Les raisons qui déclenchent les guerres ont-elles changé ou restent-elles globalement les mêmes ?
Depuis la fin de la Guerre froide où il s’agissait de se définir par rapport à l’un des deux blocs, on constate que les entrées en guerre ont chaque fois été légitimées ou en tout cas expliquées par des raisons humanitaires ou humanistes : défense des droits de l’homme, protection de la population, lutte contre le terrorisme… Ces raisons-là sont toujours mises en avant pour expliquer une intervention militaire afin que celle-ci soit acceptable pour l’opinion publique. Mais pour la CNAPD, derrière ces discours légitimateurs, il y a des intérêts beaucoup plus quantifiables qui expliquent l’entrée en guerre des États, vu le coût financier que représente une intervention militaire. D’une part, l’accès aux ressources dites stratégiques, c’est-à-dire vitales, dont tous les États ont besoin pour vivre ou pour alimenter la croissance économique des pays, et d’autre part un positionnement géostratégique intéressant pour une présence dans telle ou telle région du monde.
Quelles sont ces ressources stratégiques ?
Les énergies au premier plan. Essentiellement, le gaz, le pétrole et l’uranium. C’est aussi l’eau ou encore des ressources minérales souvent nécessaires pour les nouvelles technologies comme le lithium ou le coltan. Des ressources dont chaque État a besoin quelle que soit son orientation philosophique, car nécessaire pour la vie humaine et pour la vie en société. Et comme ce sont des ressources qui sont par définition non renouvelables, on a besoin d’en sécuriser l’approvisionnement. Surtout que l’on s’inscrit dans un mode de développement, le capitalisme, qui est basé sur une accumulation du capital. L’accumulation du capital repose sur la satisfaction des besoins des individus qui sont postulés comme étant infinis. Or, nous sommes dans un monde où les ressources sont finies, non renouvelables. Des besoins infinis dans un monde fini. Cette contradiction prend des tournures dangereuses quand il s’agit des biens « stratégiques », ceux dont tout le monde a un besoin vital. On y revient longuement dans CAP Magazine que nous éditons. Le système de développement dans lequel on vit, le capitalisme ultralibéral en tout cas, est un système fondamentalement conflictuel. Et le caractère de plus en plus multipolaire du monde accroît davantage cette conflictualité
Comment sont perçus des discours qui s’opposent à ces guerres « humanitaires » ?
On constate qu’on a de plus en plus de mal à se positionner contre. Par exemple, contre la participation de la Belgique à la guerre en Lybie ou contre une intervention militaire en Syrie. Face à un problème de sécurité, de déni de démocratie, de violation des Droits de l’homme, il y a une machine médiatique, une machine de relations publiques qui fonctionne très bien et qui amène même à faire penser que « faire la guerre, c’est faire la paix » ! Dire, comme on le fait à la CNAPD, que la guerre entraîne des conséquences catastrophiques en termes humains, en termes de destruction des infrastructures, en termes de dialogue (inter-)national de reconstruction, est un discours de plus en plus difficile à tenir…
Il faut sans cesse rappeler qu’il y a d’autres moyens qui peuvent et qui devraient être mis en place pour défendre la démocratie ou pour attaquer les violations des Droits de l’homme, même si ce sont des moyens moins spectaculaires qu’une intervention militaire.
Par exemple pour la Lybie, l’Union africaine avait demandé, avant l’intervention de l’OTAN, une entrée sur le territoire libyen pour mettre autour de la table Kadhafi, son gouvernement avec la rébellion et le Conseil national de transition. L’OTAN a refusé cette médiation en arguant qu’il était trop tard et qu’il fallait y aller, car toute une population était en train de souffrir. « Nous, l’OTAN, on va intervenir militairement pour défendre la population. ». Ça a été perçu comme étant très volontariste et même très progressiste ! Face à un problème construit comme urgent, il faut une réponse très convaincante et très rapide. Et la réponse à la hauteur de cette urgence devient de plus en plus : envoyer des bombardiers !
