Entretien avec Mouna Chouaten

[COVID-19] Soignant·es en lutte : ramener l’humain au cœur des soins

Illustration : Vanya Michel

La crise poli­tique et sani­taire liée à l’épidémie du Covid-19 a révé­lé à quel point le sys­tème de san­té belge avait été affai­bli mesures d’économie après poli­tique d’austérité, ain­si que par l’introduction dans les soins de logiques comp­table et de ren­ta­bi­li­té. Le col­lec­tif La San­té En Lutte, por­té par des soignant·es, s’est orga­ni­sé pour défendre, amé­lio­rer et deman­der le refi­nan­ce­ment du sys­tème de san­té, ain­si que reva­lo­ri­ser leurs métiers. Il nous alerte sur ces dérives depuis près d’un an déjà ; on se sou­vient des Mar­dis des Blouses blanches de juin 2019. Et témoigne de ce qui se passe sur le ter­rain pour rendre concrètes leurs reven­di­ca­tions. Dans quel état les soignant·es sont-ils deux mois après le début de la crise ? Com­ment faire pour retrou­ver un sys­tème de san­té plus effi­cace et sur­tout plus humain ? Com­ment mili­ter au temps du coro­na­vi­rus ? Élé­ments de réponses avec l’une des celles qui tra­vaillent et luttent sur le ter­rain, Mou­na Choua­ten, infir­mière spé­cia­li­sée en bloc opé­ra­toire dans la région de Char­le­roi et membre du collectif.

Plus de 50 jours après le début de cette crise, qu’en est-il du matériel qui manquait cruellement, notamment les protections comme les masques FFP2 ?

Pour ce qui est des moyens de pro­tec­tion, il manque tou­jours et s’équiper cor­rec­te­ment relève plu­tôt de la débrouille. Il faut savoir que dans cer­taines ins­ti­tu­tions hos­pi­ta­lières, du per­son­nel infir­mier a chan­gé de métier puisqu’on a créé des ate­liers de cou­ture où des infir­mier-es fabriquent des masques et des tabliers… Les masques FFP21 dis­po­nibles sont en prin­cipe des­ti­nés en prio­ri­té aux uni­tés de soin cri­tiques, là où la charge virale est la plus impor­tante, comme les uni­tés de soins inten­sifs et les « uni­tés Covid » qui accueillent les patients por­teurs de symp­tômes de la mala­die. Mais ils ne sont pas tou­jours en nombre suf­fi­sant. Les soignant·es en sont géné­ra­le­ment équi­pés, mais doivent donc par­fois se conten­ter de ces masques en tis­sus fabri­qués en interne aux­quels elles rajoutent éven­tuel­le­ment des visières en plexi­glas. En dehors de ces ser­vices liés au Covid, dans les ser­vices dits « Lits propres », les masques manquent très sou­vent. Or, dans ces ser­vices, on peut pour­tant aus­si contrac­ter le Covid-19. Il est ain­si arri­vé que des patients hos­pi­ta­li­sés par exemple pour une opé­ra­tion urgente, qui n’avaient pas de symp­tômes et qui étaient venus pour autre chose que le Covid-19, se mettent à un moment don­né à « chauf­fer ». Et tes­tés, qu’ils s’avèrent por­teurs du nou­veau coro­na­vi­rus. Ils sont alors immé­dia­te­ment trans­fé­rés au ser­vice Covid mais en atten­dant, tout le per­son­nel soi­gnant qui s’en est occu­pé jusque-là, sans masques et pro­tec­tion donc, et qui lui n’est pas tes­té, peut poten­tiel­le­ment l’attraper et le trans­mettre. Il fau­drait donc mettre à dis­po­si­tion des pro­tec­tions pour tout le per­son­nel et tes­ter tous les patients accueillis à l’hôpital et les soi­gnants de tous les ser­vices, mais on ne peut pas le faire faute de matériel…

Pourquoi ces pénuries ? Et comment y avez-vous fait face ?

