Entretien avec Marie Peltier (2/2)

S’informer dans un monde piégeux

Illustration : Vanya Michel

Nous publions ici la suite de notre entre­tien avec l’enseignante, essayiste et spé­cia­liste du com­plo­tisme Marie Pel­tier. Après les usages des ten­dances com­plo­tistes de nos pays par les régimes auto­ri­taires, c’est sur la défiance géné­ra­li­sée à l’égard des grands médias géné­ra­listes qu’elle se penche. Com­ment (re)faire confiance à des sources média­tiques et s’informer plus sai­ne­ment ? Plus qu’à s’épuiser à démê­ler le vrai du faux, l’antidote à la pro­pa­gande, aux com­plo­tismes et au sen­ti­ment que tout ce qui nous est dit est sus­pect rési­de­rait plu­tôt dans la poli­ti­sa­tion du regard et la com­pré­hen­sion des enjeux qui struc­turent le monde. Un chan­tier d’ampleur, nous dit Marie Pel­tier, pour toute la gauche cultu­relle qui doit quant à elle renou­ve­ler son dis­cours cri­tique et sor­tir de l’impasse de la défiance démocratique.

On vit une époque où l’on est très suspicieux des nouvelles qui arrivent. N’importe quelle actualité peut se voir attaquer sur les réseaux sociaux ou sur les chaines d’info continue. Le doute est distillé en permanence. Il en résulte le sentiment qu’on ne sait plus à quoi se raccrocher. Comment faire pour refaire confiance ? Et qui croire ?

Depuis l’ère Trump, on a mal­heu­reu­se­ment ten­dance à se pola­ri­ser sur l’axe véri­té-men­songe plu­tôt que sur la ques­tion de la vision. On nous a ain­si fait croire ces der­nières années que tout était une his­toire de vrai/faux et on a por­té aux nues le fact che­cking. C’est un glis­se­ment dan­ge­reux à mes yeux car on en a oublié les chan­tiers poli­tiques. Or, selon moi, la crise de la dés­in­for­ma­tion est d’abord une crise poli­tique. Car c’est seule­ment quand on a une colonne ver­té­brale poli­tique qu’on arrive à s’informer cor­rec­te­ment. Devant une actua­li­té, il faut se deman­der com­ment on se situe en termes de vision par rap­port à ce qui se passe plu­tôt que se mettre à vou­loir démê­ler le vrai du faux. C’est comme ça qu’on construit nos repères séman­tiques qui font qu’on a des voyants qui s’allument dans nos têtes quand on entend pro­non­cer cer­tains mots ou expres­sions, que des termes vont nous inquié­ter ou au contraire nous ras­su­rer. Tout l’enjeu pour pou­voir bien s’y retrou­ver dans l’information, c’est donc d’abord celui de la for­ma­tion politique.

Un autre enjeu, c’est celui de recréer de la confiance dans les médias. Si on a l’impression de ne plus croire per­sonne, il faut ten­ter de trou­ver au moins une source de confiance, un média, ne serait-ce qu’un jour­na­liste, dont on par­tage la vision. Arri­ver à se dire au moins concer­nant ce média-là, j’adhère au niveau de la ligne et donc je vais plu­tôt leur faire confiance, même si je ne dois bien sûr pas les croire sur parole. C’est essen­tiel car on nous a beau­coup incul­qué ces der­nières années une fausse idée de l’esprit cri­tique selon laquelle il fal­lait s’interroger sur tout, tout le temps. Or, ça s’avère très lourd à por­ter : on n’a pas le temps ni les com­pé­tences pour tout véri­fier nous-mêmes, c’est impos­sible. Pour qu’une socié­té fonc­tionne, on doit délé­guer une cer­taine auto­ri­té. Par exemple, sur la ques­tion des vac­cins, je ne suis pas méde­cin : je suis obli­gée de faire confiance. Sur l’Ukraine, on ne parle pas la langue, on n’y est pas, on doit donc délé­guer et se dire, par exemple, que le jour­nal Le Monde est plu­tôt fiable sur le trai­te­ment de l’international et qu’ils ont des bons jour­na­listes sur place donc qu’on peut leur faire confiance. Et si on arrive à faire confiance à un pôle, on peut s’appuyer des­sus pour diver­si­fier ses sources d’information.