Nous sommes convaincus qu’il existe d’autres possibilités. Par exemple, en ce qui concerne le conflit syrien, la Conférence de paix Genève 2. Sans savoir ce que vont donner ces négociations, on pousse à ce qu’il y ait une conférence qui se tienne et mette les partis en opposition autour de la table. La communauté internationale a empêché la tenue de ces négociations pendant longtemps en mettant des conditions préalables qui étaient inacceptables. Du coup, on se retrouve devant une situation où les gens ont de plus en plus de mal à se parler parce qu’ils se font de plus en plus mal. En empêchant le dialogue, on rend d’autant plus forte la « nécessité » et l’urgence d’une intervention militaire.
La tendance est donc de plutôt privilégier l’attaque et une réponse rapide plutôt que de forcer à négocier ou s’interposer ?
Une cristallisation s’est faite sur les conflits libyen et syrien. Cela empêche malheureusement une réflexion plus posée et rationnelle. Comme il y a une forte concentration médiatique sur tel ou tel conflit, on en parle beaucoup, on ressent de plus en plus une urgence, et donc la nécessité de « faire quelque chose ». Finalement, le fait de parler d’un conflit est contre-productif pour les gens qui sont dans ce conflit parce qu’on en parle, certes, mais avec des termes de débat qui sont biaisés : faut-il intervenir militairement ou pas ? On occulte toute la gamme des autres possibilités qui s’offrent à nous et qui, elles, feraient avancer un ordre juridique qui soit plus juste.
La Guerre froide est supposée être terminée depuis près de 25 ans. Des tensions existent-elles encore ?
Le bloc de l’Est n’existe plus mais la Russie a son agenda, sa politique de puissance, face à laquelle l’Europe et les États-Unis conservent des garanties. Par exemple, dans le travail de plaidoyer que l’on fait contre la présence des armes nucléaires américaines stationnées à Kleine-Brogel, on montre que ces armes sont présentées comme une monnaie d’échange vis-à-vis de la Russie. Si la Russie fait des efforts de désarmement nucléaire, alors nous accepterons de retirer les armes nucléaires qui sont stationnées sur le territoire européen. Or, les États-Unis sont les seuls à entreposer des armes nucléaires sur le territoire européen. Elle l’avait fait dans les années 1970 pour montrer à l’Union européenne qu’elle était là et qu’elle allait défendre ce territoire contre la Russie (URSS à ce moment-là) donc pendant la Guerre froide. Et maintenant, c’est encore un des arguments pour empêcher ou s’opposer au retrait des armes nucléaires de Belgique et d’Europe.
Pourquoi l’OTAN n’a‑t-elle pas disparu à la fin de la Guerre froide ?
Depuis 1991, l’OTAN a trouvé d’autres raisons pour justifier son existence et son action sur les relations internationales. On vient à ce sujet de terminer un plaidoyer intitulé « L’OTAN : du bouclier à l’épée ». L’OTAN a été créée en 1948. Il s’agissait d’une alliance défensive du territoire Atlantique Nord (donc européen et d’Amérique du Nord) contre l’Union soviétique et ses alliés des pays de l’Est, réunis au sein du Pacte de Varsovie. À la chute du Mur de Berlin, le Pacte de Varsovie s’est naturellement dissout parce qu’il n’avait plus de raison d’être. L’OTAN aurait d’ailleurs dû se dissoudre également à ce moment-là. Au lieu de ça, on observe que les territoires d’intervention de l’OTAN se sont de plus en plus éloignés des frontières du territoire de l’Atlantique Nord. Ceci est en totale contradiction avec son fondement d’alliance défensive. En fait, il y a maintenant un amalgame fort entre défense et sécurité. L’OTAN fait encore un peu le lien entre terrorisme en Afghanistan et défense du territoire de l’Union européenne, mais ce lien est selon nous très ténu pour ne pas dire totalement inexistant.
