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Temp de travail 2.0

Illustration : Christian Wad (Everyday Objects) CC BY 2.0

On peut défi­nir le temps de tra­vail comme le temps pen­dant lequel le tra­vailleur est à la dis­po­si­tion de son employeur. Le cal­cul du temps de tra­vail fait l’objet depuis la révo­lu­tion indus­trielle d’un éter­nel com­bat entre l’employeur qui cherche à dimi­nuer son coût pour une même quan­ti­té de pro­duc­tion et le tra­vailleur qui sou­haite en aug­men­ter la valeur mar­chande. Dans l’histoire indus­trielle, le temps de tra­vail a connu des phases de dimi­nu­tion suc­ces­sives, la réduc­tion la plus emblé­ma­tique fut celle de la jour­née de 8 heures reven­di­quée par les orga­ni­sa­tions syn­di­cales dès la fin du 19e siècle. Aujourd’hui, force est de consta­ter que le temps de tra­vail a ten­dance à aug­men­ter en rai­son de l’estompement de la fron­tière entre le temps de tra­vail et le temps pri­vé. Plu­sieurs fac­teurs expliquent cette dis­so­lu­tion dont les consé­quences sont direc­te­ment obser­vables dans nos pra­tiques et dans l’augmentation de cer­taines patho­lo­gies professionnelles.

NAISSANCE DU TEMPS PRIVÉ

A‑t-on tou­jours eu un temps pri­vé ? La réponse n’est pas tran­chée. Avant la révo­lu­tion indus­trielle et l’avènement du sala­riat, les tra­vailleurs exer­çaient bien sou­vent leur acti­vi­té éco­no­mique à domi­cile. Le temps de tra­vail était dès lors mélan­gé au temps pri­vé en fonc­tion des heures, des sai­sons et de l’activité menée, et celui-ci pre­nait plus ou moins de place dans la jour­née de l’individu. L’imbrication des temps était alors éga­le­ment liée à l’imbrication des lieux, puisque l’artisan pos­sé­dait la plu­part du temps son ate­lier à domi­cile et sou­vent même dans la pièce familiale.

Néan­moins, les acti­vi­tés agri­coles ou arti­sa­nales de l’époque étaient carac­té­ri­sées par un lien éco­no­mique réel entre le prix du tra­vail et le prix du pro­duit fini. Comme l’explique Gilles Pro­no­vost dans son ouvrage Socio­lo­gie du temps1, il y a une dis­tinc­tion très nette entre le tra­vail mesu­ré par la tâche comme c’était le cas dans la socié­té tra­di­tion­nelle et le tra­vail mesu­ré par le temps où la valeur cru­ciale n’est plus la tâche mais devient la durée néces­saire à sa réalisation.

Le temps libre ou temps pri­vé appa­raît comme un temps à part entière au 19e siècle, lorsque l’industrialisation et la méca­ni­sa­tion des pro­duc­tions imposent aux tra­vailleurs sala­riés de res­pec­ter des tem­po­ra­li­tés dic­tées par la chaîne de pro­duc­tion. La scis­sion peut être qua­li­fiée de vio­lente et ne se réa­lise pas sans heurts. Les employeurs peinent à faire tour­ner leurs usines à plein régime car les tra­vailleurs se sou­mettent dif­fi­ci­le­ment à ce nou­veau dic­tat. Il fau­dra plus d’un siècle pour voir un chan­ge­ment de men­ta­li­té s’opérer réel­le­ment chez les sala­riés. Et plus ils se sou­met­taient au temps de pro­duc­tion, plus les reven­di­ca­tions et ten­ta­tives directes ou indi­rectes de récu­pé­rer du temps pri­vé augmentaient.

LA POROSITÉ DES FRONTIÈRES

Évo­quer les fron­tières entre temps de tra­vail et temps pri­vé, c’est mettre le doigt sur la poro­si­té qui les caractérise.

Cette poro­si­té n’est pas une réa­li­té iden­tique chez tous les tra­vailleurs. En fonc­tion de leur niveau de res­pon­sa­bi­li­té, la poro­si­té sera plus ou moins accep­tée par ces der­niers et par leurs employeurs. Les cadres sont la classe de tra­vailleurs chez qui la pra­tique est la plus pré­sente dans ses deux sens bien que, les incur­sions du pri­vé dans le pro­fes­sion­nel soient tou­jours plus cadrées que l’inverse. Le sexe et la struc­ture fami­liale influencent aus­si la ges­tion des poro­si­tés, cer­taines femmes avec enfants pri­vi­lé­gient la poro­si­té dans les deux sens car elles y voient une manière d’allier les obli­ga­tions de ces deux sphères. Pou­voir contac­ter les enfants pen­dant les heures de tra­vail et en contre­par­tie, pro­lon­ger si néces­saire leur jour­née le soir à la mai­son plu­tôt que sur le lieu de travail.

