Samuel Legros

« Quand faire la guerre c’est faire la paix »

Illustration par Mo xia

Samuel Legros est char­gé de recherche et de plai­doyer poli­tique au sein de la CNAPD (Coor­di­na­tion Natio­nale pour la Paix et la Démo­cra­tie) qui réa­lise un tra­vail de veille, d’information et de mobi­li­sa­tion sur les ques­tions inter­na­tio­nales liées à la paix, à la non-vio­lence, à la jus­tice inter­na­tio­nale. Il revient ici sur la guerre « huma­ni­taire », une inter­ven­tion mili­taire tou­jours impo­sée dans l’urgence qui cache d’autres enjeux plus terre-à-terre.

Les raisons qui déclenchent les guerres ont-elles changé ou restent-elles globalement les mêmes ?

Depuis la fin de la Guerre froide où il s’agissait de se défi­nir par rap­port à l’un des deux blocs, on constate que les entrées en guerre ont chaque fois été légi­ti­mées ou en tout cas expli­quées par des rai­sons huma­ni­taires ou huma­nistes : défense des droits de l’homme, pro­tec­tion de la popu­la­tion, lutte contre le ter­ro­risme… Ces rai­sons-là sont tou­jours mises en avant pour expli­quer une inter­ven­tion mili­taire afin que celle-ci soit accep­table pour l’opinion publique. Mais pour la CNAPD, der­rière ces dis­cours légi­ti­ma­teurs, il y a des inté­rêts beau­coup plus quan­ti­fiables qui expliquent l’entrée en guerre des États, vu le coût finan­cier que repré­sente une inter­ven­tion mili­taire. D’une part, l’accès aux res­sources dites stra­té­giques, c’est-à-dire vitales, dont tous les États ont besoin pour vivre ou pour ali­men­ter la crois­sance éco­no­mique des pays, et d’autre part un posi­tion­ne­ment géos­tra­té­gique inté­res­sant pour une pré­sence dans telle ou telle région du monde.

Quelles sont ces ressources stratégiques ?

Les éner­gies au pre­mier plan. Essen­tiel­le­ment, le gaz, le pétrole et l’uranium. C’est aus­si l’eau ou encore des res­sources miné­rales sou­vent néces­saires pour les nou­velles tech­no­lo­gies comme le lithium ou le col­tan. Des res­sources dont chaque État a besoin quelle que soit son orien­ta­tion phi­lo­so­phique, car néces­saire pour la vie humaine et pour la vie en socié­té. Et comme ce sont des res­sources qui sont par défi­ni­tion non renou­ve­lables, on a besoin d’en sécu­ri­ser l’approvisionnement. Sur­tout que l’on s’inscrit dans un mode de déve­lop­pe­ment, le capi­ta­lisme, qui est basé sur une accu­mu­la­tion du capi­tal. L’accumulation du capi­tal repose sur la satis­fac­tion des besoins des indi­vi­dus qui sont pos­tu­lés comme étant infi­nis. Or, nous sommes dans un monde où les res­sources sont finies, non renou­ve­lables. Des besoins infi­nis dans un monde fini. Cette contra­dic­tion prend des tour­nures dan­ge­reuses quand il s’agit des biens « stra­té­giques », ceux dont tout le monde a un besoin vital. On y revient lon­gue­ment dans CAP Maga­zine que nous édi­tons. Le sys­tème de déve­lop­pe­ment dans lequel on vit, le capi­ta­lisme ultra­li­bé­ral en tout cas, est un sys­tème fon­da­men­ta­le­ment conflic­tuel. Et le carac­tère de plus en plus mul­ti­po­laire du monde accroît davan­tage cette conflictualité

Comment sont perçus des discours qui s’opposent à ces guerres « humanitaires » ?

