On vit une époque où l’on est très suspicieux des nouvelles qui arrivent. N’importe quelle actualité peut se voir attaquer sur les réseaux sociaux ou sur les chaines d’info continue. Le doute est distillé en permanence. Il en résulte le sentiment qu’on ne sait plus à quoi se raccrocher. Comment faire pour refaire confiance ? Et qui croire ?
Depuis l’ère Trump, on a malheureusement tendance à se polariser sur l’axe vérité-mensonge plutôt que sur la question de la vision. On nous a ainsi fait croire ces dernières années que tout était une histoire de vrai/faux et on a porté aux nues le fact checking. C’est un glissement dangereux à mes yeux car on en a oublié les chantiers politiques. Or, selon moi, la crise de la désinformation est d’abord une crise politique. Car c’est seulement quand on a une colonne vertébrale politique qu’on arrive à s’informer correctement. Devant une actualité, il faut se demander comment on se situe en termes de vision par rapport à ce qui se passe plutôt que se mettre à vouloir démêler le vrai du faux. C’est comme ça qu’on construit nos repères sémantiques qui font qu’on a des voyants qui s’allument dans nos têtes quand on entend prononcer certains mots ou expressions, que des termes vont nous inquiéter ou au contraire nous rassurer. Tout l’enjeu pour pouvoir bien s’y retrouver dans l’information, c’est donc d’abord celui de la formation politique.
Un autre enjeu, c’est celui de recréer de la confiance dans les médias. Si on a l’impression de ne plus croire personne, il faut tenter de trouver au moins une source de confiance, un média, ne serait-ce qu’un journaliste, dont on partage la vision. Arriver à se dire au moins concernant ce média-là, j’adhère au niveau de la ligne et donc je vais plutôt leur faire confiance, même si je ne dois bien sûr pas les croire sur parole. C’est essentiel car on nous a beaucoup inculqué ces dernières années une fausse idée de l’esprit critique selon laquelle il fallait s’interroger sur tout, tout le temps. Or, ça s’avère très lourd à porter : on n’a pas le temps ni les compétences pour tout vérifier nous-mêmes, c’est impossible. Pour qu’une société fonctionne, on doit déléguer une certaine autorité. Par exemple, sur la question des vaccins, je ne suis pas médecin : je suis obligée de faire confiance. Sur l’Ukraine, on ne parle pas la langue, on n’y est pas, on doit donc déléguer et se dire, par exemple, que le journal Le Monde est plutôt fiable sur le traitement de l’international et qu’ils ont des bons journalistes sur place donc qu’on peut leur faire confiance. Et si on arrive à faire confiance à un pôle, on peut s’appuyer dessus pour diversifier ses sources d’information.
Le leurre, ce serait de s’enfoncer dans l’idée que tout doit être vérifié, que tout doit être prouvé, partir presque du postulat que tout ce qu’on nous dit est faux. En fait, un bon journaliste ne va pas forcément dire toute la vérité, mais il va essayer de dire quelque chose qui est vrai. Et s’il n’y arrive pas, ce ne sera pas parce qu’il ferait mal son métier de journaliste en termes de faits ou qu’il essayerait de nous cacher quelque chose. Ce sera parce qu’il est biaisé par sa propre vision idéologique qui a souvent des effets dans le traitement de l’information.
Si beaucoup d’entre nous sont généralement capable de porter un regard critique sur les grands médias dits « mainstream », en s’appuyant par exemple sur la tradition de la sociologie critique — qui font qu’on va prendre les infos avec des pincettes, mais qu’on va quand même les prendre — les choses sont différentes concernant de nouvelles sources d’information. Ces sources dites « alternatives » (celle des réseaux sociaux, des youtubeurs, des figures de Twitter, des sites d’extrême-droite dits de « réinformation », etc.) peuvent ainsi paraitre plus fiables à certain·es, voire être sacralisées, alors qu’elles peuvent être très problématiques. Pourquoi arrive-t-on difficilement à appliquer à ces sources « alternatives » les mêmes outils critiques qu’aux médias traditionnels ?
Parce que dans la propagande des régimes autoritaires et dans les sphères conspirationnistes, on se présente depuis 20 ans comme la source alternative d’information face à la parole « officielle ». Or, et je le répète sans cesse à mes étudiants : l’esprit critique doit s’appliquer à tout type de média, au Monde comme à un site conspirationniste, c’est la moindre des choses !
Comment s’y prendre ?
Il faut déjà éviter d’utiliser le terme de média mainstream qui laisse entendre qu’il y a aurait un bloc de médias officiels qui nous mentent d’un côté et un bloc alternatif qui tenterait de rétablir la vérité de l’autre.