Même si les débor­de­ments sont pré­sents dans les deux sens, il faut noter qu’ils res­tent dans la plu­part du temps pros­crits dans la sphère pro­fes­sion­nelle alors que direc­te­ment ou non, ils sont encou­ra­gés par l’employeur et sou­te­nus par le légis­la­teur dans la sphère pri­vée. Face à ce der­nier phé­no­mène, les orga­ni­sa­tions syn­di­cales se sont lar­ge­ment pro­non­cées en faveur d’une légis­la­tion plus réa­liste faute de quoi, il faut craindre de voir cette pra­tique se bana­li­ser sans que le tra­vailleur ne béné­fi­cie de pro­tec­tions vis-à-vis de son employeur.2

L’INFLUENCE DES TIC

Un fac­teur-clé de cet estom­pe­ment de la fron­tière du temps pri­vé est sans nul doute l’émergence des TIC3 dans le monde pro­fes­sion­nel. Sans adhé­rer à la thèse du déter­mi­nisme tech­no­lo­gique, selon laquelle les TIC ont à elles seules trans­for­mé le monde du tra­vail, il est clair qu’elles sont de puis­sants leviers pour des tech­niques mana­gé­riales axées sur la flexi­bi­li­té des modes de pro­duc­tion et des travailleurs.

Les TIC et plus récem­ment toutes les tech­no­lo­gies mobiles qui les com­posent ont joué un rôle majeur dans la déma­té­ria­li­sa­tion du lieu de tra­vail. Pour beau­coup de tra­vailleurs dont l’ordinateur est l’outil de tra­vail prin­ci­pal, le lieu de tra­vail peut aujourd’hui être mobile, à condi­tion d’être équi­pé d’un ordi­na­teur por­table et d’une connexion inter­net. Cette capa­ci­té à tra­vailler à dis­tance et hors de temps habi­tuel­le­ment réser­vé au tra­vail a lar­ge­ment favo­ri­sé l’exercice du télé­tra­vail, for­mel ou non, chez de nom­breux tra­vailleurs. Encore une fois, l’arrivée des ordi­na­teurs por­tables ne peut être poin­tée du doigt sans prendre en consi­dé­ra­tion l’intensification et la den­si­fi­ca­tion du temps de tra­vail qui poussent les tra­vailleurs à mul­ti­plier les incur­sions du temps de tra­vail dans le temps privé.

L’intensification cor­res­pond à une double pres­sion opé­rée sur le tra­vailleur. D’une part, comme sala­rié, il subit la pres­sion du temps de pro­duc­tion à laquelle il doit se sou­mettre. D’autre part, il est sou­mis aux impé­ra­tifs du mar­ché et des clients qui modi­fient en temps réel, via les tech­no­lo­gies de réseau, les quan­ti­tés et les délais aux­quels il doit répondre. La dis­po­ni­bi­li­té et la réac­ti­vi­té deman­dées aux tra­vailleurs est sans fin, c’est l’avènement de la pro­duc­tion just in time. Cette contrainte indus­trielle tend mal­heu­reu­se­ment à se géné­ra­li­ser à tous les sec­teurs du monde pro­fes­sion­nel, la rela­tion de tra­vail dis­pa­raît au pro­fit d’une rela­tion de ser­vice où la dis­po­ni­bi­li­té est plus valo­ri­sée que le temps de tra­vail réel. L’atout du tra­vailleur n’est pas ses com­pé­tences ou sa capa­ci­té à effec­tuer une tâche mais sa capa­ci­té à répondre aux demandes des clients et de l’employeur dans un temps tou­jours plus court sou­vent en empié­tant sur son temps privé.

La den­si­fi­ca­tion rend le tra­vail tou­jours plus pré­gnant en rédui­sant les pauses et périodes d’accalmie dans la jour­née de tra­vail. Via le smart­phone, le tra­vailleur peur véri­fier ses e‑mails pen­dant son tra­jet en train le matin ou pen­dant sa pause de midi. Ce n’est pas le temps de tra­vail qui aug­mente mais le nombre de tâches effec­tuées pour un même temps donné.

VERS UN TRAVAILLEUR HYPERCONNECTÉ

Com­bi­nez inten­si­fi­ca­tion du tra­vail, den­si­fi­ca­tion et TIC et vous obte­nez un tra­vailleur hyper­con­nec­té. Au tra­vail via son ordi­na­teur et son télé­phone por­table, dans les trans­ports via son smart­phone ou son kit main libre, à la mai­son via son ordi­na­teur por­table ou sa tablette, le tra­vailleur peut res­ter connec­té au tra­vail et se lais­ser empié­ter sur son temps pri­vé. Loin d’être une pra­tique mar­gi­nale, cette connexion per­ma­nente est encou­ra­gée de dif­fé­rentes manières.