On constate qu’on a de plus en plus de mal à se posi­tion­ner contre. Par exemple, contre la par­ti­ci­pa­tion de la Bel­gique à la guerre en Lybie ou contre une inter­ven­tion mili­taire en Syrie. Face à un pro­blème de sécu­ri­té, de déni de démo­cra­tie, de vio­la­tion des Droits de l’homme, il y a une machine média­tique, une machine de rela­tions publiques qui fonc­tionne très bien et qui amène même à faire pen­ser que « faire la guerre, c’est faire la paix » ! Dire, comme on le fait à la CNAPD, que la guerre entraîne des consé­quences catas­tro­phiques en termes humains, en termes de des­truc­tion des infra­struc­tures, en termes de dia­logue (inter-)national de recons­truc­tion, est un dis­cours de plus en plus dif­fi­cile à tenir…

Il faut sans cesse rap­pe­ler qu’il y a d’autres moyens qui peuvent et qui devraient être mis en place pour défendre la démo­cra­tie ou pour atta­quer les vio­la­tions des Droits de l’homme, même si ce sont des moyens moins spec­ta­cu­laires qu’une inter­ven­tion militaire.

Par exemple pour la Lybie, l’Union afri­caine avait deman­dé, avant l’intervention de l’OTAN, une entrée sur le ter­ri­toire libyen pour mettre autour de la table Kadha­fi, son gou­ver­ne­ment avec la rébel­lion et le Conseil natio­nal de tran­si­tion. L’OTAN a refu­sé cette média­tion en arguant qu’il était trop tard et qu’il fal­lait y aller, car toute une popu­la­tion était en train de souf­frir. « Nous, l’OTAN, on va inter­ve­nir mili­tai­re­ment pour défendre la popu­la­tion. ». Ça a été per­çu comme étant très volon­ta­riste et même très pro­gres­siste ! Face à un pro­blème construit comme urgent, il faut une réponse très convain­cante et très rapide. Et la réponse à la hau­teur de cette urgence devient de plus en plus : envoyer des bombardiers !

Nous sommes convain­cus qu’il existe d’autres pos­si­bi­li­tés. Par exemple, en ce qui concerne le conflit syrien, la Confé­rence de paix Genève 2. Sans savoir ce que vont don­ner ces négo­cia­tions, on pousse à ce qu’il y ait une confé­rence qui se tienne et mette les par­tis en oppo­si­tion autour de la table. La com­mu­nau­té inter­na­tio­nale a empê­ché la tenue de ces négo­cia­tions pen­dant long­temps en met­tant des condi­tions préa­lables qui étaient inac­cep­tables. Du coup, on se retrouve devant une situa­tion où les gens ont de plus en plus de mal à se par­ler parce qu’ils se font de plus en plus mal. En empê­chant le dia­logue, on rend d’autant plus forte la « néces­si­té » et l’urgence d’une inter­ven­tion militaire.

La tendance est donc de plutôt privilégier l’attaque et une réponse rapide plutôt que de forcer à négocier ou s’interposer ?

Une cris­tal­li­sa­tion s’est faite sur les conflits libyen et syrien. Cela empêche mal­heu­reu­se­ment une réflexion plus posée et ration­nelle. Comme il y a une forte concen­tra­tion média­tique sur tel ou tel conflit, on en parle beau­coup, on res­sent de plus en plus une urgence, et donc la néces­si­té de « faire quelque chose ». Fina­le­ment, le fait de par­ler d’un conflit est contre-pro­duc­tif pour les gens qui sont dans ce conflit parce qu’on en parle, certes, mais avec des termes de débat qui sont biai­sés : faut-il inter­ve­nir mili­tai­re­ment ou pas ? On occulte toute la gamme des autres pos­si­bi­li­tés qui s’offrent à nous et qui, elles, feraient avan­cer un ordre juri­dique qui soit plus juste.

La Guerre froide est supposée être terminée depuis près de 25 ans. Des tensions existent-elles encore ?