Le leurre, ce serait de s’enfoncer dans l’idée que tout doit être véri­fié, que tout doit être prou­vé, par­tir presque du pos­tu­lat que tout ce qu’on nous dit est faux. En fait, un bon jour­na­liste ne va pas for­cé­ment dire toute la véri­té, mais il va essayer de dire quelque chose qui est vrai. Et s’il n’y arrive pas, ce ne sera pas parce qu’il ferait mal son métier de jour­na­liste en termes de faits ou qu’il essaye­rait de nous cacher quelque chose. Ce sera parce qu’il est biai­sé par sa propre vision idéo­lo­gique qui a sou­vent des effets dans le trai­te­ment de l’information.

Si beaucoup d’entre nous sont généralement capable de porter un regard critique sur les grands médias dits « mainstream », en s’appuyant par exemple sur la tradition de la sociologie critique — qui font qu’on va prendre les infos avec des pincettes, mais qu’on va quand même les prendre — les choses sont différentes concernant de nouvelles sources d’information. Ces sources dites « alternatives » (celle des réseaux sociaux, des youtubeurs, des figures de Twitter, des sites d’extrême-droite dits de « réinformation », etc.) peuvent ainsi paraitre plus fiables à certain·es, voire être sacralisées, alors qu’elles peuvent être très problématiques. Pourquoi arrive-t-on difficilement à appliquer à ces sources « alternatives » les mêmes outils critiques qu’aux médias traditionnels ?

Parce que dans la pro­pa­gande des régimes auto­ri­taires et dans les sphères conspi­ra­tion­nistes, on se pré­sente depuis 20 ans comme la source alter­na­tive d’information face à la parole « offi­cielle ». Or, et je le répète sans cesse à mes étu­diants : l’esprit cri­tique doit s’appliquer à tout type de média, au Monde comme à un site conspi­ra­tion­niste, c’est la moindre des choses !

Comment s’y prendre ?

Il faut déjà évi­ter d’utiliser le terme de média mains­tream qui laisse entendre qu’il y a aurait un bloc de médias offi­ciels qui nous mentent d’un côté et un bloc alter­na­tif qui ten­te­rait de réta­blir la véri­té de l’autre.

Puis, il faut rap­pe­ler que la sphère des médias géné­ra­listes est en réa­li­té com­po­sée d’une plu­ra­li­té de médias aux situa­tions et aux visions très dif­fé­rentes, ils sont tra­ver­sés de logiques de pou­voir variées sui­vant leur finan­ce­ment, leur indé­pen­dance, etc. Donc, déjà, il faut remettre de la com­plexi­té au sein de cet ensemble.

Ensuite, il faut se pen­cher sur cette sphère auto-pro­cla­mée alter­na­tive qui a ceci de per­vers qu’elle pré­tend réta­blir la véri­té alors même que c’est là que se dif­fuse beau­coup de dés­in­for­ma­tion. Du fait de cette pos­ture anti­sys­tème, des stu­pi­di­tés et des dis­cours très pro­blé­ma­tiques pros­pèrent : l’antisémitisme par exemple s’est réin­vi­té grâce à cette confi­gu­ra­tion. Il faut essayer de retrou­ver des repères à tra­vers tout ça. Ain­si, ce n’est pas parce qu’un you­tu­beur a une audience confi­den­tielle qu’il dit for­cé­ment de la merde, mais ce n’est pas parce qu’il se pré­sente comme « alter­na­tif » ou « indé­pen­dant » qu’il dit for­cé­ment la véri­té ! Il faut donc se poser la ques­tion de base : d’où il ou elle parle ? C’est-à-dire d’où il ou elle sort ? Quelle vision du monde il ou elle défend ?