Puis, il faut rappeler que la sphère des médias généralistes est en réalité composée d’une pluralité de médias aux situations et aux visions très différentes, ils sont traversés de logiques de pouvoir variées suivant leur financement, leur indépendance, etc. Donc, déjà, il faut remettre de la complexité au sein de cet ensemble.
Ensuite, il faut se pencher sur cette sphère auto-proclamée alternative qui a ceci de pervers qu’elle prétend rétablir la vérité alors même que c’est là que se diffuse beaucoup de désinformation. Du fait de cette posture antisystème, des stupidités et des discours très problématiques prospèrent : l’antisémitisme par exemple s’est réinvité grâce à cette configuration. Il faut essayer de retrouver des repères à travers tout ça. Ainsi, ce n’est pas parce qu’un youtubeur a une audience confidentielle qu’il dit forcément de la merde, mais ce n’est pas parce qu’il se présente comme « alternatif » ou « indépendant » qu’il dit forcément la vérité ! Il faut donc se poser la question de base : d’où il ou elle parle ? C’est-à-dire d’où il ou elle sort ? Quelle vision du monde il ou elle défend ?
Et ce que je dis à mes étudiants est valable pour nous aussi à gauche. La critique sociale a un train de retard. On reste souvent dans une critique des médias classiques, qui reste évidemment nécessaire, mais qui n’est plus suffisante à l’heure actuelle : il faut absolument l’ouvrir à cette sphère qui a entre temps gagné beaucoup de terrain. Le danger ne vient pas que des gros médias.
Vous avez constaté que les individus qui adhéraient aux thèses complotistes étaient souvent animés par un désir exacerbé de justice et une soif d’éthique. Pour l’éducation populaire et le mouvement social, comment réorienter cette énergie qui peut rejoindre aussi, à certains endroits, celle de la gauche culturelle, qui vise elle aussi à interroger l’existant comme n’allant pas de soi, et à remettre en cause les injustices ?
Le cœur du problème c’est que nous n’arrivons plus à produire une critique progressiste. Il faut se demander comment inverser la tendance. C’est un des gros chantiers qui doit être mené dans nos organisations. Notre critique anticapitaliste et antifasciste de base doit d’une part s’inscrire dans une optique d’émancipation et d’autre part rester hostile aux forces réactionnaires. Or, à l’aune des séquences politiques récentes et du règne de la critique antisystème, on doit constater que la critique devient trop souvent une critique antidémocratique et de remise en cause des institutions. Les Gilets jaunes par exemple, portaient une critique, mais le mouvement était fort gangréné par des réflexes antisystèmes et a généré énormément de conspirationnisme. C’était aussi très perceptible durant la crise liée au Covid. Si on pouvait légitimement porter une critique au sujet de la gestion de la crise, il ne fallait par contre pas, à gauche, tomber dans l’antivaccisme, une valeur historiquement antinomique avec notre ADN où médecine rime avec prévention. Or, c’est ce qui est arrivé.
On doit donc réassumer notre identité progressiste et, dans ce but, se centrer sur la question de l’émancipation. J’en veux à mon camp d’être tombé dans des logiques réactionnaires et antidémocratiques : la défiance ne peut pas être une arme d’émancipation. Il faut donc proposer une critique qui soit porteuse d’espoir et de changement de société, qui propose une alternative face à un discours antisystème qui n’en propose lui généralement pas. Mais c’est un chantier de longue haleine…
Comment faire sans faire la morale ? Sans être en surplomb ?
Déjà en réalisant que le complotisme est un mal collectif et que nous sommes tous imprégnés par ces logiques complotistes. C’est le mal de l’époque ! Il ne faut donc pas stigmatiser les conspis car cet imaginaire de la défiance nous impacte tous. Au sein de la gauche culturelle, le postulat, c’est bien souvent que c’est à nous d’éduquer les autres. Or, on doit commencer par travailler sur nous-mêmes… Je suis optimiste car le terrain est propice à ça en ce moment : il y a cette volonté de réfléchir sur nos propres positionnements et nos propres discours, mais aussi ce besoin de se retrouver et de lutter ensemble. C’est très perceptible et ça donne de l’espoir. À partir du moment où on aura remis à jour nos logiciels, on pourra travailler sur nos discours. Et on pourra proposer des récits et des animations qui apportent des réponses progressistes et des issues positives, c’est ça l’enjeu.
Dernise ouvrages parus sur la question
Dans les coulisses du récit complotiste (Inculte, 2018) et L’ère du complotisme (Les petits matins, 2016)