On a pu aussi noter que l’OTAN assume de ne plus être en totale légalité par rapport à ses propres fondements juridiques et assume de se charger de garantir l’approvisionnement énergétique du territoire européen et américain. Ce qui nous fait dire que l’OTAN est le bras armé du capitalisme : la présence militaire aux quatre coins du monde est légitimée comme étant nécessaire pour assurer le bon fonctionnement des échanges économiques. C’est inacceptable pour nous car cette volonté de sécurisation des approvisionnements énergétiques représente à terme un danger pour la paix.
Comment se pose la question du nucléaire aujourd’hui à l’échelle des relations internationales ? Pourquoi parle-t-on de moins en moins du désarmement à l’échelle mondiale ?
Un Traité de non-prolifération a été créé pour éviter la prolifération des armes nucléaires mais très peu pour travailler au désarmement. Aujourd’hui, l’accent est tout le temps mis sur la non-prolifération.
Et de nouveau, sur l’arme nucléaire comme sur la guerre, on en arrive à dévier le débat. En mettant l’accent sur la dangerosité supposée de l’Iran, on détourne l’attention de la dangerosité de l’arme nucléaire elle-même, quel que soit son possesseur.
Des études poussées sur base de simulations d’attaques nucléaires entre le Pakistan et l’Inde donc « à petite échelle » nous rappellent bien les conséquences mondiales catastrophiques que cela générerait jusqu’en Europe : hiver nucléaire, abaissement des températures et des rendements agricoles, famine… On connait également la destruction des villes japonaises de Nagasaki et Hiroshima par des bombes américaines.
En Belgique — une puissance nucléaire par procuration‑, on présente l’arme nucléaire comme une arme politique nécessaire non seulement pour asseoir la puissance mais aussi comme moyen de négociation pour lutter contre la prolifération nucléaire ! Bref, on lutte contre la prolifération nucléaire avec des armes qui sont totalement abominables. Par un tour de passe-passe, l’opinion publique en arrive à accepter la présence d’armes nucléaires et la nécessité même d’en avoir afin de pouvoir parler avec les autres dans un rapport de forts contre faibles.
Que faudrait-il faire pour éviter les guerres ?
L’ONU a établi les menaces principales à la paix et à la sécurité internationale. Ce sont avant tout des menaces d’ordre économique. Si on veut lutter contre la violence, viser un monde plus en paix et plus en sécurité, il faut lutter contre la pauvreté et l’exclusion économique. L’ONU a ainsi mis en place dans les années 2000 les Objectifs du millénaire pour le développement. Ces mesures ne sont pas aussi spectaculaires qu’une intervention militaire mais sont pourtant des moyens essentiels pour lutter pour la paix et pour la sécurité. Ils auraient dû être atteints en 2010 mais on s’est rendu compte qu’on n’y arriverait pas : il n’y avait tout simplement pas assez de moyens alloués par les États membres des Nations-unies pour permettre leur réussite. Il aurait fallu débloquer 40 milliards de dollars par an.
À titre de comparaison : les dépenses militaires mondiales en armement se sont élevées à 1.756 milliards de dollars rien que pour l’année 2012. Il y a donc une contradiction. On est prêt à mettre le prix afin de « faire la guerre pour faire la paix » mais, en même temps, on ne met pas autant de moyens dans des politiques qui conduiraient vraiment à la paix et ce, sans violence.
Ce serait quoi être pacifiste aujourd’hui ?
Si on devait trouver un lien entre toutes les différentes conceptions de la paix ou du pacifisme, ce serait la certitude que la militarisation des réponses aux crises est contre-productive et que, par tous les moyens, il faut pousser à mettre en œuvre d’autres modes de règlement des conflits. Je pense que le pacifisme dans son expression la plus essentielle, c’est la croyance dans le dialogue mais aussi dans le soutien à un ensemble de règles qui existent dans le droit international pour éviter l’intervention militaire. Il s’agit de multiplier les expériences non violentes de résolution des conflits pour arriver petit à petit dans un ordre juridique qui soit de plus en plus habitué à cette forme de résolution, à cette non-militarisation des réponses aux crises.