Le bloc de l’Est n’existe plus mais la Rus­sie a son agen­da, sa poli­tique de puis­sance, face à laquelle l’Europe et les États-Unis conservent des garan­ties. Par exemple, dans le tra­vail de plai­doyer que l’on fait contre la pré­sence des armes nucléaires amé­ri­caines sta­tion­nées à Kleine-Bro­gel, on montre que ces armes sont pré­sen­tées comme une mon­naie d’échange vis-à-vis de la Rus­sie. Si la Rus­sie fait des efforts de désar­me­ment nucléaire, alors nous accep­te­rons de reti­rer les armes nucléaires qui sont sta­tion­nées sur le ter­ri­toire euro­péen. Or, les États-Unis sont les seuls à entre­po­ser des armes nucléaires sur le ter­ri­toire euro­péen. Elle l’avait fait dans les années 1970 pour mon­trer à l’Union euro­péenne qu’elle était là et qu’elle allait défendre ce ter­ri­toire contre la Rus­sie (URSS à ce moment-là) donc pen­dant la Guerre froide. Et main­te­nant, c’est encore un des argu­ments pour empê­cher ou s’opposer au retrait des armes nucléaires de Bel­gique et d’Europe.

Pourquoi l’OTAN n’a‑t-elle pas disparu à la fin de la Guerre froide ?

Depuis 1991, l’OTAN a trou­vé d’autres rai­sons pour jus­ti­fier son exis­tence et son action sur les rela­tions inter­na­tio­nales. On vient à ce sujet de ter­mi­ner un plai­doyer inti­tu­lé « L’OTAN : du bou­clier à l’épée ». L’OTAN a été créée en 1948. Il s’agissait d’une alliance défen­sive du ter­ri­toire Atlan­tique Nord (donc euro­péen et d’Amérique du Nord) contre l’Union sovié­tique et ses alliés des pays de l’Est, réunis au sein du Pacte de Var­so­vie. À la chute du Mur de Ber­lin, le Pacte de Var­so­vie s’est natu­rel­le­ment dis­sout parce qu’il n’avait plus de rai­son d’être. L’OTAN aurait d’ailleurs dû se dis­soudre éga­le­ment à ce moment-là. Au lieu de ça, on observe que les ter­ri­toires d’intervention de l’OTAN se sont de plus en plus éloi­gnés des fron­tières du ter­ri­toire de l’Atlantique Nord. Ceci est en totale contra­dic­tion avec son fon­de­ment d’alliance défen­sive. En fait, il y a main­te­nant un amal­game fort entre défense et sécu­ri­té. L’OTAN fait encore un peu le lien entre ter­ro­risme en Afgha­nis­tan et défense du ter­ri­toire de l’Union euro­péenne, mais ce lien est selon nous très ténu pour ne pas dire tota­le­ment inexistant.

On a pu aus­si noter que l’OTAN assume de ne plus être en totale léga­li­té par rap­port à ses propres fon­de­ments juri­diques et assume de se char­ger de garan­tir l’approvisionnement éner­gé­tique du ter­ri­toire euro­péen et amé­ri­cain. Ce qui nous fait dire que l’OTAN est le bras armé du capi­ta­lisme : la pré­sence mili­taire aux quatre coins du monde est légi­ti­mée comme étant néces­saire pour assu­rer le bon fonc­tion­ne­ment des échanges éco­no­miques. C’est inac­cep­table pour nous car cette volon­té de sécu­ri­sa­tion des appro­vi­sion­ne­ments éner­gé­tiques repré­sente à terme un dan­ger pour la paix.

Comment se pose la question du nucléaire aujourd’hui à l’échelle des relations internationales ? Pourquoi parle-t-on de moins en moins du désarmement à l’échelle mondiale ?

Un Trai­té de non-pro­li­fé­ra­tion a été créé pour évi­ter la pro­li­fé­ra­tion des armes nucléaires mais très peu pour tra­vailler au désar­me­ment. Aujourd’hui, l’accent est tout le temps mis sur la non-prolifération.