La cause de ces pénu­ries, c’est le manque de pré­pa­ra­tion de beau­coup d’institutions hos­pi­ta­lières qui n’étaient pas prêtes à venir voir la pre­mière vague de malades. On peut dif­fi­ci­le­ment leur en vou­loir, car elles ont sui­vi en cela les direc­tives de la ministre de la San­té, Mme Mag­gie De Block, dont on se sou­vient qu’elle a tout fait pour mini­mi­ser l’ampleur de cette crise et la dan­ge­ro­si­té du nou­veau coro­na­vi­rus. Cer­tains hôpi­taux ayant flai­ré l’importance de ce qui allait arri­ver, ont déci­dé de pas­ser outre ces direc­tives et se sont heu­reu­se­ment pro­cu­rés le plus de pro­tec­tions pos­sible. Ce qui a per­mis de consti­tuer un stock d’urgence en masque dans lequel l’État a dans un pre­mier temps pu pui­ser, faute d’avoir vou­lu consti­tuer le sien, afin de les répar­tir dans les dif­fé­rents hôpi­taux. Toute la saga autour des masques per­dus, volés, mal adap­tés, pas aux normes qui a sui­vi, a don­né beau­coup de faux espoirs aux soignant·es qui atten­daient du maté­riel effi­cace pour se pro­té­ger et pro­té­ger les patients. Cela a pro­vo­qué décep­tion et ren­for­cé la néces­si­té de devoir nous débrouiller par nous-mêmes. Car si on avait atten­du ce maté­riel de l’extérieur, on n’aurait jamais pu travailler.

On a donc fait comme on pou­vait. Des appels à la popu­la­tion, aux amis, aux voi­sins, priés d’amener le maté­riel dont il dis­po­sait dans les hôpi­taux, ont été lan­cés. Pour les tabliers, on a été jus­qu’à tra­vailler avec de tabliers de bou­cher, ou des tabliers en sac-pou­belle… C’est une débrouille qui a fonc­tion­né en posant des res­tric­tions aux règles d’hygiène élé­men­taires. Par exemple por­ter un masque toute une jour­née entière (on écrit son nom des­sus). Ou encore, il faut savoir que, nor­ma­le­ment, un masque chi­rur­gi­cal ne doit pas être por­té plus de 4 heures. Or, dans cer­tains ser­vices, on les a por­tés deux jours de suite… Résul­tat de cette pré­ca­ri­té dans la pro­tec­tion et ce manque de maté­riel, de nom­breux soignant·es sont tom­bés malades, contaminé·es par le Covid-19. La res­pon­sa­bi­li­té du poli­tique, qui a par exemple déci­dé la des­truc­tion du stock stra­té­gique sans le renou­ve­ler est criante. Aujourd’hui encore, on reste dans une débrouille constante. Les ate­liers de cou­ture n’ont pas fer­mé et les masques FFP2 et chi­rur­gi­caux sont loin d’être four­nis en nombre suf­fi­sant aux soignant·es qui en ont besoin.

Et au niveau du moral du personnel soignant après 50 jours de travail si intense et dans des conditions si précaires ?

Évi­dem­ment beau­coup de fatigue. Phy­si­que­ment, c’est un tra­vail dif­fi­cile qui néces­site une prise en charge lourde. On est au che­vet du patient à réa­li­ser des soins durant une longue période, en ayant très chaud du fait des dif­fé­rentes couches de pro­tec­tions por­tées (uni­forme + plas­tique + masque FFP2 très ser­ré + visière).

Mais c’est éga­le­ment très pesant mora­le­ment. Nous avons fait face à des dif­fi­cul­tés aux­quelles nous n’avions encore jamais été confron­tées qui sont liée à la manière dont les patients meurent du Covid-19, c’est-à-dire seuls. En effet, le patient Covid n’a pas droit aux visites et au sou­tien de ses proches et c’est exclu­si­ve­ment le per­son­nel soi­gnant qui l’accompagne dans le pro­ces­sus, qu’il s’agisse de gué­ri­son ou non. En tant que soi­gnant, on fait certes face à la mort régu­liè­re­ment, mais pas comme ça. C’est quelque chose qui nor­ma­le­ment se pré­pare, prend place dans un pro­ces­sus d’ensemble réunis­sant soi­gnants et proches du patient. Ici, on se retrouve à trans­mettre les der­niers mes­sages d’une fille à son père dans son lit de mort ou à devoir pro­mettre à un fils ou un mari que sa maman ou son épouse gar­de­ra bien son alliance au doigt après sa mort… C’est quelque chose qui repré­sente une charge men­tale très lourde pour les soignant·es.