Les auto­ri­tés ont légi­fé­ré pour cadrer le télé­tra­vail lorsqu’il est effec­tué de manière for­melle un ou plu­sieurs jours par semaine4. Cette loi, trans­po­si­tion d’une direc­tive euro­péenne ne concerne qu’une part infime du télé­tra­vail car la plu­part du temps, le télé­tra­vail prend la forme de débor­de­ment le soir ou le wee­kend et ne fait l’objet d’aucune conven­tion offi­cielle. L’absence d’une légis­la­tion plus en phase avec les pra­tiques pro­fes­sion­nelles réelles est une porte ouverte aux excès. Même si d’autres pays euro­péens sont plus avan­cés en la matière. Ain­si, en Alle­magne plu­sieurs grands groupes indus­triels ont, sous la pres­sion des syn­di­cats, mis en place des sys­tèmes qui garan­tissent la décon­nexion par exemple en cou­pant les ser­veurs en dehors des heures de travail.

Les employeurs favo­risent éga­le­ment cette pra­tique en four­nis­sant tel un avan­tage en nature, ordi­na­teur por­table, smart­phone et abon­ne­ment télé­pho­nique. Ces avan­tages en nature sont non seule­ment des formes de salaires indi­rects — et donc moins sou­mis à l’impôt — mais ils per­mettent aus­si de main­te­nir la rela­tion de tra­vail en dehors des lieux et temps de tra­vail habi­tuel. Si le tra­vailleur n’est pas offi­ciel­le­ment obli­gé de répondre à ses cour­riers élec­tro­niques ou à son télé­phone, une étude de la FGTB sur le bien-être réa­li­sée en 20135 révèle que 60 % des son­dés disent res­sen­tir le besoin de véri­fier l’arrivée de nou­veaux e‑mails sur leurs appa­reils pro­fes­sion­nels constam­ment ou de temps en temps. Le maté­riel est four­ni par l’employeur, les nou­velles orga­ni­sa­tions du tra­vail créent ensuite les condi­tions d’une véri­table aliénation.

Deux consé­quences de cette alié­na­tion, l’une concerne le tra­vailleur lui-même et l’autre la rela­tion de tra­vail au sens large. Pour le tra­vailleur, qui voit le temps pri­vé se confondre entiè­re­ment avec le temps de tra­vail, le risque de troubles psy­cho­lo­giques comme le bur­nout est réel. Les récents chan­ge­ments de la loi sur le bien-être au tra­vail dans laquelle le bur­nout prend une place pré­pon­dé­rante en est une mani­fes­ta­tion. Pour la rela­tion de tra­vail, le chan­ge­ment est plus insi­dieux mais pas moins dévas­ta­teur. En rom­pant le lien his­to­rique entre temps de tra­vail et rému­né­ra­tion, les nou­velles orga­ni­sa­tions du tra­vail basées sur la dis­po­ni­bi­li­té du tra­vailleur déma­té­ria­lisent la fron­tière entre temps de tra­vail et temps hors tra­vail. Le tra­vailleur est alors contrô­lé sur ses résul­tats et non plus sur le temps qu’il met à dis­po­si­tion de son employeur. Or, contrai­re­ment au temps de tra­vail, il n’y a pas de limite légale aux impé­ra­tifs de résul­tats qui peuvent être très éle­vés (voire inatteignables).

Tra­vailleur par­tout, tra­vailleur tout le temps, fina­le­ment on est en droit de se deman­der que reste-t-il du temps privé ?

  1. G.PRONOVOST, Socio­lo­gie du temps, Édi­tions De Boeck Uni­ver­si­té, 1996
  2. C. Lam­brechts, Une loi pour en finir avec les mails et les sms pro­fes­sion­nels après le bou­lot ?¸ La Libre Bel­gique en ligne, 5 décembre 2013
  3. TIC est l’abréviation de Tech­no­lo­gies de l’Information de la Com­mu­ni­ca­tion, elle ren­voie tant aux sup­ports phy­siques de com­mu­ni­ca­tion comme les ordi­na­teurs por­tables, les smart­phones ou les tablettes qu’aux usages que nous en fai­sons comme le cour­rier élec­tro­nique ou la bureautique.
  4. Ser­vice Public Fédé­ral Emploi, Tra­vail Et Concer­ta­tion Sociale Conven­tion, 2006, Arrê­té royal ren­dant obli­ga­toire la Col­lec­tive de tra­vail n° 85 du 9 novembre 2005 concer­nant le télé­tra­vail, Moni­teur Belge du 13 juin 2006
  5. FGTB, Bien-être au tra­vail ou tech­nos­tress : une enquête de la FGTB, [docu­ment interne], 2013


Sarah de Liamchine est responsable de la Cellule d’analyses syndicales à la CGSP wallonne