Ruminations républicaines

Par Jean Cornil

Les atten­tats de Paris et de Copen­hague et les mobi­li­sa­tions citoyennes, par delà la souf­france et la tris­tesse, ont pro­vo­qué un débat pro­téi­forme sur la défi­ni­tion, sans cesse réin­ter­pel­lée, et sur la tra­duc­tion concrète des valeurs de liber­té, d’égalité et de fra­ter­ni­té. Il existe certes un très large consen­sus pour refu­ser caté­go­ri­que­ment tout dog­ma­tisme et tout fana­tisme. Cette atti­tude est même depuis quelques siècles un des attri­buts majeurs de la moder­ni­té. Mais au-delà de la néces­si­té évi­dente d’invoquer les ver­tus répu­bli­caines, la tolé­rance, la laï­ci­té, la liber­té d’expression, le res­pect d’autrui, il n’en reste pas moins que des inter­ro­ga­tions sur­gissent sur le sens et l’articulation de ces prin­cipes au cœur de la cité.

Ain­si en est-il du débat, par nature com­plexe et sou­vent pas­sion­né, entre uni­ver­sa­lisme et par­ti­cu­la­risme. Entre uni­té du genre humain et iden­ti­tés sin­gu­lières. Faut-il pri­vi­lé­gier les com­po­sants com­muns à tous les hommes, au risque de l’uniformisation, du nivel­le­ment, voire de l’imposition d’une forme sub­tile de néo-colo­nia­lisme men­tal de l’Occident ? Ou faut-il mettre l’accent sur le droit à la dif­fé­rence, sur les spé­ci­fi­ci­tés propres à un genre, une pré­fé­rence sexuelle, une reli­gion, une appar­te­nance régio­nale, une culture ?

Emma­nuel Kant, le grand phi­lo­sophe des Lumières, qua­li­fiait de « pen­sée élar­gie » notre capa­ci­té à se mettre à la place de l’autre pour sai­sir son point de vue. C’est même cette facul­té qui pour­rait le mieux défi­nir notre huma­ni­té. Élar­gir notre vue, sor­tir de nous-mêmes, ouvrir l’horizon. Se his­ser au-des­sus de nous. Exac­te­ment le contraire d’une iden­ti­té close sur elle-même, uni­voque et mono­li­thique. L’opposé d’un nar­cis­sisme uni­di­men­sion­nel qui nous enferme dans une essence figée et définitive.

Hélas, pour des rai­sons com­plexes comme l’effondrement des grandes espé­rances poli­tiques ou l’effritement d’un prin­cipe de sens éman­ci­pa­teur, cha­cun s’en retourne dans sa petite niche indi­vi­dua­liste et s’y construit une iden­ti­té d’une pure­té dan­ge­reuse. Règne de l’infinie jux­ta­po­si­tion d’appartenances uniques alors que l’indépassable inter­dé­pen­dance des hommes entre eux et avec les éco­sys­tèmes devrait nous conduire vers le che­min d’une iden­ti­té plu­rielle, com­plexe et mou­vante selon les iti­né­raires exis­ten­tiels de chacun.

Cette démarche sup­pose de prio­ri­ser l’universalité de l’humain contre la féti­chi­sa­tion du par­ti­cu­lier. Et de pos­tu­ler l’existence de valeurs et de véri­tés qui peuvent être admises par tous les humains, peu importe à ce stade leur sexe, leur reli­gion, leur culture, leur langue ou leur tra­di­tion. Ain­si en va-t-il, à mon humble estime, de la connais­sance scien­ti­fique, des droits et des liber­tés fon­da­men­tales de la per­sonne humaine, de valeurs éthiques qui peuvent être mises en com­mun, du dia­logue des cultures et des civilisations.

Ensuite, et seule­ment ensuite, toutes les spé­ci­fi­ci­tés et toutes les richesses de la diver­si­té et de la dif­fé­rence devront se déployer et être res­pec­tées pour autant qu’elles ne s’opposent pas aux prin­cipes uni­ver­sa­listes supé­rieurs. Il s’agit donc bien de hié­rar­chi­ser les valeurs de liber­té, d’égalité et de fra­ter­ni­té. Le sou­ci est d’amplifier le mou­ve­ment dans une plus grande glo­ba­li­té en y incluant à terme le non-humain, comme les ani­maux, et non de le res­treindre vers le bas, par une réduc­tion à une iden­ti­té uni­voque, immo­bile et anthro­po­cen­trée. Place aux débats !