Avec le déconfinement qui s’amorce, le nombre de patients arrivant dans les hôpitaux pourrait bien exploser. Or, comme vous le soulignez, le personnel soignant est épuisé moralement et physiquement. Des moyens supplémentaires ont-ils été dégagés pour la Santé ?

Actuel­le­ment, les taux d’hospitalisation et de sor­ties s’équilibrent. Il y a de moins en moins de cas de Covid-19. D’ailleurs, des ser­vices Covid ont fer­mé dans cer­tains hôpi­taux. Mais on va ren­trer dans une phase de décon­fi­ne­ment dont ne sait pas ce qu’elle va don­ner… La crainte ici, c’est de voir deux vagues arri­ver. Une deuxième vague Covid d’une part. Et d’autre part, en rai­son des fer­me­tures des ser­vices de consul­ta­tion (sauf pour cas urgents), on s’at­tend à une vague de patients qui ont lais­sé s’aggraver un pro­blème de san­té durant le confi­ne­ment qui aurait pu être réglé s’ils s’étaient pré­sen­tés rapi­de­ment. On a en effet consta­té que la fré­quen­ta­tion des urgences a for­te­ment chu­té. Sans comp­ter les patients dont les opé­ra­tions ont été post­po­sées (les blocs opé­ra­toires étant fer­més), et qu’il va fal­loir redé­ca­ler. Ces dif­fé­rentes vagues risquent de se conju­guer et de faire mal. Aucun moyen sup­plé­men­taire, ni humain, ni maté­riel n’a été annon­cé. On se demande com­ment on va tenir si cela se pro­duit… Et puis, de toute manière, face au peu de ren­trées d’argent de ces der­nières semaines, la logique de ren­ta­bi­li­té à l’œuvre à l’hôpital risque fort d’entrainer des pres­sions et l’obligation pour les soignant·es de mettre les bou­chées doubles pour récu­pé­rer le défi­cit budgétaire.

Si l’arrivée du coronavirus a révélé au grand jour l’ampleur de l’affaiblissement du système de soin de santé, les problèmes sont plus anciens. Comment le collectif La Santé en Lutte est-il né et contre quoi se bat-il ?

Le col­lec­tif La San­té En Lutte a d’abord été actif à Bruxelles pour faire face aux poli­tiques d’austérité et à la pres­sion inte­nable. Il vise à faire entendre la voix du ter­rain dans la socié­té et à don­ner la place à l’expression des tra­vailleur-euses de ter­rain, pour qu’ils puissent crier leur colère, par­ler de leurs expé­riences et de ce qu’ils vivent dans leurs ins­ti­tu­tions. Il faut savoir que dans le sec­teur infir­mier, on avait sou­vent peur de par­ler par peur de repré­sailles. Mais la pres­sion s’est avé­rée telle que la cocotte-minute a vu son cou­vercle sau­ter : à Bruxelles, des cou­ra­geuses ont com­men­cé à le reven­di­quer haut et fort et ont donc ces­sé de souf­frir en silence. Le 3 juin 2019, l’ensemble du per­son­nel du réseau Iris à Bruxelles s’est mobi­li­sé et une AG le 21 juin a abou­ti à la créa­tion de notre col­lec­tif. La San­té En Lutte, ce sont des soignant·es, majo­ri­tai­re­ment des infir­mières et aide-soi­gnantes, rejointes par quelques méde­cins, mais ce sont aus­si toutes celles et ceux qui sont sur le ter­rain : bran­car­diers, kinés, aide-logis­tiques, technicien·nes de sur­face… Avec ce pre­mier mou­ve­ment, on s’est ren­du compte qu’on pou­vait par­ler, qu’on avait le droit de le faire. Les mou­ve­ments se sont mul­ti­pliés. Par exemple « Les mar­dis des blouses blanches » en juin 2019, mais hélas, avec peu de sui­vi média­tique et d’impacts au sein de la population.