Et de nou­veau, sur l’arme nucléaire comme sur la guerre, on en arrive à dévier le débat. En met­tant l’accent sur la dan­ge­ro­si­té sup­po­sée de l’Iran, on détourne l’attention de la dan­ge­ro­si­té de l’arme nucléaire elle-même, quel que soit son possesseur.

Des études pous­sées sur base de simu­la­tions d’attaques nucléaires entre le Pakis­tan et l’Inde donc « à petite échelle » nous rap­pellent bien les consé­quences mon­diales catas­tro­phiques que cela géné­re­rait jusqu’en Europe : hiver nucléaire, abais­se­ment des tem­pé­ra­tures et des ren­de­ments agri­coles, famine… On connait éga­le­ment la des­truc­tion des villes japo­naises de Naga­sa­ki et Hiro­shi­ma par des bombes américaines.

En Bel­gique — une puis­sance nucléaire par procuration‑, on pré­sente l’arme nucléaire comme une arme poli­tique néces­saire non seule­ment pour asseoir la puis­sance mais aus­si comme moyen de négo­cia­tion pour lut­ter contre la pro­li­fé­ra­tion nucléaire ! Bref, on lutte contre la pro­li­fé­ra­tion nucléaire avec des armes qui sont tota­le­ment abo­mi­nables. Par un tour de passe-passe, l’opinion publique en arrive à accep­ter la pré­sence d’armes nucléaires et la néces­si­té même d’en avoir afin de pou­voir par­ler avec les autres dans un rap­port de forts contre faibles.

Que faudrait-il faire pour éviter les guerres ?

L’ONU a éta­bli les menaces prin­ci­pales à la paix et à la sécu­ri­té inter­na­tio­nale. Ce sont avant tout des menaces d’ordre éco­no­mique. Si on veut lut­ter contre la vio­lence, viser un monde plus en paix et plus en sécu­ri­té, il faut lut­ter contre la pau­vre­té et l’exclusion éco­no­mique. L’ONU a ain­si mis en place dans les années 2000 les Objec­tifs du mil­lé­naire pour le déve­lop­pe­ment. Ces mesures ne sont pas aus­si spec­ta­cu­laires qu’une inter­ven­tion mili­taire mais sont pour­tant des moyens essen­tiels pour lut­ter pour la paix et pour la sécu­ri­té. Ils auraient dû être atteints en 2010 mais on s’est ren­du compte qu’on n’y arri­ve­rait pas : il n’y avait tout sim­ple­ment pas assez de moyens alloués par les États membres des Nations-unies pour per­mettre leur réus­site. Il aurait fal­lu déblo­quer 40 mil­liards de dol­lars par an.

À titre de com­pa­rai­son : les dépenses mili­taires mon­diales en arme­ment se sont éle­vées à 1.756 mil­liards de dol­lars rien que pour l’année 2012. Il y a donc une contra­dic­tion. On est prêt à mettre le prix afin de « faire la guerre pour faire la paix » mais, en même temps, on ne met pas autant de moyens dans des poli­tiques qui condui­raient vrai­ment à la paix et ce, sans violence.

Ce serait quoi être pacifiste aujourd’hui ?

Si on devait trou­ver un lien entre toutes les dif­fé­rentes concep­tions de la paix ou du paci­fisme, ce serait la cer­ti­tude que la mili­ta­ri­sa­tion des réponses aux crises est contre-pro­duc­tive et que, par tous les moyens, il faut pous­ser à mettre en œuvre d’autres modes de règle­ment des conflits. Je pense que le paci­fisme dans son expres­sion la plus essen­tielle, c’est la croyance dans le dia­logue mais aus­si dans le sou­tien à un ensemble de règles qui existent dans le droit inter­na­tio­nal pour évi­ter l’intervention mili­taire. Il s’agit de mul­ti­plier les expé­riences non vio­lentes de réso­lu­tion des conflits pour arri­ver petit à petit dans un ordre juri­dique qui soit de plus en plus habi­tué à cette forme de réso­lu­tion, à cette non-mili­ta­ri­sa­tion des réponses aux crises.

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