Et ce que je dis à mes étu­diants est valable pour nous aus­si à gauche. La cri­tique sociale a un train de retard. On reste sou­vent dans une cri­tique des médias clas­siques, qui reste évi­dem­ment néces­saire, mais qui n’est plus suf­fi­sante à l’heure actuelle : il faut abso­lu­ment l’ouvrir à cette sphère qui a entre temps gagné beau­coup de ter­rain. Le dan­ger ne vient pas que des gros médias.

Vous avez constaté que les individus qui adhéraient aux thèses complotistes étaient souvent animés par un désir exacerbé de justice et une soif d’éthique. Pour l’éducation populaire et le mouvement social, comment réorienter cette énergie qui peut rejoindre aussi, à certains endroits, celle de la gauche culturelle, qui vise elle aussi à interroger l’existant comme n’allant pas de soi, et à remettre en cause les injustices ?

Le cœur du pro­blème c’est que nous n’arrivons plus à pro­duire une cri­tique pro­gres­siste. Il faut se deman­der com­ment inver­ser la ten­dance. C’est un des gros chan­tiers qui doit être mené dans nos orga­ni­sa­tions. Notre cri­tique anti­ca­pi­ta­liste et anti­fas­ciste de base doit d’une part s’inscrire dans une optique d’émancipation et d’autre part res­ter hos­tile aux forces réac­tion­naires. Or, à l’aune des séquences poli­tiques récentes et du règne de la cri­tique anti­sys­tème, on doit consta­ter que la cri­tique devient trop sou­vent une cri­tique anti­dé­mo­cra­tique et de remise en cause des ins­ti­tu­tions. Les Gilets jaunes par exemple, por­taient une cri­tique, mais le mou­ve­ment était fort gan­gré­né par des réflexes anti­sys­tèmes et a géné­ré énor­mé­ment de conspi­ra­tion­nisme. C’était aus­si très per­cep­tible durant la crise liée au Covid. Si on pou­vait légi­ti­me­ment por­ter une cri­tique au sujet de la ges­tion de la crise, il ne fal­lait par contre pas, à gauche, tom­ber dans l’antivaccisme, une valeur his­to­ri­que­ment anti­no­mique avec notre ADN où méde­cine rime avec pré­ven­tion. Or, c’est ce qui est arrivé.

On doit donc réas­su­mer notre iden­ti­té pro­gres­siste et, dans ce but, se cen­trer sur la ques­tion de l’émancipation. J’en veux à mon camp d’être tom­bé dans des logiques réac­tion­naires et anti­dé­mo­cra­tiques : la défiance ne peut pas être une arme d’émancipation. Il faut donc pro­po­ser une cri­tique qui soit por­teuse d’espoir et de chan­ge­ment de socié­té, qui pro­pose une alter­na­tive face à un dis­cours anti­sys­tème qui n’en pro­pose lui géné­ra­le­ment pas. Mais c’est un chan­tier de longue haleine…

Comment faire sans faire la morale ? Sans être en surplomb ?

Déjà en réa­li­sant que le com­plo­tisme est un mal col­lec­tif et que nous sommes tous impré­gnés par ces logiques com­plo­tistes. C’est le mal de l’époque ! Il ne faut donc pas stig­ma­ti­ser les conspis car cet ima­gi­naire de la défiance nous impacte tous. Au sein de la gauche cultu­relle, le pos­tu­lat, c’est bien sou­vent que c’est à nous d’éduquer les autres. Or, on doit com­men­cer par tra­vailler sur nous-mêmes… Je suis opti­miste car le ter­rain est pro­pice à ça en ce moment : il y a cette volon­té de réflé­chir sur nos propres posi­tion­ne­ments et nos propres dis­cours, mais aus­si ce besoin de se retrou­ver et de lut­ter ensemble. C’est très per­cep­tible et ça donne de l’espoir. À par­tir du moment où on aura remis à jour nos logi­ciels, on pour­ra tra­vailler sur nos dis­cours. Et on pour­ra pro­po­ser des récits et des ani­ma­tions qui apportent des réponses pro­gres­sistes et des issues posi­tives, c’est ça l’enjeu.

Dernise ouvrages parus sur la question

Dans les coulisses du récit complotiste (Inculte, 2018) et L’ère du complotisme (Les petits matins, 2016)

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