Avec la crise du Covid-19, tout ce qui était étouf­fé éclate au grand jour. Et nos reven­di­ca­tions touchent désor­mais énor­mé­ment de gens, qu’ils soient soi­gnants ou non, car ils se recon­naissent dans le sys­tème des soins de san­té. En effet, avec l’irruption de ce coro­na­vi­rus, c’est la Mort qui vient toquer à chaque porte. Les gens se disent : « Si je l’ai, je risque de mou­rir ». Avec les images en pro­ve­nance d’Italie, par­ti­cu­liè­re­ment dures, on s’est dit : voi­là ce qui nous attend. Tout cela a fait que les gens sont deve­nus beau­coup plus sen­sibles à la ques­tion des soins de san­té qu’avant. Leur regard a chan­gé et ils se rendent bien compte qu’il y a un pro­blème qui va même au-delà de la seule struc­ture hos­pi­ta­lière, mais qui se situe à un niveau poli­tique. Beau­coup a donc été mis en lumière : les effets des poli­tiques d’austérité, le fait que ce sont des métiers mal consi­dé­rés, qui ne béné­fi­cient d’aucune recon­nais­sance pro­fes­sion­nel­le­ment ou au niveau sala­rial, que nos reven­di­ca­tions et alertes répé­tées n’ont jamais été enten­dues par notre chère ministre de la San­té, Mag­gie De Block, elle qui a même été jusque dire : « Si les infir­mières se plaignent, c’est qu’elles ont du temps » ! Cette prise de conscience va-t-elle per­sis­ter au-delà de la crise ? L’avenir nous le dira, mais on espère que ça va tenir dans le temps, et que les citoyen·nes réa­lisent qu’ils ont autant leur mot à dire que nous soi­gnants sur notre sys­tème des soins de san­té, finan­cé par leurs impôts et leurs coti­sa­tions. On a en tout cas besoin de tout le monde pour pou­voir faire corps dans ce combat.

Une des solutions pour faire face à des crises sanitaires comme celle du Covid-19, qui vont sans doute se reproduire à l’avenir, et pour renforcer l’hôpital public serait-elle d’embaucher des bras en plus dans la Santé ?

On est en effet, nous sommes en manque d’effectifs sur le ter­rain. Ce n’est même pas La San­té en lutte qui le dit mais un rap­port du KCE (Le Centre fédé­ral d’ex­per­tise des soins de san­té) datant de 2019 et qui a poin­té le fait qu’il fal­lait plus d’infirmier·es par patient, qu’on était arri­vé dans une zone cri­tique. L’OMS éga­le­ment ne fait que répé­ter que des États comme la Bel­gique doivent impé­ra­ti­ve­ment inves­tir dans les sys­tèmes de soin de san­té. Il est indis­pen­sable de refi­nan­cer l’hôpital, d’augmenter les effec­tifs et de reva­lo­ri­ser le métier.

Mais pour autant, je pense que même si on embau­chait mas­si­ve­ment, le pro­blème per­du­re­rait. Car beau­coup de soignant·es quittent régu­liè­re­ment la pro­fes­sion, écœuré·es de la manière dont elle se trans­forme. Des infirmier·es, des diplômé·es il y en a. Mais pour les main­te­nir dans ce tra­vail, il serait néces­saire d’opérer un chan­ge­ment orga­ni­sa­tion­nel au sein des ins­ti­tu­tions de soin qui sont pas­sées au « new public mana­ge­ment », c’est-à-dire à un mana­ge­ment de type indus­triel. Aujourd’hui, on manage des équipes comme celles qui tra­vaillent dans les usines. Les chefs de ser­vice ou les méde­cins sont éva­lués sur leur taux d’activité et pas sur la qua­li­té de leur soin. L’être humain dis­pa­rait com­plè­te­ment, y com­pris de plus en plus dans les soins infir­miers qui pour­tant essayent de ne pas se lais­ser entrai­ner dans ce dis­cours de ren­ta­bi­li­té. Au sein des hôpi­taux, les direc­tions géné­rales ne voient plus des êtres humains ou des patho­lo­gies, mais per­çoivent tout de manière tech­no­cra­tique, en termes de chiffres et d’objectifs à réa­li­ser alors que nous, sur le ter­rain, on tente de conti­nuer à trai­ter de l’humain. Car, rap­pe­lons-le, la méde­cine reste une acti­vi­té qui se réa­lise d’homme à homme ! Il y a donc une frac­ture pro­fonde : ceux d’en haut ne nous com­prennent pas et nous ne com­pre­nons pas leur façon de manager.

