique, il est vain de vou­loir défendre une logique de l’Etat comme ins­tance de domes­ti­ca­tion ou de résis­tance face aux forces de l’économie tech­no­lo­gique et numé­rique. Il faut bien enten­du défendre les ser­vices publics, ce que Pierre Bour­dieu appelle la « main gauche » de l’Etat. Parce que der­rière les ser­vices ren­dus au public, il y a bien plus que des ins­tru­ments ins­ti­tu­tion­nels utiles ou effi­caces : il y a « la construc­tion d’une civi­li­sa­tion qui pose qu’on peut dépas­ser les inté­rêts pri­vés au pro­fit d’un inté­rêt géné­ral ». Les ser­vices publics trouvent leur sens pro­fond dans la socié­té que pro­duit leur action.

Mais l’Etat ne se ramène pas seule­ment aux ser­vices publics, comme le note Ram­zig Keu­cheyan : « C’est une enti­té com­plexe, dont une bonne part de l’activité consiste à défendre les inté­rêts des classes domi­nantes ». L’Etat, en somme, appa­rait à la fois comme un recours, un agent pro­tec­teur dans une logique asso­cia­tive ou fédé­ra­tive autour du bien com­mun, et comme une ins­tance d’autorité, de puis­sance qu’il faut savoir contes­ter en ins­ti­tuant face à elle un contre-pou­voir poli­tique non éta­tique (Etienne Bali­bar en parle très bien).

Voi­ci peu, le Secré­taire géné­ral de l’ONU pro­po­sait de créer un nou­vel organe de gou­ver­nance du numé­rique qui risque d’être domi­né par les prin­ci­pales mul­ti­na­tio­nales du sec­teur. Si, en sens inverse, on veut sub­ver­tir les logiques numé­riques qui désor­mais nous gou­vernent, les réorien­ter, pour ten­ter d’infléchir les rap­ports de force, une des voies qui s’offrent aux socié­tés, en tant que moda­li­tés de déli­bé­ra­tion et d’action non éta­tique du poli­tique, c’est de repo­li­ti­ser le débat sur la tech­nique qui est, depuis trop long­temps, assi­mi­lée à une ins­tance neutre sup­po­sée rele­ver de la connais­sance des seuls spé­cia­listes. Comme le rap­pelle Fran­çois Jar­rige, il faut pour cela avoir en tête que la tech­no­cri­tique n’est pas un cou­rant de pen­sée oppo­sé à la tech­nique, comme le laisse entendre une per­cep­tion cari­ca­tu­rale du débat, mais une démarche qui consiste à faire de la tech­nique un enjeu de débat plu­tôt qu’une fatalité.

  1. Roland Gori, La fabrique des impos­teurs, Les Liens qui Libèrent, 2013.
  2. Chris­tophe Mincke et Ber­trand Mon­tu­let, La Socié­té sans répit. La mobi­li­té comme injonc­tion, La Sor­bonne, 2019.
  3. Tech­no­féo­da­lisme. Cri­tique de l’économie numé­rique, La Décou­verte, 2020.
  4. « Il faut s’a­dap­ter ». Sur un nou­vel impé­ra­tif poli­tique, Gal­li­mard, coll. « NRF Essais », 2019.
  5. Du cap aux grèves. Récit d’une mobi­li­sa­tion. 17 novembre 2018 – 17 mars 2020, Ver­dier, 2020.
  6. De la démo­cra­tie en Pan­dé­mie. San­té, recherche, édu­ca­tion, Gal­li­mard, Col­lec­tion Tracts (n° 23), jan­vier 2021.
  7. Du cap aux grèves. Récit d’une mobi­li­sa­tion. 17 novembre 2018 – 17 mars 2020, Ver­dier, 2020.
  8. Hart­mut Rosa, Rendre le monde indis­po­nible, La Décou­verte, 2020.
  9. Isa­belle Sten­gers, Au temps des catas­trophes. Résis­ter à la bar­ba­rie qui vient, La Décou­verte, 2008.
  10. Bar­ba­ra Stie­gler, « Faire face aux experts. Néo­li­bé­ra­lisme et pan­dé­mie », op.cit.
  11. Nao­mi Klein, La stra­té­gie du choc. La mon­tée d’un capi­ta­lisme du désastre, Léméac/Actes Sud, 2008.
  12. Dis­crètes ( ?) évo­ca­tions du lob­by Digi­tal Europe, les plans de trans­for­ma­tion numé­rique des gou­ver­ne­ments fédé­ral et wal­lon s’intitulent Digi­tal Bel­gium et Digi­tal Wal­lo­nia
  13. Michaël Foes­sel, Etat de vigi­lance. Cri­tique de la bana­li­té sécu­ri­taire, Le Bord de l’eau, 2010.

D’un vieux rapport de la NASA à l’accord de l’OMC de 1998

Ce que l’on appelait encore l’information électronique a occupé très tôt une place centrale dans les plans prospectifs de gestion des sociétés et de développement de l’économie. Dès 1971, un rapport de la NASA pointe, en préliminaire, qu’« il existe aux Etats-Unis un ensemble de problèmes nationaux qui pourraient être résolus à travers les télécommunications ». Parmi les domaines retenus en priorité : l’éducation, la santé publique, le système judiciaire, les services postaux.  Il y est question de favoriser « la naissance d’un citoyen flexible » qui sera le citoyen « dont le 21ème siècle a besoin », d’aménager des écoles qui « ne devraient plus être que des centrales de distribution de programmes éducatifs par voie électronique » et d’envisager le télétravail comme le lot de plus de trois quarts de la population active.

La future « société globale de l’information » est en gestation. Elle sera portée sur les fonts baptismaux en 1995, lors du sommet de Bruxelles du groupe des sept pays les plus industrialisés  (le G7), en présence d’une quarantaine d’invités spéciaux des milieux d’affaires (notamment des représentants  d’IBM et de Hewlett-Packard) et en l’absence de représentants de la société civile. En même temps, le G7 décide d’accélérer la libéralisation des marchés des télécommunications. L’année précédente, les Etats-Unis avaient lancé un projet d’autoroutes globales de l’information, extrapolation à l’échelle planétaire de son programme national (National Information Infrastructure).

La référence à cette appellation de société de l’information est étrennée discrètement, en 1975, par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) qui regroupe alors les vingt-quatre pays les plus riches. Elle s’imposera graduellement dans les organismes internationaux, notamment au sein de la CEE à partir de 1979, en même temps que se multiplient les recommandations sur la circulation « sans réserve ni contrainte », défendue à Washington, des flux transfrontières de données de caractère personnel. Le mouvement devient irréversible en 1998 avec l’entrée en vigueur de l’accord sur l’ouverture des marchés commerciaux à la concurrence, conclu par 68 gouvernements dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Sources : Armand Mattelart, « L’information contre l’Etat », Le Monde diplomatique, mars 2001.

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