L’un de vos slogans, c’est d’ailleurs « Soigner demande du temps, pas de l’argent »…

Je tra­vaille depuis 15 ans. Durant cette période, j’ai vrai­ment pu obser­ver la dété­rio­ra­tion pro­gres­sive de nos condi­tions de tra­vail. On a com­men­cé à tra­vailler à flux ten­du suite aux res­tric­tions bud­gé­taires et aux poli­tiques d’austérité qui étaient der­rière. Le per­son­nel soi­gnant a été pro­gres­si­ve­ment mis sous pres­sion et on doit tra­vailler tou­jours plus avec moins. On doit tou­jours faire vite. Les durées d’hospitalisation dimi­nuent : il faut mettre dehors les patients le plus rapi­de­ment pos­sible… Le jour où un direc­teur infir­mier est des­cen­du nous voir pour nous par­ler de chiffres, de taux d’occupation, de ren­ta­bi­li­té au lieu de dis­cu­ter avec nous de la qua­li­té des soins, j’ai sen­ti que c’était le début de la fin. Pour moi, c’est ter­rible : cela signi­fie qu’on ne va plus vous prendre comme un patient, comme un être humain à soi­gner mais qu’on rentre dans une autre logique : celle d’une rela­tion de ven­deur à client. Rame­ner l’humain au cœur des soins et faire bloc contre ce new mana­ge­ment, c’est quelque chose qui anime La San­té En Lutte. Car si vous faites ce métier, c’est pour soi­gner des gens, pas pour faire du chiffre. En per­dant de vue cette dimen­sion-là, on crée une perte de sens chez le per­son­nel soi­gnant, une démo­ti­va­tion voire un dégoût chez celles et ceux qui croient à ces valeurs : on a juste envie de cla­quer la porte et de faire autre chose ! Moi-même, écœu­rée par cette ten­dance, j’ai repris mes études et je suis en recon­ver­sion. C’est un métier qui pour­tant me passionnait.

La crise du Covid-19 a mis de manière indiscutable en lumière une injustice sociale : les métiers les plus utiles socialement sont les moins bien rémunérés et les moins bien valorisés. Comment faudrait-il s’y prendre pour revaloriser les métiers de soignant·es ?

Une reva­lo­ri­sa­tion du métier pas­se­rait par la recon­nais­sance de ce qu’on est et de notre point de vue, du fait qu’on existe en tant qu’acteur de la san­té à part entière. Durant toute cette crise, on a invi­té sur les pla­teaux de télé­vi­sion des poli­tiques, des épi­dé­mio­lo­gistes, des viro­logues, des méde­cins, mais pas de repré­sen­tants du per­son­nel infir­mier pour s’exprimer et expli­quer ce qu’on est en train de vivre et ce qu’on souhaiterait.

Une prime a été évo­quée, et en gros, le mes­sage c’est : « Mer­ci d’avoir fait votre bou­lot, main­te­nant lâchez-nous ! ». Mais ce n’est pas ça qu’on veut. Nous, on a besoin d’une recon­nais­sance concrète de notre métier, y com­pris de nos études. Ren­dez-vous compte : on a vu des infirmier·es sta­giaires de 4ème année mis par les écoles en ren­fort sur le ter­rain, expo­sés à tous ces dan­gers, et qui n’auront même pas un balle. Ils s’exposent lit­té­ra­le­ment pour rien !

Cette recon­nais­sance semble bien loin­taine comme en témoigne l’Arrêté royal entré en vigueur ce 4 mai, impo­sé par le gou­ver­ne­ment sans concer­ta­tions ni débats, dans le cadre des pou­voirs spé­ciaux, et qui per­met « tem­po­rai­re­ment l’exercice de l’art infir­mier par des pro­fes­sion­nels de soins de san­té non qua­li­fiés ». Non seule­ment on auto­rise la réqui­si­tion du per­son­nel des ser­vices de soins de san­té, peines de pri­son à la clé pour les récalcitrant·es, comme si nous ne nous étions pas mobi­li­sés au maxi­mum de nos forces et de nos pos­si­bi­li­tés ces der­nières semaines, dans des condi­tions pré­caires et au péril par­fois de nos vies. Mais en plus, en créant la pos­si­bi­li­té de faire appel à des pro­fes­sion­nels de soins de san­té, non qua­li­fiés pour cela, d’exercer comme infir­mier, on balaye d’un revers de la main nos quatre années d’étude et de stages, notre exper­tise et notre savoir-faire acquis sur le ter­rain pour réa­li­ser des actes de soin qui requièrent des com­pé­tences pré­cises. Au lieu d’enfin nous recon­naitre, le gou­ver­ne­ment a au contraire déci­dé de dégra­der encore plus notre métier ! Et de mettre en jeu la sécu­ri­té du patient en le confiant à des per­sonnes non qua­li­fiées pour ces soins. Ils sont en train d’essayer de com­bler de manière auto­ri­taire et insen­sée un manque d’effectifs dont ils sont eux-mêmes les responsables.

Une recon­nais­sance doit aus­si bien sûr pas­ser par une reva­lo­ri­sa­tion sala­riale : on preste de longues heures et on s’expose à beau­coup de dan­gers comme celui d’être conta­mi­né – par le Covid-19 comme d’ailleurs par d’autres patho­lo­gies. À ce pro­pos, des soignant·es ont été infec­tés par le coro­na­vi­rus et certain·es en sont mort·es. Or, on n’en a jamais par­lé dans les médias, à la télé­vi­sion. Le dire, tenir un décompte de ces morts à part du nombre total de morts du Covid-19, ce serait aus­si un élé­ment de recon­nais­sance, et le rap­pel que ce per­son­nel de ter­rain risque sa vie. C’est pour­quoi La San­té En Lutte essaye de réper­to­rier l’ensemble des soignant·es qui sont décédé·es au cours de cette crise, pour rendre visible ce phé­no­mène en Bel­gique. Actuel­le­ment, on en est à 8 morts. La der­nière per­sonne en date, c’est Car­men, une infir­mière des soins inten­sifs de 51 ans, qui tra­vaillait dans un hôpi­tal bruxel­lois. On l’a appris par ses col­lègues, sinon, sa mort serait pas­sée tota­le­ment inaper­çue, ce qui nous parait tota­le­ment anormal.

Ce sont des morts qui auraient pu être évitées si ces soignant·es avaient reçues les protections adéquates ?

Cer­tai­ne­ment. C’est clai­re­ment un défaut de moyens sur le ter­rain qui amène aujourd’hui à des conta­mi­na­tions. Mais il y a aus­si la fatigue. Quand vous pres­tez 12 heures par jour pen­dant sept jours, à un moment don­né, vous êtes sur les genoux. Et c’est là que vous pou­vez com­mettre des erreurs qui peuvent vous être fatales : mal reti­rer son masque ou faire un geste à ne pas faire peut suffire.

On entend parfois dire que le système de santé en Belgique a « tenu le coup » pendant la crise. Avec un dernier bilan de plus 8415 morts (au 7 mai 2020) dont près de la moitié en Maison de repos, avec 8 soignants décédés durant cette crise, avec beaucoup de morts évitables, cela peut paraitre étrange…

On a eu des capa­ci­tés, on avait des lits, on n’a glo­ba­le­ment pas été débor­dé pour la simple et bonne rai­son qu’on a lais­sé mou­rir des vieux dans les Mai­son de repos ou chez eux… Les chiffres montrent ain­si que les per­sonnes âgées sont essen­tiel­le­ment mortes dans les Mai­son de Repos et pas à l’hôpital. Et ce, parce qu’on a tout bon­ne­ment sou­vent empê­ché les trans­ferts vers l’hôpital de per­sonnes âgées rési­dant en Mai­sons de repos, comme l’a indi­qué le Dr. Vincent Fre­de­ricq, secré­taire géné­ral de la Fer­ma­bel (La fédé­ra­tion des Mai­sons de repos de Bel­gique). C’est un choix stra­té­gique dû à la peur de voir se répé­ter en Bel­gique la situa­tion obser­vée en Ita­lie : des hôpi­taux débor­dés, des gens dans les cou­loirs, en train d’étouffer assis sur des chaises… Et de fait, en « Uni­tés Covid », c’est-à-dire le lieu de triage où tran­sitent les patients tes­tés posi­tifs avant d’être admis ou non aux soins inten­sifs, beau­coup de per­sonnes âgées de 80 à 90 ans, déjà sous oxy­gène, ont reçu un pal­lia­tif et ont été ren­voyées chez elles. C’est donc un peu hypo­crite de dire qu’on s’en est bien sor­ti. Ça me met en colère, car on a choi­si de déci­der d’un âge au-delà duquel on ne pour­ra plus être soi­gné… Des per­sonnes, même de plus de 80 ans, qui n’étaient pas dans un état géné­ral de san­té tota­le­ment dégra­dé auraient pu être hos­pi­ta­li­sées et gué­rir. On est loin d’avoir tout fait pour les sauver.

Qu’est-ce que vous pensez de certains mots utilisés à votre sujet par les médias ou dans les discours politiques. Par exemple le vocabulaire militaire (soignants comme « soldats en première ligne » d’un combat contre le coronavirus) ? Ces mots ne suggèrent-ils pas de manière perverse qu’on pourrait vous sacrifier, que vous devriez faire preuve de discipline et aller au front sans vous plaindre ?

C’est vrai qu’en rai­son du manque de maté­riel de pro­tec­tion ou de tests, on peut se sen­tir envoyé comme de la chair à canon, sauf qu’on ne va pas au front mais qu’on va aux soins. On part soi­gner les gens. Je ne suis ni un sol­dat, ni une guer­rière, ni une héroïne, je suis une soi­gnante. Il y a un déca­lage entre les gens d’en haut qui disent « vous êtes nos héros, vous allez nous sau­ver, vous nos braves sol­dats » et ceux qui sont sur le ter­rain, les soi­gnants, et dont en fait, ça fait par­tie du métier que de ris­quer d’attraper les mala­dies des patients. C’est un peu de la mani­pu­la­tion car pour le Covid-19, c’est sur­tout dû au fait qu’on avait, et qu’on n’a tou­jours pas, les moyens de se pro­té­ger et de s’occuper d’autant de patients. Mais en aucun cas ça ne fait de moi une héroïne.

D’autant que les termes de héros et d’héroïnes renvoient à des surhommes, qui sont censés supporter des épreuves inhumaines sans se plaindre et encore moins de demander des augmentations de salaires ou de meilleures conditions de travail…

Et les héros sont aus­si ceux qui réus­sissent, comme dans les films amé­ri­cains, à sau­ver la situa­tion mal­gré les dif­fi­cul­tés. Nous on ne sauve pas for­cé­ment, il y a des gens qui meurent, et cette qua­li­fi­ca­tion de « héros » risque dès lors de culpa­bi­li­ser les soignant-es.

Un autre de vos slogans, c’est « Maintenant on soigne, après nous règlerons nos comptes ». Le souci, c’est que l’après tarde à venir puisqu’on est parti pour une crise de long terme. On ne sait par exemple pas encore quand on pourra sortir dans la rue et se réunir en nombre important pour manifester. Qu’est-ce qu’il est possible de faire dès aujourd’hui ? Comment militer par temps de coronavirus ?

Au sein de La San­té En Lutte, on se réunit par vidéo­con­fé­rence. On publie des cartes blanches régu­liè­re­ment. On dénonce des situa­tions de ter­rain. Notre page Face­book nous per­met de faire cir­cu­ler des infor­ma­tions aux 18 000 per­sonnes qui nous suivent et à dif­fu­ser des témoi­gnages de ter­rain. Beau­coup de soignant·es nous envoient des pho­tos d’eux et d’elles avec des slo­gans et ça crée de l’émulation. Le but, c’est d’être visible, de ne rien lâcher main­te­nant pour être suf­fi­sam­ment ren­for­cés et ensemble pour orga­ni­ser l’après. Main­te­nant, dif­fi­cile aujourd’hui de dire com­ment on fera à ce moment-là… On sait que tous les fes­ti­vals sont annu­lés jusqu’au mois d’août. Est-ce qu’on pour­ra faire la Grande mani­fes­ta­tion de la san­té qu’on a pré­vue le 13 sep­tembre ? On craint par­fois que les poli­tiques repoussent la pos­si­bi­li­té de mani­fes­ter dans le seul but de refroi­dir la mar­mite, d’attendre que les gens se passent à autre chose. Mais même s’ils font ça, on trou­ve­ra autre chose, on ne lâche­ra rien. Les colères pas­sées accu­mu­lées, notre aban­don par les pou­voirs publics, se sont ajou­tées à la crise actuelle qui a mis à jour le manque de consi­dé­ra­tion qu’ils ont vis-à-vis de nous.

Cette colère traverse aussi beaucoup de citoyen·nes, comment peuvent-ils vous aider au-delà des applaudissements à 20 heures dont on se rend bien compte qu’ils ont peu de portée politique ?

Je pense que les citoyen·nes ont besoin de ces applau­dis­se­ments aujourd’hui, mais nous, on a sur­tout besoin que les citoyen·nes soient avec nous après ! C’est-à-dire qu’ils prennent conscience que ce qui se joue et que ce pour quoi on se bat à La San­té En Lutte — la lutte contre l’austérité, la reva­lo­ri­sa­tion de nos métiers, l’amélioration de nos condi­tions de tra­vail et notre salaire etc. — c’est eux que ça concerne au pre­mier chef. Tout le monde est en effet sus­cep­tible de se retrou­ver un jour dans un lit d’hôpital. Quand ça arrive, vous n’avez pas d’autre choix que de faire confiance au per­son­nel soi­gnant. Si on doit vous endor­mir en salle d’op, que pré­fé­rez-vous ? Avoir à faire à des infir­mières contentes d’être là et qui tra­vaillent dans de bonnes condi­tions de tra­vail ou à des infir­mières ten­dues et épui­sées se diri­geant droit vers le burnout ?

Le gou­ver­ne­ment impose une poli­tique d’austérité depuis des années et donc des res­tric­tions bud­gé­taires aux direc­tions d’hôpitaux. Ces ins­ti­tu­tions de soin ont donc chan­gé leur mana­ge­ment parce que les poli­tiques ont impo­sé ces res­tric­tions bud­gé­taires : il faut faire plus avec moins, il faut de la ren­ta­bi­li­té car nos hôpi­taux sont moins finan­cés… Et fina­le­ment, ça abou­tit à stres­ser l’infirmier·re de ter­rain et lui rendre qua­si-impos­sible la pos­si­bi­li­té de faire du bon bou­lot. Il faut donc chan­ger la poli­tique en cours et redi­ri­ger les prio­ri­tés, lut­ter contre ces logiques qui créent bur­nout et mal-être dans les équipes soi­gnantes et qui empêchent les patients de rece­voir des soins de qua­li­té. Le pire, ce serait que les poli­tiques ne tirent pas de leçons de cette crise qui a mis chaque pays face à ses fai­blesses et face à ses man­que­ments. Espé­rons qu’on arrive à mettre autour de la table tous les acteurs de la san­té publique, tant des cher­cheurs, des experts, des poli­tiques que des soi­gnants de ter­rain pour éla­bo­rer ensemble un meilleur sys­tème de soin et pour être prêt si ça devait de nou­veau arriver.

  1. Contrai­re­ment aux masques en tis­sus et aux masques chi­rur­gi­caux qui ne font qu’empêcher la pro­jec­tion par le por­teur de sécré­tion par voies aériennes, le masque FFP2 garan­tit le por­teur contre un risque d’inhalation d’agents infec­tieux par voies aériennes. Il est donc essen­tiel en milieu de soin. NDLR

Site de La Santé en lutte : https://lasanteenlutte.org

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